Les haredim et l’enrôlement dans Tsahal
par Peggy Cidor
Journaliste au quotidien The Jerusalem Post et au magazine The Jerusalem Report, Peggy Cidor est une spécialiste des communautés orthodoxes d’Israël. Elle vit à Jérusalem.
Le changement le plus radical dans la question de l’enrôlement des étudiants des yéshivot dans Tsahal devait se produire début juillet. À la suite d’une décision de la Cour suprême d’Israël, Tsahal a envoyé à environ un millier de jeunes ultraorthodoxes des ordres de conscription, pour qu’ils se présentent à la base centrale d’enrôlement, à Tel Hashomer, les 4 et 5 juillet.
Cette décision s’est finalement soldée par un échec majeur : seulement quarante-huit jeunes ultraorthodoxes se sont présentés.
Parallèlement, des milliers d’ultraorthodoxes opposés à la conscription ont protesté bruyamment dans les rues de Jérusalem et autour du bureau de recrutement de Tsahal, scandant qu’ils préféraient mourir plutôt que de s’enrôler dans l’armée et bloquant la circulation pendant de longues heures.
« Vous vouliez créer un État? C’est votre problème, ça ne nous regarde pas. Pour nous, ce pays est juste un pays, nous n’avons aucune obligation. Si vous avez besoin de soldats pour vos guerres, débrouillez-vous », a déclaré avec une certaine bravade un jeune homme ultraorthodoxe devant les caméras des médias israéliens.
Avracha, 23 ans : « Je ne m’attendais pas à cela. La Torah est le centre de ma vie. »
Un autre jeune ultraorthodoxe n’a pas exclu la possibilité de porter l’uniforme de Tsahal : « S’il existe une unité adaptée au style de vie ultraorthodoxe, je m’enrôlerai. »
Chaim, 23 ans, travaille quelques heures par jour parallèlement à ses études en yéshiva, ce qui a apparemment conduit l’armée israélienne à déterminer qu’il serait parmi les premiers recrutés.
« Recevoir cet ordre a été surprenant. Je ne m’y attendais pas. Je me sens confus et inquiet. La Torah est au centre de ma vie et je ne me vois pas quitter la yéshiva de sitôt, et certainement pas pour m’enrôler dans l’armée. »
Le 11 août dernier, la conseillère juridique du gouvernement, Gali Baharav-Miara, a ordonné au ministre du Travail, Yoav Ben-Tzur, de réduire le financement des garderies pour les enfants des ultraorthodoxes qui refusent de se soumettre à la conscription militaire.
Selon les données du ministère des Finances, au cours de l’année scolaire 2023, environ 10 000 jeunes enfants dont les pères sont définis comme « conscriptables » ont fréquenté une garderie subventionnée. Coût total pour l’État : environ 200 millions de shekels.
Qu’est-ce qui explique un changement aussi radical au chapitre du recrutement des étudiants de yéchiva, alors que leur statut d’exemption du service militaire tant qu’ils étudient est en vigueur depuis la création de l’État d’Israël?
Dans le contexte difficile de la guerre et de la mobilisation de toutes les forces, cette question, qui est depuis longtemps l’objet d’une profonde dissension entre les partis d’opposition et le gouvernement Netanyahou, a pris une tournure brutale.
À la suite de ce que le Mouvement pour la qualité du gouvernement et le Forum du bouclier de défense d’Israël considèrent comme le non-respect par Tsahal de la décision de la Cour suprême du 25 juin 2024, qui a statué qu’il n’y avait aucune base légale pour éviter le recrutement des jeunes ultraorthodoxes, celle-ci exigea une ordonnance du ministère de la Défense et de Tsahal pour recruter immédiatement les 63 000 étudiants de yéshiva qui auraient dû être enrôlés conformément à la loi sur le service de la défense nationale.
Neuf juges de la Cour suprême ont avalisé à l’unanimité cette ordonnance, soulignant qu’en l’absence de tout cadre juridique de la Knesset pour traiter cette question, il y avait un besoin urgent de prendre une décision pratique, ajoutant que le financement des yéshivas serait interrompu immédiatement.
Le président du parti ultraorthodoxe Yahadut HaTora, le député Moshe Gafni, a déclaré à l’annonce de ce verdict : « Il n’y a jamais eu une décision de la Cour suprême en faveur des étudiants de yéshiva et dans l’intérêt des ultraorthodoxes. Il n’y a pas un seul juge dans cette cour qui comprenne la valeur de l’étude de la Torah et sa contribution au peuple d’Israël dans toutes les générations. »
Le Rabbin ultraorthodoxe Bezalel Cohen, qui encourage les étudiants de yéshiva à s’enrôler dans Tsahal, explique que ces déclarations traduisent bien l’état d’esprit dominant dans les communautés ultraorthodoxes.
« Un nombre croissant de jeunes haredim souhaitent s’enrôler dans Tsahal et aussi étudier et gagner leur vie, mais le système actuel ne le permet pas. Dans la société ultraorthodoxe, tout dépend des rabbins et de la communauté. Sans leur bénédiction, il est impossible de quitter la yéshiva pour servir sous les drapeaux. »
Mais suite à la catastrophe du 7 octobre 2023 et des déclarations de Tsahal selon lesquelles il y aurait un manque de soldats pour répondre aux besoins de sécurité de l’État d’Israël, la question du recrutement des jeunes ultraorthodoxes est redevenue un sujet brûlant.
Le projet de loi en cours suscite des émotions de tous les bords de l’échiquier politique, sujet aux débats entre les représentants des ultraorthodoxes à la Knesset et les représentants des laïcs et des membres du sionisme religieux, dont les fils et filles ont été mobilisés et se battent depuis plusieurs mois à Gaza.
« La principale tension est évidemment dans le grand public. Pour de plus en plus d’Israéliens, il est difficile de comprendre comment il est possible que des jeunes sacrifient leur vie alors que d’autres de leur âge ne servent pas dans l’armée », ajoute le Rabbin Bezalel Cohen.
Quelques points de repère historiques. En 1951, le premier ministre David Ben Gourion décida d’exempter du service militaire les étudiants des yéshivot. L’objectif initial était d’accorder une exemption à 400 étudiants, l’Holocauste avait vidé le monde des yéshivot.
En 1977, Menachem Begin, voulant former une coalition avec les partis ultraorthodoxe, abolit la limite de 400 étudiants par an et exempta tous les jeunes ultraorthodoxes de conscription.
Six décennies plus tard, le nombre de bénéficiaires de cette exemption a été multiplié par plus de 100, rendant la question du recrutement des ultraorthodoxes un sujet politique et social brûlant.
Objectif de Tsahal : enrôler 4 800 ultraorthodoxes d’ici la fin de l’année.
Une étude menée par l’Institut israélien de la démocratie a révélé qu’un quart des jeunes ultraorthodoxes souhaitent s’enrôler dans Tsahal. Mais il existe un écart considérable entre le désir de s’enrôler et la planification pratique du recrutement – qui jusqu’ici n’est que d’environ 10 %.
L’examen des motifs qui poussent des jeunes ultraorthodoxes à s’enrôler dans l’armée israélienne a révélé trois types de motivation : 1- Le désir de contribuer à l’État; 2 – La motivation personnelle (désir d’acquérir une profession); 3 – La motivation civique (la perception du service militaire comme un devoir civique).
Les motivations négatives sont principalement religieuses et autoritaires (peur de la réaction des rabbins), sociales (peur de l’ostracisme social) et personnelles (peur de ne pas tenir sur le plan moral).
Pourtant, depuis de nombreuses années, la Knesset, le gouvernement et Tsahal planifient des mécanismes censés intégrer les jeunes ultraorthodoxes dans l’armée, et par la suite sur le marché du travail, mais les résultats sur le terrain sont encore loin de répondre aux besoins de Tsahal et encore moins aux attentes de l’opinion publique israélienne.
La création d’unités spéciales pour les jeunes ultraorthodoxes, comme « Netzah Israël », n’a résolu que partiellement le problème, puisque la plupart des recrues de ces unités sont des jeunes qui étaient sur le point de quitter la yéshiva, et même parfois la société ultraorthodoxe.
Après les massacres du 7 octobre et le début de la guerre des « Épées de Fer », des dizaines d’ultraorthodoxes se sont spontanément mobilisés, ce qui a suscité la sympathie du public. Mais, en fin de compte, il s’agissait d’un nombre relativement faible : environ 400 recrues au total.
La création d’unités, complètement séparées, où il n’y aura pas de femmes, où les nouvelles recrues pourront étudier la Torah quelques heures par jour et auront droit à une casherout ultraorthodoxe, pourrait être une solution acceptable, mais pas pour tous les courants de la société ultraorthodoxe. Ces unités ne sont pas encore établies et il est peu probable qu’elles le soient bientôt alors que Tsahal se bat sur trois fronts.
L’atmosphère s’est tendue davantage lorsque le Grand Rabbin sépharade d’Israël sortant, Itzhak Yosef (fils du Grand Rabbin feu Ovadia Yossef), a annoncé qu’une conscription de force des ultraorthodoxes les contraindrait à quitter le pays. Un autre groupe ultraorthodoxe, la « Faction de Jérusalem », constitué d’environ 15 000 personnes, qui manifeste violemment et défend une position extrême, a déclaré : « Nous préférons mourir plutôt que de nous enrôler dans l’armée, dans n’importe quelle situation et quelles que soient les conditions. »
Entretemps, la méfiance est montée entre les rabbins sépharades et les rabbins ashkénazes lorsque les premiers ont exprimé, dans des formulations modérées jusqu’ici, leur crainte qu’à terme, n’ayant plus de marge pour éviter complètement la conscription, les seconds ne décident de « sacrifier » les étudiants sépharades et de fixer un quota de recrues, qui seraient toutes issues des rangs des étudiants sépharades. Pour le moment, les deux courants agissent ensemble, mais la méfiance règne.
Depuis les premières années de l’État d’Israël, le recrutement, ou plus exactement le non-recrutement des jeunes ultraorthodoxes, est l’un des grands défis de la société israélienne.