« Le 7 octobre 2023 constitue une rupture dans l’histoire moderne d’Israël »
par Elias Levy
Professeur de science politique à l’Open University d’Israël, Denis Charbit est un spécialiste reconnu de l’histoire du sionisme et d’Israël.
Son dernier ouvrage, Israël, l’impossible État normal, vient de paraître chez Calmann-Lévy dans la collection mythique « Diaspora » qui renaît à cette occasion.
Il nous a livré son regard sur la société israélienne depuis le 7 octobre 2023 et son analyse des enjeux de la guerre à Gaza. Entrevue réalisée le 8 août.
La société israélienne parviendra-t-elle à surmonter le traumatisme collectif qu’elle a vécu le 7 octobre?
Le 7 octobre constitue une rupture dans l’histoire moderne d’Israël. Il y aura pour les contemporains du massacre un « avant » et un « après ». C’est ce que ressentent les Israéliens, toutes tendances confondues, ce qui ne veut pas dire qu’ils ont tous changé de conviction et qu’ils ont été transformés par l’événement. Le traumatisme est profond, mais il n’est pas de la même nature que celui qu’avaient suscité les massacres perpétrés par le Hamas lors de cette journée noire. Entretemps, l’armée israélienne a réagi très fermement à cette attaque abominable, mais en dépit des nombreux succès tactiques enregistrés depuis octobre 2023, les Israéliens sont confrontés à un phénomène rare dans l’histoire du conflit : une guerre d’usure. Les autorités militaires avaient escompté un an, elles ne se sont guère trompées, mais nul en Israël ne croyait à une guerre aussi longue, d’autant qu’il est question maintenant d’une escalade inévitable avec le Hezbollah et avec le régime iranien. Par rapport au calendrier politique intérieur, ce n’est guère mieux car Netanyahou voudrait sortir de cette guerre, sinon avec une victoire totale, du moins avec un fait d’armes qui en signerait la fin, telle la capture du chef du Hamas, Yahya Sinwar. Ce sera peut-être déjà accompli lorsque paraîtront ces lignes, mais on en a aussi bien pour six mois de plus.
Les Israéliens ne cessent d’entendre qu’ils sont les plus forts et les plus moraux, que Tsahal est capable d’accomplir des opérations militaires prodigieuses – l’assassinat du leader du Hamas, Ismaël Haniyeh, en plein cœur de Téhéran, l’élimination du chef de la branche armée de cette organisation islamiste, Mohammed Deif, le sauvetage de quatre otages… –, mais l’accumulation de ces exploits militaires ne fait pas pour autant une victoire totale : la capitulation du Hamas. Celui-ci est considérablement affaibli, il n’est pas « éradiqué », comme l’avaient promis le premier Ministre, le ministre de la Défense et le chef d’état-major.
Presque un an après le début de la guerre à Gaza, une majorité d’Israéliens semble appuyer le gouvernement Netanyahou dans sa conduite de celle-ci.
Oui. Il n’y a quasiment aucune critique sur la conduite de cette guerre, à l’exception de celles que publie le quotidien de gauche Haaretz. Critiquer la conduite de la guerre est perçu comme une critique des soldats de Tsahal. Le dilemme autour des otages est la seule ligne apparente d’opposition. Cette question douloureuse est une arête dans la gorge des Israéliens. Force est de constater que le mouvement de soutien aux familles des otages s’essoufle. Netanyahou a réussi à faire admettre que la poursuite de la guerre a priorité sur la libération des otages. Le temps a joué en sa faveur. Les familles ont perdu la bataille, bien que les négociations pour les libérer ne soient pas terminées. Netanyahou estime qu’il reste peu d’otages vivants, c’est pourquoi il n’est pas nécessaire de parvenir à un accord. Sauver une âme est une valeur juive qui n’a guère inspiré le gouvernement pourtant composé de quatre partis religieux. On ne pourra jamais prouver que s’il avait signé un accord plus tôt, une centaine d’otages seraient revenus vivants. Cependant, le débat sur le temps opportun pour signer un accord exacerbera longtemps les passions. La colère contre Netanyahou sera décuplée si au lieu de libérer des otages on ne récupère que des cercueils.
Le gouvernement Netanyahou a-t-il un plan pour l’après-Gaza?
Non, il n’a aucun horizon politique une fois la guerre terminée, à moins de considérer que le maintien de la présence israélienne à Gaza dans la longue durée est un plan. S’il n’entend pas remettre les clés de Gaza à l’Autorité palestinienne, ainsi qu’il l’a déclaré, qui gouvernera ce territoire après la guerre? Ni les Qatariens ni les Saoudiens ne se précipiteront pour y exercer le pouvoir. Quand bien même Yahya Sinwar serait abattu et que le Hamas lèverait le drapeau blanc, Tsahal demeurera à Gaza. Il n’y a pas de scénario pour l’après-guerre autre que la liberté pour Tsahal d’intervenir militairement si nécessaire. Bref, on revient, sans le dire ouvertement, au statu quo antérieur à 2005. Pour une solution politique, il ne faut ni plus ni moins qu’un changement de leader, de gouvernement et de coalition. L’opposition est-elle prête à assumer ses responsabilités et à proposer une alternative? Je n’en suis pas certain.
De nouvelles élections sont-elles envisageables prochainement?
Commençons par une réponse formelle : pourquoi y aurait-il de nouvelles élections alors que Netanyahou dispose toujours d’une majorité parlementaire à la Knesset de 64 députés Les prochaines élections doivent avoir lieu en novembre 2026. Je ne vois pas quatre mains se lever au sein de la coalition actuelle pour voter la dissolution de la Chambre. À tort ou à raison, on considère qu’il n’est pas concevable d’organiser des élections, facteur de division du pays lorsque celui-ci est en guerre et qu’on a besoin dès lors de cohésion et d’unité. Netanyahou ne provoquera de nouvelles élections que s’il a l’intuition qu’elles lui apporteront la victoire. Or, cela peut être le cas si Donald Trump est élu en novembre prochain ou si Yahia Sinwar est capturé.
Quel impact aurait sur le conflit israélo-palestinien l’éventuelle élection de Kamala Harris à la présidence des États-Unis?
Pour les militants et les supporters de la droite israélienne, Kamala Harris est le clone de Barack Obama. Il circule dans leurs rangs l’’nangrame suivant : Kamala –Amalek–, ce qui suppose de changer un a en e. Si l’on s’en tient à ses déclarations depuis qu’elle est candidate à la présidence, elle s’est fixé comme priorité de rassembler autour d’elle les électeurs démocrates, y compris ceux qui font partie de l’aile gauche et reprochent à Joe Biden de ne pas s’être montré plus ferme à l’égard d’Israël.
Netanyahou mise plus que jamais sur l’élection de Trump. Les déclarations de Kamala Harris laissent présager que son discours sur le conflit israélo-palestinien sera plus ferme que celui de Biden. On pourrait assister à un passage à l’acte beaucoup plus significatif que celui auquel a consenti Biden en freinant temporairement l’envoi de munitions à Israël. Kamala Harris ne tolèrera pas longtemps les agissements de l’extrême droite en Cisjordanie. Elle ne se contentera pas de mettre des colons juifs extrémistes sur liste rouge.
Quelles leçons les Israéliens devraient-ils tirer des événements du 7 octobre?
Ils n’ont pas de leçon nouvelle à tirer du 7 octobre. Pour beaucoup d’Israéliens, ce jour macabre se résume à l’affrontrement entre civilisation et barbarie. Cependant, le débat reste plus que jamais : faut-il s’obstiner à ne voir en les Palestiniens que des barbares ou bien est-il possible de mettre fin au conflit avec la plupart d’entre eux à condition de leur attribuer une indépendance, une liberté, un territoire qu’on leur a dénié ou qu’ils ont refusé de saisir jusque-là? Si les Israéliens doivent tirer des leçons, c’est aussi du 8 octobre et des jours suivants. Ils ne sont pas encore prêts à le faire. Ces derniers sont cantonnés dans un discours victimaire qui pèse encore lourdement et les empêche de voir ce qui se passe à Gaza. Mes concitoyens n’ont pas vu l’image d’un seul cadavre palestinien. Les télévisions israéliennes ne diffusent pas ces images. S’il y a un métier que je n’aurais pas voulu exercer en Israël depuis le 7 octobre, c’est celui de journaliste. Les journalistes israéliens se sont tous auto-convaincus, par peur ou par conviction, qu’ils devaient filtrer les informations émanant de Gaza. Anecdote authentique : le 8 juin, Tsahal a libéré quatre otages à la suite d’une opération spectaculaire. Ce n’est qu’à 23 h, soit neuf heures après leur libération, que les bulletins d’information des télévisions, des radios et des médias électroniques israéliens ont mentionné que 200 civils palestiniens avaient été tués au cours de cette opération.
Vous venez de passer une année sabbatique aux États-Unis et en France, pays où les campus ont été envahis par des myriades de militants anti-Israël courroucés. Quel regard portez-vous sur cette fièvre anti-israélienne dans les milieux académiques occidentaux?
Au terme de cette année sabbatique, j’ai pris conscience de l’écart qui sépare la représentation que les Israéliens se font d’eux-mêmes de celle que les étudiants américains, français ou canadiens ont d’Israël. Cet écart est un gouffre hallucinant. On ne parle plus la même langue! Jusqu’au 7 octobre, les Israéliens s’appuyaient sur le soft power dont le pays était amplement doté pour pallier les aléas du conflit : on occupe, on colonise, certes, mais on restait admiratif dans le monde de la haute technologie israélienne, des bars gais de Tel-Aviv, de la télésérie Fauda, du 1er prix de la chanson d’Eurovision remporté par Neta Barzilay, de la récompense obtenue par un film israélien au Festival de Cannes, à la Mostra de Venise ou à la Berlinade… Mais toutes ces belles réalisations n’ont plus aucun impact sur la manière dont le monde perçoit aujourd’hui Israël. Pour les opinions publiques occidentales, Netanyahou et ses ministres d’extrême droite sont devenus le repoussoir par excellence. Si cette perception n’était que le fait des militants radicaux antisionistes, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter. Seulement voilà, elle commence à être celle du citoyen occidental ordinaire. Quand on demande aujourd’hui à un Européen ou à un Américain ce qui est mal, ce qui va mal, ce qui ne tourne pas rond en Israël, il balance sans hésiter plusieurs réponses. Quand on lui demande ce qu’il y a de bien en Israël, c’est le silence. Répondre à ses doutes, à ses soupçons et à ce silence en déclarant qu’il est antisémite, c’est perdre des amis et des alliés par milliers.
Si ce constat se confirme, il faudrait tirer d’autres explications que la renaissance d’un antisémitisme planétaire. L’antisémitisme est une partie du problème, nullement la cause profonde de cette distance qui se creuse. Si l’on ne fait rien, si l’on ne change pas de politique, Israël pourrait bien se retrouver un jour menacé par un ultimatum généralisé. Il tient à nous de ne pas en arriver là. Et ce n’est pas une couche supplémentaire de propagande qui nous aidera.
Quel est votre point de vue sur l’enrôlement des orthodoxes dans Tsahal ordonné par la Cour suprême d’Israël?
Je vais vous surprendre en vous disant que pour moi, ce n’est pas un sujet capital. La priorité n’est pas qu’ils effectuent leur service militaire, mais qu’ils participent à la vie active en allant travailler. Si on crée des unités militaires réservées uniquement aux soldats orthodoxes, les laïcs seront marginalisés, sans compter les soldates. Pour satisfaire les revendications des orthodoxes disposés à effectuer leur service militaire, nous ne serons plus dans des accommodements raisonnables, mais dans des accommodements extrêmes. Actuellement, le système est ainsi conçu : pendant que les jeunes de dix-huit ans font leur service militaire, la plupart des orthodoxes de cette classe d’âge étudient à la yéchiva jusqu’à l’âge de 26 ans. Faute d’avoir reçu une formation professionnelle adéquate, ils poursuivent l’étude la Thora jusqu’à leurs vieux jours et deviennent étroitement dépendants des partis politiques religieux qui ont intérêt à prolonger ce système indéfiniment. Que faire? Pour les encourager à entrer sur le marché du travail, il faut veiller à ce qu’en plus des matières sacrées, ils consentent à intégrer, à raison de quelques heures par semaine, des cours fondamentaux de mathématiques, d’anglais et d’instruction civique. Ainsi, une partie d’entre eux sera capable de contribuer par leur travail et leurs impôts à l’intérêt général.
L’État d’Israël ne peut peser ni sur le nombre d’enfants des familles orthodoxes ni sur leur refus de la conscription. Il peut le faire et il doit le faire en ce qui concerne leur scolarité et l’entrée dans la vie active.
Contraindre les orthodoxes à effectuer leur service militaire est, selon moi, une erreur politique et même morale, car si on les enrôle de force dans Tsahal, il est probable qu’une bonne partie d’entre eux cessera d’observer un mode de vie orthodoxe. Aussi il faut soit les dispenser de l’armée, soit leur proposer un service civique de substitution au sein de leur communauté. Je suis conscient que mon point de vue est minoritaire en Israël, y compris parmi les laïcs.