« Le silence des féministes depuis le 7 octobre 2023 est inacceptable »
Rencontre avec la journaliste Sophie Durocher
Par Elias Levy
Figure importante du paysage médiatique québécois, la journaliste et chroniqueuse Sophie Durocher a publié un livre coup de poing, solidement documenté, Où sont les femmes? L’effacement du féminin de l’espace public (Les Éditions du Journal, 2024).
Un essai percutant et salutaire, dans lequel elle met en charpie les idées reçues sur le néo-féminisme et véhiculées tous azimuts par le discours diversitaire.
Elle y dénonce vigoureusement dans un chapitre le silence effarant des féministes face au supplice vécu par les femmes israéliennes violées par des terroristes du Hamas le 7 octobre 2023.
La Voix sépharade a rencontré Sophie Durocher.
Qu’est-ce qui vous a motivée à écrire ce livre ?
Depuis plusieurs années, je collige des bouts d’information, que je mets dans un petit fichier, niché dans mon cerveau et dans mon ordinateur. Ce sont les pièces d’un puzzle. Lorsqu’on met tous ces éléments ensemble, ça donne un portrait de la situation terrifiant.
Il y a deux éléments majeurs.
Premier élément : d’un côté, on assiste à une montée de l’islam et de la présence dans l’espace public de femmes de plus en plus voilées. Au Canada et au Québec, il y a une banalisation du hidjab et du niqab. Le voile islamique invisibilise la femme.
Des organismes gouvernementaux et des entreprises privées promeuvent dans leurs publicités l’image de la femme musulmane voilée, qu’ils considèrent comme un symbole d’ouverture, de liberté et de diversité.
Deuxième élément : de l’autre côté, il y a une invisibilisation de plus en plus grande de la femme dans le champ lexical. Par exemple, on remplace le mot « femme enceinte » par « personne enceinte », le mot « femme » par « personne avec un utérus »…
Il y a quelque chose de commun entre ces deux éléments : l’effacement de la femme dans l’espace public.
C’est un phénomène très bizarre parce que ces deux éléments émanent de deux forces complètement différentes : une force religieuse, intégriste, rétrograde, réactionnaire et une force soi-disant progressiste, ouverte, tolérante.
Ces deux forces, de prime abord antinomiques, convergent, elle ont le même but : faire disparaître la femme.
Un jour, j’ai parlé à mon ami, le journaliste et sociologue Mathieu Bock-Côté, de ce phénomène qui me taraude et me paraît très étrange. Mathieu m’a dit : « Sophie arrête de nous parler constamment de tes théories et fait quelque chose avec, écrit un livre! »
Le mouvement féministe a réalisé d’énormes avancées ces dernières décennies. Pourtant, à la lecture de votre livre, on comprend que celui-ci est aujourd’hui en pleine régression. Expliquez-nous.
En apparence, les femmes ont fait énormément d’avancées dans tous les domaines de la société : dans les facultés de médecine, en politique, en affaires… La thèse que je défends dans mon livre : oui, il y a eu des avancées majeures, mais elles sont menacées aujourd’hui parce que le mouvement féministe n’est pas assez fier de ce qu’il a accompli et n’est pas assez solide dans ses acquis. Les féministes sont prêtes à faire des compromis sur ces acquis historiques pour conférer une place à d’autres minorités. Je n’ai aucun problème avec les droits des minorités. Mais, selon moi, quand on est féministe, les droits des femmes doivent primer sur tous les autres droits.
Quand on nous dit par exemple que pour ne pas peiner les personnes transgenres, qui ne veulent pas qu’on leur rappelle leur sexe d’origine, il faut désigner par un autre nom « l’utérus » ou « le vagin » – on appelle celui-ci désormais « un trou avant » –, je dis : « Non ! »
Il ne faut pas accepter, pour faire plaisir à 0,1 % de la population, qu’on change le vocabulaire décrivant le corps des femmes. On ne peut pas accepter non plus que des hommes biologiques qui se sentent femmes foutent des coups de poing violents dans la gueule à de vraies femmes dans des compétitions sportives. C’est inacceptable!
Il faut que le féminisme revienne à sa mission de base : défendre avant toute chose les droits des femmes. Une fois que ceux-ci seront protégés, on pourra s’intéresser aux droits d’autres minorités, à partir du moment où ils n’entrent pas en conflit avec les droits des femmes.
Vous préconisez un « féminisme viril »!
Beaucoup de gens ont tiqué sur cette expression, elle est forte, j’y tenais. Oui, le féminisme a capitulé. Je trouve inconcevable, j’y consacre tout un chapitre dans mon livre, qu’il y ait un féminisme à géométrie variable.
Aujourd’hui, dans la foulée du mouvement #MeeToo, on ne peut pas dire d’un côté de la bouche : « Une femme s’est fait violer au coin de la rue Frontenac et Mont-Royal, c’est épouvantable, les femmes devraient pouvoir se promener en sécurité dans les rues de Montréal », et dire de l’autre côté de la bouche aux femmes israéliennes violées le 7 octobre 2023 : « On vous a violées parce que vous êtes citoyennes d’un pays qui oppresse les Palestiniens, dirigé par un génocidaire, Netanyahou. »
C’est complètement inepte, il ne viendrait à l’idée d’aucune féministe québécoise de dire à une femme qui s’est fait violer à Montréal : « Vous payez le prix des politiques du gouvernement de François Legault à l’endroit des Autochtones. »
Après le 7 octobre 2023, les féministes du Québec et d’ailleurs ont adressé un message très clair aux femmes israéliennes violées par les terroristes du Hamas : on ne veut pas le savoir, on ne veut pas s’indigner de votre sort, on ne va pas manifester pour défendre vos droits à la sécurité parce que vous faites partie d’un peuple qui opprime les Palestiniens.
Pour moi, ce comportement est inacceptable. Les féministes ont capitulé.
Les événements funestes du 7 octobre 2023 vous ont profondément bouleversée.
Je n’oublierai jamais les images extrêmement troublantes, diffusées largement par le Hamas, de l’enlèvement ce jour-là de Naama Levy, une jeune femme de 19 ans. Elle vient d’être libérée. Je n’oublierai jamais son nom. On la voit les bras attachés dans le dos, ses tortionnaires lui ont coupé les tendons d’Achille pour qu’elle ne s’échappe pas, elle a du sang dans l’entrejambe, on la tire par les cheveux pour la faire rentrer de force dans une Jeep, des Gazaouis lui crient des horreurs… Il n’y a pas une féministe qui s’est levée pour dire : « L’image de cette jeune fille est épouvantable. »
Depuis la parution de mon livre, il y a eu d’autres images très troublantes. Une image m’obsède particulièrement : on voit une jeune Israélienne terrorisée, qui va être libérée, escortée par des hommes du Hamas le visage masqué de noir, autour d’elle il n’y a que des hommes palestiniens qui l’intimident et la harcèlent.
Je lis tous les matins les journaux québécois. Je le cherche encore, l’éditorial dénonçant cette scène horrifiante. Quel chroniqueur, chroniqueuse ou éditorialiste au Québec a évoqué cette image abjecte et écrit : « La barbarie du Hamas jusqu’à la dernière seconde »?
Cette jeune Israélienne a passé 485 jours dans les tunnels du Hamas à Gaza. Le jour où elle est libérée, qui aurait dû être un jour lumineux, elle est encore une fois harcelée, intimidée, opprimée. C’est une horrible torture psychologique que de la soumettre aux cris de la foule. Il n’y a pas un chat au Québec qui a dit simplement : « Cette image est troublante ». Oui, il y a une personne, moi.
Vous rappelez que le narratif des survivants du pogrom du 7 octobre est remis en question par les détracteurs d’Israël. On demande aux victimes israéliennes des preuves des abominations qu’elles ont subies dans leur chair. Ça vous scandalise.
Une partie de l’imaginaire occidental percevra toujours le Palestinien comme un opprimé et l’Israélien comme un oppresseur, peu importe si ce dernier est la victime et le premier l’agresseur. Par définition, le Palestinien fait partie d’une minorité, donc il est opprimé, il ne peut pas être considéré comme un oppresseur ou un agresseur.
Quand une femme israélienne est violée par un Palestinien, la seule chose que certains Occidentaux voient, c’est qu’Israël agresse la Palestine, ils sont incapables de sortir de leur visière.
Au Québec, quand une femme affirme qu’elle a été victime d’un viol, personne ne lui demandera : quelle est la couleur de peau de ton violeur? De quel pays est-il natif? Quelle est son origine ethnique? Pour qui vote-t-il? Depuis des années, les féministes ne cessent de clamer qu’il faut croire sur le champ toutes les victimes d’agressions sexuelles, sauf si celles-ci sont juives, là on remettra en question leurs paroles et on leur demandera des preuves. Ça me choque profondément.
Pendant des mois, Montréal a été le théâtre d’un regain d’antisémitisme effrayant. Quel regard portez-vous sur cette période très trouble pour la communauté juive ?
On a laissé faire. Je suis extrêmement déçue du milieu journalistique et du milieu politique québécois, qui n’ont pas pris conscience de la terreur dans laquelle vit la communauté juive québécoise depuis le 7 octobre 2023. L’indifférence, la façon dont ont été traités les événements macabres du 7 octobre, la démesure de la couverture médiatique des manifestations supposément propalestiniennes – moi, je maintiens que c’étaient des manifestations anti-israéliennes – m’ont profondément choquée.
Quand les manifestants, ou les étudiants écervelés de l’Université McGill ou de l’Université Concordia, clamaient : « From the river to the sea Palestine will be free », personne n’a pris le temps d’analyser ce que signifie ce slogan. C’est tout simplement un appel à l’éradication de l’État d’Israël et des Israéliens qui vivent sur ce territoire. Beaucoup de gens ont tourné les coins ronds.
J’habite à Outremont, à quelques rues de chez moi, il y a des synagogues et des écoles juives qui ont été l’objet de viles attaques. Si demain, des coups de feu étaient tirés sur une école sise dans le quartier Saint-Henri, les Québécois seraient très choqués. Après les coups de feu contre des écoles juives, la société québécoise aurait dû être en pleurs, aurait dû descendre dans la rue et dire: « No pasaran! Ça n’arrivera plus, nous n’acceptons pas ça. » Ce silence et cette indifférence de la part d’une majorité de Québécois m’ont beaucoup troublée. Tout d’un coup, c’est moins grave parce que ce sont des enfants juifs. Je ne veux pas vivre dans ce type de société.
L’idéologie woke n’est-elle pas le principal catalyseur du mouvement visant à invisibiliser les femmes dans la société que vous dénoncez ?
Oui. Le wokisme est en train de gruger les cerveaux. C’est une idéologie dangereuse, qui fait reculer la démocratie parce qu’elle crée des injustices et des discriminations. En voulant mettre fin aux discriminations envers les minorités, le wokisme est en train de créer des discriminations à l’endroit des femmes et d’autres groupes de la société.
Cette idéologie pernicieuse ne sévit pas que dans les universités, elle est en train de gangréner aussi la politique, les gouvernements, les médias.
Je donne souvent cet exemple, qui est dans le livre : quand des hurluberlus dans une université ou dans un groupe militant décident que dorénavant le mot « femme » sera banni lorsqu’on parle d’une « femme enceinte », et le terme « lait maternel » substitué par « lait humain », ça peut paraître comme une lubie rigolote.
Mais quand une femme enceinte consulte le site du gouvernement du Québec pour se renseigner sur les bonnes habitudes alimentaires, elle constatera que le terme « femme enceinte » a été remplacé par « personne enceinte ». Moi, je hurle! Ça veut dire que l’idéologie woke n’est plus l’apanage de groupes constitués de gens arborant des cheveux roses et portant des anneaux dans le nez.
Quand un gouvernement reprend à son compte des terminologies qui nient la biologie et laisse entrer dans les écoles des documents sur l’identité de genre où on parle de « sexe assigné à la naissance » au lieu de « sexe constaté à la naissance », ça veut dire que le wokisme a percolé et s’est immiscé partout, même dans les officines gouvernementales. Je trouve ça grave, c’est ce que je dénonce dans mon livre.
Je dis aux femmes : « Réveillez-vous! », parce que beaucoup d’entre elles ne se rendent pas compte à quel point le wokisme œuvre sans ambages au détriment de leur identité et de la place qu’elles occupent dans l’espace public.
Aujourd’hui, des programmes visant à encourager la participation des femmes dans les domaines traditionnellement masculins, notamment la parité hommes-femmes dans les conseils d’administration, n’ont plus leur sens si on ne s’entend plus sur la définition de ce qu’est une femme?
Crédit photo : © Les Éditions du Journal