« Nous assistons à un « coming out » antisémite qui ne se cache plus »
Entrevue avec le philosophe et essayiste Pascal Bruckner
par Elias Levy
Dans son dernier livre, Je souffre donc je suis. Portrait de la victime en héros (Éditions Grasset, 2024), le philosophe et écrivain Pascal Bruckner, membre de l’Académie Goncourt, analyse frontalement les travers de notre époque : le dolorisme permanent, la glorification de la souffrance, la concurrence victimaire, les réminiscences obsessionnelles du passé…
Dans cet essai brillant et percutant, de longues pages sont consacrées à la diabolisation d’Israël, à la trivialisation de la Shoah par des « forbans de la mémoire » et à la banalisation de la barbarie, en l’occurrence les massacres sanglants perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023 et les atrocités commises par les soldats de Poutine en Ukraine.
Auteur d’une vingtaine d’essais et d’une dizaine de romans qui ont connu un grand succès, traduits dans de nombreuses langues, Pascal Bruckner est l’un des plus importants essayistes français de sa génération.
Cet intellectuel non juif, défenseur acharné des valeurs de la laïcité, s’est rendu en Israël en février dernier.
Il a accordé une entrevue à La Voix sépharade.
Selon vous, l’une des grandes maladies de notre époque est ce que vous appelez la « pathologie victimaire ». Ce phénomène est-il consubstantiel aux démocraties?
Ce qui favorise cette glorification de la souffrance, c’est la fin des grandes utopies politiques. Dans nos démocraties, les citoyens n’attendent plus de la politique ou de la révolution un changement radical de leur sort, à part de petites minorités. Désormais, la mentalité victimaire va de pair avec le développement de la judiciarisation. On retrouve là un trait fort des sociétés nord-américaines. Dans le monde anglo-saxon, l’avocat et le juge sont devenus des acteurs de la vie politique et de la vie individuelle. On se réfère à eux pour changer sa vie, pour recevoir des dommages et intérêts en cas de blessure. Pour changer notre existence dans la vie quotidienne, on compte beaucoup plus sur la justice ou les assurances pour être dédommagé que sur la politique.
Vous expliquez qu’aujourd’hui, des minorités et des groupes « se veulent les nouveaux titulaires de l’étoile jaune et voient dans le génocide juif non le summum de la barbarie, mais l’occasion d’une élection par le malheur ». Le Juif est donc devenu le rival à abattre, particulièrement ces temps-ci au Moyen-Orient?
Au hit-parade de la victimisation, le Juif a été supplanté par le Palestinien. La concurrence victimaire au Proche-Orient existe pratiquement depuis la naissance d’Israël. L’État hébreu s’est construit entre autres choses sur le souvenir de la Shoah. Les militants palestiniens ou arabes veulent ravir aux Juifs le titre de persécuté. C’est la fameuse phrase de l’intellectuel américano-palestinien feu Edward Saïd : « Je suis le dernier Juif du Moyen-Orient. » La Shoah est un magot qu’on ne doit surtout pas laisser au peuple mosaïque qui a démérité ce titre avec la création d’Israël.
Les choses n’ont fait qu’empirer depuis le pogrom du 7 octobre.
Avec la mobilisation de la jeunesse en faveur de Gaza, donc du Hamas, ce combat a pris des proportions gigantesques. Le mot « génocide » s’est immédiatement invité dans la conversation et dans le débat.
Au début de l’année, la Cour internationale de justice de l’ONU (CJI) a émis un avertissement à Israël : « Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour prévenir tout acte de génocide et permettre l’entrée de l’aide humanitaire dans la bande de Gaza. » Les partisans du Hamas y ont vu un jugement final, à savoir : c’est un génocide. Or, il n’y a pas de génocide à Gaza. Dans cette guerre extrêmement violente, des crimes de guerre ont peut-être été commis, mais le mot « génocide » n’est absolument pas approprié à cette situation. Si c’est un génocide, on pourrait dire que Tsahal est très maladroit pour en perpétrer un. On emploie ce terme à des fins polémiques. Les détracteurs d’Israël s’échinent à accuser les Juifs du crime dont ils ont été jadis victimes de la part de leurs bourreaux nazis.
La notion de « génocide » est-elle dénaturée aujourd’hui?
J’évoque dans ce livre le fameux débat qui a eu lieu en 1943 entre deux juristes juifs, Raphael Lemkin et Hersch Lauterpacht, réfugiés l’un à Londres, l’autre aux États-Unis. Ils insistent auprès des Alliés pour qualifier avec précision le type de barbarie à laquelle se livre l’Allemagne nazie : l’extermination de groupes entiers sur la base de la race, de la croyance ou de l’ethnie.
Lemkin invente le terme de « génocide ». Lauterpacht celui de « crime contre l’humanité ». Au procès de Nuremberg, en 1947, c’est le premier terme, plus puissant, qui triomphe. Lauterpacht redoute qu’on ouvre une boîte de pandore avec l’emploi du terme « génocide »: tous les peuples, tous les groupes et toutes les minorités vont vouloir désormais être qualifiés par ce terme qui désigne le crime maximal. En effet, depuis le début des années 60, ce mot a connu un emballement fantastique, il est accaparé à tort et à travers par tous les peuples ou minorités victimes de persécutions. Les Khmers rouges, les Ouïghours, les Yazidis, les Kurdes, les Bosniaques… veulent être requalifiés avec l’onction du terme « génocide ». Ce qui pose un vrai problème juridique et politique.
Le Palestinien n’est-il pas aujourd’hui la victime absolue?
Oui. Dans le monde occidental, pour une gauche en mal de combat qui n’a plus de bons sujets révolutionnaires, la victime absolue, c’est le Palestinien, et accessoirement le musulman. On a vu à l’Université Columbia des étudiants se convertir à l’islam. J’étais à New York récemment. Un dimanche, j’ai vu à Washington Square une grande prière pour célébrer la fête de l’Aïd. Ça fait quarante ans que je vais aux États-Unis, je n’avais jamais vu ça auparavant.
Ça veut dire que la minorité musulmane dans ce pays – environ 3,5 millions – veut profiter des événements au Proche-Orient pour se pousser du col. Ce qui ne veut pas dire que les musulmans d’Amérique vont forcément suivre le même chemin que les musulmans de France ou de Belgique. Mais ça veut dire que cette communauté s’est réveillée et veut acquérir en visibilité et en respectabilité.
Les Américains, qui ont un grand respect pour toutes les confessions religieuses, n’y voient pas de malice. Mais si un jour il y a un nouveau 11 septembre et que le terrorisme islamiste est de retour dans leur pays, ils seront échaudés.
Les Américains accusent les Français d’être racistes vis-à-vis de l’islam. Ces derniers ne sont pas racistes, ils sont tout simplement échaudés. Ils savent de quels excès l’islamisme radical est capable. Les Américains apparemment ne comprennent pas la vision de la laïcité des Français : la religion à la maison et l’État dans l’espace public.
Vous qui avez enseigné dans des universités aux États-Unis, le déferlement de haine anti-israélienne et antijuive qui sévit dans les campus américains depuis le 7 octobre vous a-t-il surpris?
J’étais stupéfait. Je n’aurais jamais cru qu’on assisterait un jour à un déchaînement de haine antijuive de cette ampleur. Ce qui est incroyable, c’est le fait que tant de professeurs américains se soient réjouis des événements du 7 octobre, comme s’ils attendaient ce moment de tuerie de masse pour donner libre cours à leur haine des Juifs et d’Israël en toute bonne conscience. Plus globalement, le 7 octobre a été un révélateur de quelque chose que les Juifs sentaient depuis longtemps : un « coming out » antisémite qui ne se cache plus. C’est ça la nouveauté. C’est au nom de l’humanité qu’ils diabolisent Israël et expriment leur aversion des sionistes : antisémitisme par altruisme.
Ce mouvement de protestation s’est rapidement propagé dans les campus universitaires en France.
En France, la réaction dans les milieux étudiants a été beaucoup plus mesurée, notamment à Sciences Po Paris et à Normal Sup, bastions très minoritaires dans l’éducation nationale. À un moment, les lycées s’y sont mis aussi. Pour les lycéens, c’était la cause du printemps, il leur fallait un élément pour leur révolte. Mais celle-ci n’a pas démarré.
En France, contrairement à ce qu’affirme Jean-Luc Mélenchon, leader de La France insoumise (LFI), les banlieues, où habitent de nombreux musulmans, n’ont pas bougé. Ça veut dire que la cause palestinienne ne mobilise plus comme avant. Je pense que beaucoup de jeunes Français de confession musulmane vivant dans les quartiers difficiles veulent réussir leur vie et sortir de la pauvreté, ou de la relégation sociale, plutôt que de se lancer dans des combats idéologiques et embrasser une version de l’islam totalement folle et hystérique.
Le wokisme est-il le principal catalyseur de ces mouvements de protestation anti-Israël?
Le wokisme y joue un rôle incontestable. Cette idéologie se base sur un raisonnement très simple, la théorie critique de la masse : tous les Blancs sont racistes or, les Juifs sont des Blancs, donc ils sont racistes, on a donc le droit de les considérer comme des dominants. Pour les wokistes, les Juifs ne constituent plus une minorité, ils sont des suprémacistes blancs qui doivent être pourchassés au même titre que n’importe quel autre membre de la communauté des Blancs. Aux États-Unis, on a retraduit le combat des Palestiniens contre les Israéliens en un combat des Afro-Américains contre les suprémacistes blancs.
Dans l’antiracisme woke, il y a une sorte de passe-droit pour un antisémitisme décomplexé qui se nourrit de la détestation d’Israël et du divorce entre Juifs et Afro-Américains qui remonte au début des années 80.
Cet hiver, vous avez effectué un voyage de solidarité en Israël. Dans quel état d’esprit avez-vous trouvé le pays?
Je suis allé en Israël en février, quatre mois après le pogrom du 7 octobre. En surface rien ne paraît être traumatisant, les Israéliens travaillent, sont extrêmement actifs. Mais dans les hôtels, des étages entiers sont réservés aux réfugiés des localités du Nord et du Sud. On a rencontré des otages libérés par le Hamas. Le traumatisme n’est pas apparent parce qu’il est très profond, la société israélienne a non seulement été horrifiée par le pogrom du 7 octobre, elle est aussi très divisée. On a vu des manifestations contre Benyamin Netanyahou.
Aujourd’hui, une guerre avec le Hezbollah pointe à l’horizon. Pour la première fois, l’Iran a attaqué massivement Israël, s’attirant des représailles très mesurées. Pour une majorité d’Israéliens, le deuxième grand ennemi qu’il faut attaquer, c’est le Hezbollah. Quand on est en Israël, on regrette que Tsahal n’ait pas mené, avec l’aide des États-Unis, des opérations de bombardements massifs des sites nucléaires iraniens pour repousser l’accession de l’Iran à la bombe atomique de dix ou vingt ans. Ça aurait été un moyen d’arrimer la région à une certaine forme de paix.
Le grand mutisme des pays arabes depuis le 7 octobre n’est-il pas surprenant?
Ce qui est tout à fait frappant, c’est que, depuis le 7 octobre, les plus grands alliés d’Israël sont l’Inde – la haine de l’islam chez les hindous est profonde – et les pays arabes voisins : l’Égypte, la Jordanie, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, qui ne veulent pas de l’Iran. Après des années de wahhabisme, de djihadisme, d’attentats islamistes, je pense que les sociétés arabes sont prêtes à se libéraliser tout doucement.
Évidemment, le Hamas a réussi son coup d’un point de vue politique puisqu’il a brisé l’esprit des accords d’Abraham dont le tort était de ne pas se soucier de la population palestinienne. On rêve désormais d’une négociation entre l’Autorité palestinienne et le gouvernement israélien une fois le Hamas non pas annihilé, parce qu’il ne le sera jamais, mais affaibli, pour esquisser un accord de paix et une éventuelle solution à deux États. La situation demeure extrêmement volatile et difficile, mais il faut tabler sur une perspective politique, sinon cette guerre est menée sans raison.
Les rues arabes ne se sont pas embrasées, comme l’avaient prédit de nombreux observateurs et analystes de la scène moyen-orientale.
C’est vrai. Il n’y pas eu de grandes manifestations dans les pays arabes. Les rues arabes s’étaient enflammées lors de la première et de la seconde Intifadas, et surtout au moment de la publication des caricatures de Mahomet par le journal Charlie Hebdo. Des centaines de milliers de musulmans avaient alors manifesté dans les rues de Syrie, d’Égypte, d’Irak, du Maghreb… Aujourd’hui, les manifestations contre Israël dans le monde arabe sont peu nombreuses et assez modérées.
Peut-être que beaucoup d’Arabes sont fatigués de l’extrémisme religieux du Hamas. Force est de rappeler que les printemps arabes se sont transformés en cauchemars. Les gouvernements arabes, qui sont bien conscients des enjeux de la guerre à Gaza, continuent à faire du commerce avec Israël, y compris la Turquie d’Erdogan qui a beau protester, parce qu’elle est la tête des Frères musulmans dans le monde sunnite, mais dont l’attitude à l’égard d’Israël est assez modérée. Nous assistons actuellement au Moyen-Orient à une configuration politique plutôt intéressante et très nouvelle.
Depuis les attaques du Hamas du 7 octobre, les actes antisémites ont bondi en Occident, en France de 1000 %. Ce regain d’antisémitisme vous surprend-il?
Je ne suis pas surpris, je suis horrifié. Quand on est victime d’un pogrom, on croit attirer la sympathie, mais là c’est le contraire qui s’est produit, comme on dit en anglais : « License to kill » – « Le droit de tuer ». On a accordé une permission de tuer à des militants antisionistes occidentaux. J’ai parlé tantôt des réactions de joie hystériques de certains professeurs américains, notamment à l’Université Columbia et à l’Université Cornell, qui se sont dit : « Le tabou est tombé, enfin on va pouvoir stigmatiser sans crainte des Juifs. »
Heureusement, dans les pays démocratiques, la police veille. Il y a eu cependant des tentatives de meurtre et des agressions très violentes contre des Juifs. En France, pour l’instant, personne n’a été tué malgré le zèle ardemment antisémite de La France insoumise (LFI) et de ses nervis dans les banlieues et de la parole haineuse de Jean-Luc Mélenchon. Il y a eu une tentative de brûler une synagogue, on a violé une fille de 12 ans. C’est déjà horrible. On s’attend au pire tous les jours, mais pour l’instant, les synagogues sont protégées.
La judéophobie, passion de la droite nationale, est passée dans le camp de la gauche décoloniale.
En France, nous sommes dans une situation que je trouve pour ma part délirante. Toutes les synagogues sont hautement gardées par la police. La plupart des églises et les mosquées libérales, comme celle de l’imam Hassen Chalghoumi, sont aussi protégées par les forces de l’ordre. Une cinquantaine de personnalités menacées de mort par les islamistes, dont les membres de l’équipe de rédaction de Charlie Hebdo, se déplacent sous la protection d’officiers de sécurité. Beaucoup de Français sont indignés par ce qui se passe à Gaza, mais personne n’est indigné par le fait qu’on doive aujourd’hui protéger des citoyens français menacés de mort par des islamistes. C’est quand même insensé!
Le Rassemblement national présidé par Marine Le Pen ne cesse de clamer qu’il est le « meilleur protecteur des Français juifs ». Ces derniers devraient-ils se méfier de ce parti d’extrême droite?
À l’actif de Marine Le Pen, elle n’a jamais tenu des propos antisémites. Jordan Bardella non plus. Mais le Rassemblement national a quand même un passif très lourd. Il y a encore dans ses rangs des gens assez glauques qui ont des nostalgies vichystes, maréchalistes (Maréchal Pétain), de l’OAS – organisation clandestine française d’extrême droite, créée en 1961, qui luttait pour la défense de la présence de la France en Algérie.
Le Rassemblement national est soutenu par des revues très douteuses, comme Rivarol, un torchon néonazi qui existe depuis 50 ans.
Le mot « protecteur » n’est pas approprié. Dans le domaine des mœurs, ce mot a une signification très précise. Quand une fille a un « protecteur », c’est aussi celui qui la fait travailler et qui peut la lâcher du jour au lendemain. Ou quand les mafias « protègent » des commerces, elles les rappellent à leur bon souvenir s’ils n’ont pas payé la somme demandée pour « assurer leur protection ».
Les Juifs de France, c’est le sens de l’appel qu’a lancé le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) la veille du deuxième tour des élections législatives, ne peuvent se fier ni au Rassemblement national ni à La France insoumise, mais simplement aux lois de la République. Je ne ferai pas confiance une minute à Jordan Bardella et à ses activistes pour mieux protéger les Juifs que ne le font déjà le ministre de l’Intérieur et le président de la République.