Chronique d’Israël
La Riviera
Par Maurice Chalom
Après avoir vécu quarante-cinq ans à Montréal, Maurice Chalom a établi ses pénates à Netanya. Il nous livre dans ses chroniques son regard sur la société israélienne.
Sept cent soixante-trois jours depuis le 7 octobre. Quand vous entrez dans Netanya-centre, entre le Mall et le palais de justice, il y a une passerelle, surplombant le boulevard Herzl, sur laquelle un calicot vous souhaite la bienvenue à Netanya, la Riviera d’Israël. Automobilistes et clampins n’y prêtent guère attention et peu de citadins savent que leur ville a l’insigne honneur d’être la Riviera nationale. Pour ma part, chaque fois que j’entre ou sors de Netanya, je me pose les mêmes questions : qui donc a décidé que cette ville serait la Riviera d’Israël, pourquoi ce choix, sur quels critères… Vous pourriez me demander si je n’ai rien d’autre à faire ou si je n’ai pas d’autres chats à fouetter. Je vous répondrai que je ne possède aucun félin domestique, que je fais ce que je veux de mon temps et que penser à de telles futilités est bon pour mon équilibre psychique, surtout ces temps-ci.
J’imagine une équipe de fonctionnaires recevant mandat de trouver « une signature », histoire de ne pas trop mal paraître face à La ville qui ne dort jamais, La capitale éternelle du peuple juif, ou La capitale du Néguev. Enfin, tout ceci n’est que supputations. Séances de remue-méninges des heures durant à l’aide de relevés topographiques et photographiques des kilomètres de plages et de falaises, et des zones protégées pour la faune et la flore, avant l’Eureka fatidique. La Riviera. Très italien, ça sonne Europe et fleure bon le chic et l’élégance. Accouplée à Netanya – Don de Dieu –, La Riviera d’Israël, ça en jette. Emballé, c’est pesé.
Bourgade créée en 1929 par des cultivateurs d’agrumes, Don de Dieu fut la première ville à acquérir le statut de municipalité, forte de ses 9000 habitants, après la création de l’État d’Israël, fin 1948. Capitale de la plaine du Sharon, Netanya est le principal centre de la francophonie en Israël (près de 35 % de sa population parle français), et la septième ville en importance, avec ses quelque 248 000 habitants, Israéliens pur jus, originaires de France, d’Éthiopie, d’Amérique latine, de l’ex-Union soviétique ou Anglo-saxons.
Je ne sais si c’est à cause de son passé, outrageusement exagéré, d’ancienne ville mafieuse, de ce snobisme propre à l’israélien parvenu, ou de celui, typique, du Français telavivien, mais Netanya, on l’aime ou la déteste. À titre d’exemple, le bord de mer. Certains ne jurent que par les plages accessibles et aménagées de Tel-Aviv-Yaffo, tandis que d’autres préfèrent le côté sauvage des treize kilomètres de plages de Netanya. Certains déplorent son absence de cachet et d’esthétique, lui préférant la capitale mondiale du Bauhaus et ses beaux restes de vieille Europe. Haro sur la Sarcelles locale et son Kikar tristounet, attirance pour la bouillonnante Tel-Aviv-Yaffo et son côté branché. Bénédictions pour Netanya, respectueuse de la tradition juive, pfoupfoupfou sur l’impure ville blanche. Bref, positions tranchées, voire irréconciliables, à l’instar de ce pays.
Installé à Netanya depuis quatre ans, je découvre cette ville davantage chaque jour. De prime abord, elle apparaît banale, sans identité. Ici, pas de vieille ville, aucun vestige archéologique ni ruine historique, comme si elle n’avait guère eu de passé et se tournait vers l’avenir. À sa périphérie, elle connaît un important développement. Des quartiers entiers sortent de terre afin de répondre à la demande. Poleg, Nat 600, Ir Ganim n’en sont que quelques exemples. Et ce n’est pas fini. L’espace étant limité, ça pousse aux cieux. La maison individuelle, avec bout de jardin, sera bientôt chose du passé. Reste le centre-ville, où j’habite. Un immeuble érigé sur l’ancien terrain de foot municipal, à deux pas du marché public, le shouk, à dix-douze minutes à pied de tout ce dont j’ai besoin, plage incluse.
Ce coin me rappelle celui où je suis né, dans le 11e arrondissement de Paris, place Voltaire. C’était un quartier composé de Français pur jus et de confession israélite, comme on disait alors, originaires de Pologne, de Turquie et de Grèce, pour la plupart d’entre eux. Des gens de condition modeste, ouvriers, humbles artisans et petits boutiquiers. Un quartier où l’entraide était chose ordinaire, bien avant l’invention du vivre-ensemble. Les habitants se retrouvaient dans le square, face à la mairie. Les plus âgés discutaient des heures durant, quand ils ne restaient pas silencieux, à triturer le gravier du bout de leur canne, tandis que les jeunes accaparaient les bancs et les enfants, le carré de sable, sous le regard de leurs génitrices. Un square intergénérationnel, avant le nom. Il y avait ce personnage, haut en couleur, vêtu comme à l’époque napoléonienne, redingote grise élimée, petit chapeau sur la tête et bottes de cavalerie avachies. De mémoire, il s’asseyait sur le même banc et jetait des miettes de pain aux pigeons, dans ses oripeaux d’antan, sans mot dire.
Bizarrement, je retrouve ici des personnages qui me rappellent ceux de mon enfance, telle cette vieille dame, tatouée de pied en cap, sortie elle aussi d’un autre temps, qui mendigote piécettes et cigarettes, rue Shmuel Hanatziv. Ces hommes, qui passent leur journée à gratter les billets de loterie, sirotant leur café, en espérant le miracle, comme d’autres le Messie, attablés au café, en lieu et place de l’ancien marché aux fleurs. De semblables échoppes aussi, comme celle de ce cordonnier, ouverte en 1938, dont l’agencement est d’origine, celle de ce quincailler, rue Shaar HaEmeq. Quatrième génération. Son capharnaüm est le même depuis son ouverture en 1950. Cette papeterie, quasi centenaire, située au même endroit et qui fleure bon les vieilles encres. De même ce boui-boui qui depuis 1950 vend des falafels, succulents de surcroît. Curieux, j’ai demandé au propriétaire, un homme de mon âge, pourquoi il faisait ce boulot. C’est son grand-père qui, à son arrivée de Damas, avait ouvert ce commerce. Lui a tout simplement repris le flambeau et la même recette. Ici, l’antan fraie avec le présent.
En partant de chez moi, pour aller à l’association où je suis bénévole, j’emprunte le même circuit. Ça démarre par l’arrière du marché. Immeubles décrépits, dont les rez-de-chaussée sont occupés par divers commerces. Électroménager, boulangerie, friperie et réparateur de vélos. Il y a aussi ce restaurant, qui ne ressemble en rien à un restaurant, qui offre les meilleurs schnitzels en ville. Zéro décorum, tables et chaises brinquebalantes, et un comptoir pour passer les commandes. Il ne paie pas de mine, et pourtant l’endroit, ouvert six jours sur sept, ne désemplit pas. J’emprunte l’une des allées centrales, où étals fruitiers, légumiers, poissonnerie et vendeurs d’épices se succèdent, et passe sous cet écriteau qui indique l’horaire des trois prières quotidiennes. Si, par malchance, vous faites vos courses durant ces périodes, prenez votre mal en patience. Arrivé au centre du marché, je rejoins le secteur des fringues et ustensiles ménagers à usage unique made in China, sans surprise. Chacun y trouve son bonheur à des prix défiant toute concurrence.
Ce marché public est l’un des derniers encore en activité, comme à ses débuts, achalandé et bruissant de ses familiers. D’après les plans de rénovation, histoire d’attirer une clientèle plus jeune et branchée, il est prévu un complexe de divertissement culinaire, produits frais de la ferme à la table, avec bars, concerts et musique. Pourquoi pas, pourvu qu’il reste ce qu’il a toujours été, un marché populaire et non un lieu trendy pour geeks.
Je remonte le boulevard Herzl en direction de la mer, une marche d’une quinzaine de minutes, toujours étonné par le nombre de pharmacies, restaurants, boutiques de fruits secs, magasins de lunettes, chaussures, vêtements et spiritueux. Dix magasins de chaussures sur 500 mètres, idem pour les fringues et les lunettes, tous achalandés. Beau cas d’école pour les départements d’économie et de marketing. Également surprenant, le côtoiement de boutiques stylées, bien agencées, avec mise en valeur de l’article, et de ces bouclards d’avant la création de l’État, où la marchandise est simplement empilée sans autre préoccupation que de la vendre. J’aime ce frayage entre modernité et passéisme, quand les empreintes d’un passé récent invitent à de possibles lendemains. Tout comme ce côtoiement de langues diverses, de cultures et de traditions plurielles émanant de gens ordinaires. Sans doute une réminiscence de ma propre histoire…
Je traverse le Kikar, accueilli par ces quatre sculptures en bronze de musiciens klezmer, dépasse l’enfilade de restaurants, boutiques de spiritueux, cafés et glaciers, et arrive sur la place centrale, face à la mer. Quelques bancs, un I love Netanya en fer forgé, copié-collé du logo new-yorkais, et un manège ouvert l’été. Cette place est le lieu de retrouvailles des pigeons, des chats errants et des gamins en skateboard. Il est également celui des premiers rendez-vous de jeunes gens religieux pour la rencontre initiale, voir s’il y a affinité.
Je ne sais si j’aime cette ville. Certains de ses visages me plaisent : son marché, ses contrastes, ses gens et son hétérogénéité qui font corps. Sa simplicité et son authenticité aussi. Oui, dans ces visages, je me retrouve. Un peu moins dans l’expression de son judaïsme qui, à l’instar de la société israélienne, devient plus religieux et pratiquant. À bas bruit, la Riviera vit elle aussi son moment de bascule silencieux et profond. Elle se haredise, comme dirait ma voisine native d’ici. L’enquête de l’institut Reichman, dont les résultats viennent d’être publiés, est éloquente à ce sujet. Quelques données : six Israéliens sur dix accordent de l’importance aux croyances et aux rituels, un sur deux croit à la venue du Messie et, parmi les Juifs israéliens, 57 % considèrent que le droit des Juifs au retour à la Terre d’Israël découlerait d’une promesse divine. Depuis le 7 octobre, plusieurs études indiquent un rapprochement d’une partie des Israéliens avec la religion et la spiritualité. On observe, en outre, une augmentation des pratiques religieuses (prières, rituels et étude), et une revalorisation de ces marqueurs identitaires. Der Judenstaat poursuit sa mue.
Je suis né dans une famille où la religion relevait du privé et de l’intime. Depuis mon retour au pays, je revisite ce pan de mon éducation et commence à éprouver un frémissement d’attachement à la Riviera d’Israël, Don de Dieu.
