« La société israélienne s’interroge sur son identité et son devenir » Entrevue avec le Rabbin Oury Cherki
Par Elias Levy
Il a effectué ses études rabbiniques à la yéchiva Merkaz Harav, à Jérusalem, dirigée par le rabbin Zvi Yehouda Kook, fils du grand rabbin Abraham Isaac HaCohen Kook.
Il est un disciple de Manitou, feu le rabbin Léon Yehouda Ashkénazi.
Il enseigne à la yéchiva Mahon Meïr, à Jérusalem.
Il est aussi le leader spirituel de la Communauté francophone Beth Yehouda, sise à Kiryat Moshé, quartier de Jérusalem.
Il est le fondateur d’une importante institution éducative : Brit Olam – Centre Noahide mondial –, qui diffuse le noahisme auprès des non-Juifs (un Noahide est celui qui admet le judaïsme comme sa religion sans appartenir à la nation d’Israël).
Le rabbin Oury Cherki est l’auteur d’une vingtaine de livres, dont le Sidour Bet Melou’ha sur Yom Hatsmaout. Son dernier livre, Sainteté et nature. Aux racines de la vie, est paru aux Éditions Ourim en 2022.
La Voix sépharade l’a rencontré lors de son récent passage à Montréal, où il a prononcé une série de conférences et participé à un Shabbaton. Ces événements ont été organisés par Brit Olam et la CSUQ, avec le concours de Mme Valérie Benbaruk.

Quel est votre regard sur les temps difficiles que traverse le peuple d’Israël ?
Ce qui se passe actuellement en Israël est extrêmement passionnant du fait que nous traversons une phase de mutation de l’identité israélienne. Depuis les événements tragiques de Simhat Torah, en 2023, et le conflit suscité par le projet de réforme judiciaire préconisé par le gouvernement Netanyahou, la société israélienne s’interroge sur son identité et son devenir.
Il y a aujourd’hui une quête profonde et véritable de l’identité israélienne. La situation de crise à laquelle fait face Israël est pleine de potentialités. Ça correspond tout à fait à mon approche, qui est une sorte de maladie incurable, que j’appelle « l’optimisme chronique ». Je pense que nous nous acheminons vers de bonnes choses.
Quelles sont ces bonnes choses ?
Une synthèse inévitable des opinions est en train de se créer. Aujourd’hui, les opinions sont polarisées et extrêmes. Mais celles-ci vont se retrouver sur le terrain de la réalité. Quand cette synthèse, qui va engendrer une nouvelle identité, émanera, nous allons pouvoir passer à un stade supérieur de civilisation qui aura pour mission de porter un message pour l’humanité.
Depuis le 7 octobre 2023, les leaders rabbiniques d’Israël ont été peu loquaces, ils se sont rarement exprimés sur le sort des otages détenus à Gaza par le Hamas. Comment expliquer ce mutisme ?
Si vous vous référez en particulier au monde harédi, celui-ci est en repli sur lui-même. Il se sent agressé, donc il se recroqueville et s’écarte de la société. On pourrait analyser cette posture de repli à la lumière du développement du harédisme au cours du dernier siècle. Effectivement, vous avez tout à fait raison de dire qu’il y a dans le monde harédi une perplexité par rapport à la réalité. Ce qui peut expliquer le mutisme des leaders spirituels harédis depuis les événements tragiques de Simhat Torah, en 2023.
Ce n’est pas le cas du mouvement Dati Leoumi, ne serait-ce qu’en raison du prix très élevé en vies humaines que ce secteur de la société israélienne a payé au cours de la dernière guerre à Gaza. Le nombre de soldats de Tsahal provenant du secteur Dati Leoumi tombés au combat est disproportionné par rapport au poids réel de celui-ci dans la société. Ça veut dire que le secteur Dati Leoumi est l’un des points névralgiques de la transformation de la société israélienne.
Quel est votre point de vue sur la question très controversée de l’enrôlement des jeunes ultraorthodoxes dans les rangs de Tsahal ?
Ma réponse est très simple : c’est un problème insoluble. La grande majorité des Harédim ne sera jamais enrôlée dans les rangs de Tsahal. Une petite frange peut-être.
Ce problème ne se pose pas pour le secteur Dati Leoumi qui est sioniste et très engagé dans l’armée israélienne. Mes enfants, non seulement ont participé à la dernière guerre, ils se sont même portés volontaires au-delà de leurs devoirs de citoyens.
Dans le monde harédi, il y a une gêne par rapport à cette question épineuse. Les Harédis ne sont pas insensibles aux nécessités militaires d’Israël. Mais il faut comprendre que le discours public qui ne cesse de marteler la question de l’enrôlement des Harédim dans Tsahal est en fait une manipulation politique. Celui-ci s’inscrit dans le cadre de la tentative de faire tomber le gouvernement de Netanyahou. C’est dans ce contexte qu’il faut le comprendre.
Si nous revenons à l’idéologie fondamentale du harédisme, ce courant religieux n’a jamais admis le sionisme. En tout cas, il n’a jamais voulu participer au projet sioniste. Donc, d’une certaine manière, il se sent légitimement à l’écart de ce projet.
Les Harédis sont résolument convaincus que les guerres israélo-arabes sont la résultante de la fondation de l’État d’Israël par les sionistes. « Pourquoi, nous qui sommes les tenants de la Torah, devrions-nous participer à vos aventures militaires ? », pensent-ils tout bas. C’est ce raisonnement hypertrophié qui sous-tend ce problème.
S’il n’y avait pas eu les multiples interventions maladroites de la Cour suprême d’Israël dans ce dossier, le problème aurait été réglé sans heurts. Il y aurait eu graduellement une insertion progressive du monde harédi dans la société israélienne, y compris dans l’armée.
En vous basant sur la Halakha ou la tradition juive, y a-t-il des enseignements à tirer de la crise des otages qui tient en haleine le peuple d’Israël depuis le 7 octobre 2023 ?
Oui. Il y a une notion essentielle quand on aborde cette question très sensible : le rachat des prisonniers. Cette notion remonte au temps de l’Exil du peuple juif.
Quand une communauté juive avait un fonds de Tsedaka et devait établir ses priorités, sa première était la libération d’un Juif emprisonné qu’il fallait sauver à tout prix.
Dans le cas d’un État, c’est autre chose. Il s’agit non pas du rachat d’un prisonnier, mais de sa libération. Or, toute libération implique un effort militaire.
Si vous prenez l’exemple biblique d’Abraham qui apprend que son neveu Lot est captif, il n’amasse pas des fonds pour garantir sa libération, il fait la guerre pour l’affranchir de ses geôliers.
Je pense qu’il y a une manipulation malencontreuse de la détresse que nous ressentons tous par rapport aux otages qui remet en question les avantages obtenus lors d’un conflit militaire. Le grand mouvement de protestation réclamant la libération des otages a été dommageable pour ces derniers.
Évidemment, nous sommes très heureux de la libération des otages. Pour tous les Israéliens juifs, c’est un bonheur immense. Il faut simplement comprendre que la stratégie qui a été employée pour les libérer est malencontreuse. Il faut se rappeler du prix qu’Israël a dû payer pour la libération du soldat Gilad Chalit.
Parmi les prisonniers palestiniens qu’Israël a libérés se trouvait ni plus ni moins que Yahyia Sinwar, le principal orchestrateur des massacres de Simhat Torah. Il y a de la part du Hamas et de ses acolytes une exploitation cynique de la sensibilité que nous, Israéliens et Juifs, éprouvons pour toute vie humaine.
Je pense qu’un des enseignements que nous devons tirer, c’est d’avoir une stratégie élaborée à l’avance pour affronter ce type de crise parce que nos ennemis ne vont certainement pas s’arrêter là.
En 2015, votre famille a dû affronter l’hydre du terrorisme palestinien. Votre fils, Shalom Yohaï Cherki z.l., 27 ans, a été assassiné par un terroriste à Jérusalem. Ce drame a-t-il changé votre regard sur la lourde question du terrorisme arabe ?
Absolument pas. Je pense que c’est une erreur de penser que les épreuves changent les opinions. L’épreuve à laquelle est confronté un homme ou une femme est une souffrance personnelle.
Malheureusement, ma famille et moi avons eu un retour de cette douloureuse épreuve que nous avons vécue en 2015 : le terroriste qui a assassiné mon fils Shalom a été récemment relâché dans le cadre de l’accord conclu avec le Hamas pour libérer les otages israéliens captifs à Gaza.
J’ai refusé de donner des interviews à ce propos parce que je suis très rétif à parler de ma souffrance personnelle. Je ne veux pas être l’objet d’un show médiatique. On dit que le gladiateur moderne, c’est l’écrivain qui doit exposer ses souffrances pour amuser le public. Il y a un peu de ça quand on expose en public sa souffrance personnelle.
Pour avoir subi les affres de ce fléau, je suis très sensible à la souffrance des familles des otages et de toutes les victimes du terrorisme. Mais, à mon avis, c’est un faux jeu. Il faut s’élever au-dessus de cette tragédie humaine abominable et voir quelle est la stratégie d’ensemble d’une nation en guerre.
Comment envisagez-vous l’avenir d’Israël ?
Dans l’affrontement des civilisations au niveau planétaire, c’est le peuple d’Israël qui doit apporter des réponses au monde. Ça explique d’une certaine manière l’obsession universelle pour le conflit israélo-arabe.
Le message du peuple d’Israël adressé au monde ne concerne pas seulement les enfants d’Israël, il concerne aussi l’humanité tout entière.
Il y a aujourd’hui une expectative de la part de la communauté internationale qui veut savoir comment les Juifs vont gérer les grands problèmes de l’humanité, pas seulement les conflits militaires. Évidemment, la première forme que cela prend, c’est l’animosité envers Israël et les Juifs. Nous faisons face à une aversion quasi universelle, que les psychologues devront analyser.
Vous parlez de la recrudescence effrayante de l’antisémitisme à l’échelle mondiale ?
Oui, de l’antisémitisme, et aussi de l’anti-israélisme. Nous assistons à un inversement des identités quand Israël est accusé ridiculement de perpétrer un génocide contre ses génocidaires. Mais tout psychologue vous dira : « Si vous êtes capable de haïr votre ennemi, ça veut dire que vous êtes aussi capable de l’aimer un jour. »
Israël est ressenti par la communauté internationale, dans son subconscient collectif, comme un événement biblique en pleine modernité. Ce sentiment pose une interrogation, qui n’est pas seulement de nature théologique. Que fait cet événement biblique dans un monde dont on pensait qu’il avait dépassé la Bible?
L’expérience montre qu’à nouveau, dans le subconscient collectif de l’Occident, il y a une culpabilité très grave par rapport à la Shoah. Si la civilisation occidentale, nourrie de l’héritage du christianisme, a abouti à une telle catastrophe de barbarie, cela met en accusation les acquis de cette civilisation.
Donc, il est tout à fait normal que vienne un moment où l’Occident va essayer d’inverser les rôles et de « prouver » que ce sont les Juifs qui sont des nazis. Cette animosité, qui sur le terrain se traduit par une explosion des actes antisémites, est une dérivée de ce complexe. Ça veut dire qu’intuitivement, la communauté internationale ressent qu’il y a un basculement des valeurs universelles de l’Occident envers Israël.
Vous êtes l’un des principaux leaders du mouvement Noahide en Israël. Le dialogue avec les autres religions est-il une priorité pour vous ?
Le mouvement noahide se distingue particulièrement par son ouverture et son dialogue avec les fidèles des autres religions. Il y a un message universel de la Torah qui ne pouvait être mis en exergue pendant le temps de notre Exil. Nous étions occupés à survivre. Mais comme disait le philosophe Jean-Jacques Rousseau : « Je pense que je ne comprendrais les Juifs que lorsqu’ils auront un État à eux et des universités où ils pourront s’exprimer sans crainte, c’est alors que nous saurons ce qu’ils ont à nous dire. » Eh bien, voilà, l’État juif existe, nous pouvons nous exprimer sans crainte. Qu’avons-nous à dire au monde? Nous savons que nous, Juifs, sommes porteurs d’un message universel. Nous avons des traditions qui doivent être étudiées aussi par les tenants des autres religions.
Que vous inspire la fête de Pessah, particulièrement cette année où tout le peuple d’Israël prie pour le retour des otages capturés par le Hamas le 7 octobre 2023 ?
La fête de Pessah, la libération d’Égypte du peuple hébreu, qui a commencé il y a 3300 ans, est en train d’aboutir. La sortie d’Égypte a été le début d’un processus qui n’était pas encore achevé. Moïse n’est pas arrivé sur la Terre promise et le peuple d’Israël n’a pas vécu le Temps messianique.
C’est d’une grande actualité de savoir que nous sommes en train de réussir ce qui n’a fait que commencer lors de la sortie d’Égypte, il y a plus de 3000 ans. Le fait que cela soit vécu également par nos otages, par leurs familles respectives et par tout le peuple d’Israël est tout à fait sensibilisateur.
Quel est aujourd’hui le principal message de Pessah ?
Tout simplement : la liberté. Celle-ci est une valeur qui n’est pas bien connue en Occident, bien que parmi les principes de la Révolution française, il y a la devise : liberté, égalité, fraternité. Mais il s’agit là d’une liberté au niveau légal, c’est-à-dire qu’il est illégitime légalement d’empiéter sur la liberté d’un être humain. Mais ce que ne dit pas la déclaration issue de la Révolution française, c’est que l’homme est véritablement libre dans ses choix, dans sa capacité de dominer ses passions et de donner un sens moral à l’Histoire.
C’est un enseignement fondamental de la fête de Pessah. Il faut, pour que le monde réussisse sur le plan moral, qu’il se rappelle que la liberté n’est pas une erreur, que c’est quelque chose de bien réel, ça a été prouvé lors de la sortie d’Égypte. Lorsqu’une nation en esclavage est capable de se libérer, aussi bien de l’esclavage politique que de l’emprise de la nature, puisqu’il y a eu des miracles, on prend réellement conscience que la liberté n’est pas un vain mot, et que celle-ci va permettre à l’humanité de réussir dans ses enjeux moraux.
Comment entrevoyez-vous l’avenir de l’identité sépharade ?
On ne peut assurer la pérennité d’une identité uniquement par un repli nostalgique sur le passé. Les communautés sépharades sont parfois très repliées sur leur passé. Disons qu’il y a au sein de celles-ci une prédominance du folklore, en Israël aussi. Bien qu’en Israël, nous sommes dans le lieu où l’Histoire juive se fait, donc on ne peut pas y échapper. Tandis que lorsqu’on vit en Gola, même si cet exil est doré, on ne voit pas très bien vers quoi cela mène. Il peut y avoir une insertion des Juifs dans les valeurs de l’Occident, ce qui est en soi très beau, mais est-ce qu’il y aura en Gola une spécificité du message d’Israël adressé aux nations?
Quelle serait aujourd’hui la meilleure définition de l’« orthodoxie sépharade » ?
J’ai deux remarques à ce propos. La première, c’est que dans ma jeunesse, j’ai connu beaucoup de rabbins sépharades. Ils avaient des opinions différentes, mais il y avait un dénominateur commun entre eux : ils étaient tous normaux. La normalité, c’est-à-dire l’approche directe de la vie, est une valeur sépharade qui est mal connue ailleurs.
Pour ce qui est de ce que vous appelez l’« orthodoxie sépharade », il faut se rappeler qu’en Israël, un mouvement comme le Shass est né de la détresse sociologique des Sépharades. Les dirigeants du Shass ont voulu se rapprocher d’une partie du monde rabbinique, représentée par l’orthodoxie lituanienne, qui occupait déjà une place prépondérante dans les instances dirigeantes orthodoxes. Ce rapprochement a créé de manière paradoxale une sorte de dichotomie entre la direction spirituelle du Shass, qui s’est inféodée à l’orthodoxie lituanienne, et le grand public sépharade israélien, très sioniste et accueillant, qui ne souffre pas des complexes inhérents au monde de l’orthodoxie rabbinique.
Crédit photo : © Brit Olam