L’œuvre de mémoire familiale d’Eduardo Halfon
Par Elias Levy
L’écrivain juif guatémaltèque Eduardo Halfon est l’une des voix les plus singulières de la littérature latino-américaine.
Auteur de plusieurs romans et recueils, traduits en une vingtaine de langues, nourris de sa mémoire familiale et de ses interrogations lancinantes sur l’identité, ses vastes thèmes de prédilection, il entremêle avec une virtuosité littéraire impressionnante fiction et souvenirs, perturbant les repères de ses lecteurs.
Son dernier livre, Tarentule, le dixième traduit en français par les éditions La Table Ronde, a été récompensé cet automne par le prestigieux prix littéraire français Médicis étranger.
Un récit intense, troublant et déroutant, dans lequel il exhume un douloureux souvenir d’enfance et des pans importants de son histoire familiale. Il relate ses péripéties effrayantes, au début des années 80, dans un camp de survie pour enfants juifs, sis au cœur de la forêt de l’Altiplano, au Guatemala, qui se transforme rapidement en un lieu terrifiant : un camp de concentration nazi.
Il évoque aussi la violence guerrière qui sévissait à cette époque au Guatemala.
Une œuvre d’autofiction décapante qui subjugue le lecteur de la première à la dernière page.
Converser en castillan par visioconférence depuis Berlin, où il réside avec sa famille actuellement, avec ce brillant et novateur écrivain hispanique a été un moment exquis.
Cette entrevue a été éditée et traduite de l’espagnol par Elias Levy.
Présentez-nous Tarentule.
Tarentule fait partie d’un projet littéraire en marche, si je peux le qualifier ainsi, que j’ai amorcé en 2008 avec Le boxeur polonais (traduit en anglais sous le titre The Polish Boxer), un petit livre composé de six histoires relatées par un autre Eduardo Halfon, né à ce moment-là, narrateur aussi de Tarentule et de plusieurs de mes autres livres. Bien qu’il porte mon nom, il n’est pas moi. Bien qu’inspirés par des épisodes autobiographiques et de la vie de ma famille, les drames et les histoires qu’il raconte sont fictionnels.
Les six récits autonomes du Boxeur polonais, qui ont la forme de contes, ont comme fil conducteur l’histoire de mon grand-père maternel, Leib Tenembaum, originaire de Lodz, en Pologne, qui fut déporté en 1939 à Auschwitz et dans cinq autres camps de concentration, avant d’être miraculeusement libéré.
L’écriture de ce livre achevée, je pensais alors plancher sur d’autres projets littéraires. Mais je n’avais pas fini avec les récits évoquant des moments marquants de l’histoire de ma famille.
En 2010, un des chapitres du Boxeur polonais donnera naissance à un court roman, La pirouette. En 2013, un autre chapitre du Boxeur polonais devint le thème central d’un nouveau récit, Monastère, qui raconte le mariage de ma sœur cadette en Israël avec un Juif orthodoxe originaire de Brooklyn. Union qui déplaît grandement à notre famille.
Le Boxeur polonais est une espèce de livre mère dont sont nés d’autres livres : Signor Hoffman en 2015, Deuils en 2017, Cancion en 2021 et Tarantule en 2024.
Chacun de ces sept livres est une pièce d’un puzzle familial complexe. Je ne sais pas si Tarentule clôturera ce cycle littéraire à fort relent biographique. Peut-être qu’il y aura une suite? Ce travail littéraire n’a pas été planifié, il a surgi de manière improvisée. J’ignore quelles histoires continueront, quels personnages réapparaîtront dans mes prochains livres, si ces derniers souhaitent poursuivre cette aventure littéraire? Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas du tout appliqué à un projet, d’écriture celui-ci, la rigueur, la structure et la rationalité exigées d’habitude à l’ingénieur que je suis.
Dans Tarentule, vous évoquez votre participation à un camp de survie pour enfants juifs, qui s’avère être une reproduction d’un camp de concentration nazi. C’est terrifiant!
Dans mes livres, je relate des événements de ma vie qui m’ont beaucoup troublé. Dans Tarentule, il ne s’agit pas vraiment d’un souvenir enfoui, plutôt d’un souvenir lointain, puissant et effrayant. Il a resurgi à Berlin, où j’ai obtenu une bourse d’écrivain en résidence. Au cours d’une discussion, un Juif uruguayen, également boursier, me confia qu’il avait vécu la même expérience dans un campement pour enfants juifs.
Dans les années 80, en Amérique latine, ce type de camps pour jeunes juifs où l’on reproduisait des moments sinistres de l’histoire juive avec beaucoup de dureté et de violence, en l’occurrence les conditions de vie dans le système concentrationnaire nazi, semblait être chose courante. Une expérience didactique, noire et très violente. Cela peut paraître très sinistre, mais c’est la réalité. J’ai transféré ce souvenir d’enfance vers la fiction.
La peur est omniprésente tout au long de votre récit.
Oui. Tarentule est une histoire de peur, qui nous expose à différents types de peur. Il y a la peur qui règne dans ce camp où des enfants juifs voient se recréer l’illusion d’un camp de concentration nazi. Mais il y a aussi un autre type de peur, celle d’un enfant perdu dans les montagnes qui se heurte à deux guérilleros guatémaltèques.
Il y a une histoire de terreur à l’intérieur d’une autre histoire de terreur. Ce n’était pas mon intention au départ, ce récit narratif s’est imposé progressivement.
La mémoire est-elle votre principal outil de travail?
Certainement. J’explore ma mémoire sous divers angles. La mémoire de mon enfance dont j’ai été dépossédé, et avec laquelle j’essaye de renouer. Il y a aussi la mémoire récente, de ma vie actuelle à Berlin par exemple. Il y a aussi la mémoire collective d’une communauté, comme les Juifs, ou d’un pays.
La fiction est un outil puissant qui nous aide à sonder la mémoire, car celle-ci est souvent défaillante et peu fiable. Ainsi, créer de la fiction en explorant les tréfonds de notre mémoire nous permet parfois de combler les nombreux trous de celle-ci.
Vos récits sont un mélange savamment dosé de fiction et d’éléments autobiographiques. Dans quelle catégorie littéraire doit-on ranger vos livres ?
Je suis avant tout un écrivain de fiction, et non un mémorialiste. Pour moi, la fiction est indispensable. L’essence de mon travail littéraire, c’est la fiction. Le souvenir peut être anecdotique, mais j’ai besoin qu’il se mue en fiction, même si celle-ci se nourrit d’éléments autobiographiques. Tarentule est une histoire de peur. J’ai eu besoin de tous les outils de la fiction pour faire sentir au lecteur cette histoire qui en est une de terreur.
Quel type de rapport entretenez-vous avec votre pays natal, le Guatemala ?
Ma famille a quitté le Guatemala quand j’avais 10 ans pour fuir les remous politiques dans lesquels le pays était plongé. Nous nous sommes installés dans le sud de la Floride. J’ai ensuite poursuivi des études en ingénierie à l’Université de Caroline du Nord. Je ne suis pas issu du monde littéraire, jusqu’à la fin de ma vingtaine, je ne lisais pas de livres.
La relation que j’entretiens avec le Guatemala est étrange. Les dix années de mon enfance que j’y ai passées m’ont laissé l’impression que je n’ai jamais fait partie de la société guatémaltèque. C’est une sensation que beaucoup de Juifs comprendront.
Je vivais dans un pays totalement catholique, aujourd’hui on pourrait le qualifier de chrétien, où n’habitaient qu’environ cent familles juives (six cents ou sept cents Juifs au total). Je ressens ce sentiment d’étrangeté depuis que j’étais enfant. Tous mes amis étaient catholiques. Ils célébraient Noël et leur première communion, mangeaient de la viande le Jour des morts. Je me demandais pourquoi je ne pratiquais pas ces coutumes.
Être Juif dans un pays où il n’y a quasiment pas de Juifs, c’est un sentiment très étrange. Tu es condamné à voir ce qui se passe de l’extérieur, tu ne peux pas y participer. Comme dans un match de football, tu dois le suivre depuis les gradins, sans être autorisé à jouer.
J’ai toujours été un étranger au Guatemala. Jusqu’à aujourd’hui, je me sens comme un étranger quand j’y retourne. Je ne parle pas et je n’écris pas comme un Guatémaltèque. Mes parents vivent toujours au Guatemala.
Combien de Juifs vivent aujourd’hui au Guatemala ?
Environ 1000. Il y a trois synagogues, une ashkénaze, une sépharade, et une troisième fondée par les Israéliens qui se sont établis dans le pays ces dernières années. Je crois aussi qu’une quatrième synagogue, fondée par des Juifs ultraorthodoxes, a ouvert ses portes récemment.
C’est une petite communauté juive, mais très présente dans la société guatémaltèque, particulièrement dans les affaires et le commerce.
Si vous demandez aux Guatémaltèques combien de Juifs vivent dans le pays, ils vous répondront plusieurs dizaines de milliers, un chiffre mirobolant qui dépasse exagérément le nombre réel.
La société guatémaltèque est-elle antisémite?
Oui, il y a toujours eu beaucoup d’antisémitisme au Guatemala. Traditionnellement, ce fléau était nourri par les préjugés tenaces des chrétiens sur les Juifs, considérés comme le « peuple déicide ». Une réalité délétère avec laquelle les Juifs guatémaltèques ont toujours dû composer.
L’antisémitisme a été ravivé par les événements funestes du 7 octobre 2023.
Enfant, je me rappelle que le voisin de mes oncles, un Allemand, avait un drapeau nazi dans son garage qu’on apercevait quand il entrouvrait la porte de celui-ci. Je me promenais avec mes amis en bicyclette, nous étions atterrés quand on voyait ce drapeau frappé de la croix gammée nazie. Lui, l’exhibait de la manière la plus naturelle.
Découvrir l’antisémitisme quand on est enfant, c’est une expérience existentielle qui te marque pour le reste de ta vie. Tout enfant juif fera un jour cette hideuse découverte.
Une branche de votre famille est d’origine sépharade. Que représente le sépharadisme pour vous ?
Mes origines et ma culture sépharades occupent une place importante dans mon identité. Je me définis comme trois quarts sépharade et un quart ashkénaze de souche polonaise.
Mon livre Cancion m’a permis d’explorer et de reconstituer la branche sépharade de ma famille, qui s’est établie au début du XXe siècle en Amérique centrale. Mon grand-père paternel, qui s’appelait aussi Eduardo Halfon, était natif de Beyrouth. Hyperpolyglotte, il parlait couramment huit langues, dont l’arabe, l’hébreu, le français, l’anglais… Il est mort quand j’avais dix-huit ans, nous n’avons jamais été proches. Mon roman Deuils commence avec la mort de son fils premier-né. Au début des années 80, il a été kidnappé par des guérilleros guatémaltèques.
J’ai deux grands-mères sépharades, l’une née à Alexandrie, en Égypte, et l’autre à Alep, en Syrie.
L’identité de ma branche familiale sépharade est très importante pour moi et a une influence importante sur mon travail littéraire. Les Sépharades, qui ont subi des exils forcés et les affres des tragédies du XXe siècle, sont éparpillés aujourd’hui aux quatre coins du monde. Ils sont les héritiers d’une identité et d’une culture magnifiques millénaires, qui se sont toujours caractérisées par leur tolérance, leur altruisme et leur grande ouverture à l’autre.
Vous racontez dans le livre qu’adolescent, vous vous êtes rebellé contre vos parents et leurs traditions ancestrales. Un affrontement intergénérationnel très dur.
Adolescent, je trouvais les traditions et le judaïsme de mes parents très étouffants. J’ai passé ma vie à fuir le judaïsme de ma fratrie. Vers 30 ans, quand j’ai commencé à écrire, je me suis lancé dans une quête de mon judaïsme que j’avais délaissé pendant deux décennies. J’ai renoué avec un judaïsme non pas traditionnel, rituel et synagogal, mais littéraire et culturel. La beauté du judaïsme, c’est qu’il n’est pas une entité monolithique, plusieurs sensibilités forment celui-ci.
Le judaïsme comme histoire, particulièrement celle de mes grands-parents, m’intéresse beaucoup plus que le judaïsme comme pratique. Le judaïsme littéraire et culturel auquel je suis foncièrement attaché m’a permis de trouver ma propre manière de m’exprimer dans la vie. C’est ce judaïsme que je m’escrime à transmettre à mon fils Léo, qui a huit ans.
Pourquoi écrivez-vous en espagnol et non en anglais ?
Adolescent, j’éprouvais une grande aversion à l’endroit de tout ce qui pouvait représenter mes parents, notamment la langue espagnole. Je ne voulais plus parler cet idiome. Nous sommes partis vivre aux États-Unis. L’anglais est ainsi devenu la langue que je maîtrise le mieux aujourd’hui. Je préfère parler, lire et écrire en anglais. Je pense en anglais quand j’écris en espagnol. C’est un acte de traduction simultanée pendant que j’écris en espagnol. C’est mon système de travail.
Ça aurait été bien plus facile pour moi d’écrire mes livres en anglais, d’autant plus que j’aurais eu accès à un marché commercial littéraire plus vaste. Ce sont les circonstances de la vie qui ont fait que je suis devenu un écrivain de langue hispanique. C’est la découverte sur le tard, au début de la trentaine, de la littérature hispanique qui m’a complètement subjugué et motivé à écrire en espagnol. Je suis tombé par accident dans la littérature. Depuis, elle ne m’a plus quitté.
Vous êtes devenu un lecteur tardivement.
Personne ne lisait chez moi, nous n’avions pas de livres à la maison. Ma rencontre tardive avec la littérature fut l’une des plus merveilleuses découvertes de ma vie.
Après mes études universitaires aux États-Unis, j’ai été contraint de retourner au Guatemala, car je n’ai pas pu obtenir les papiers de résidence légaux requis pour continuer à vivre en Amérique.
Mon retour au Guatemala fut très difficile. Je me sentais dérouté et déconnecté de la société guatémaltèque. Je ne trouvais pas de travail. Je me suis alors inscrit à l’université pour suivre des études de philosophie. Mais pour être accepté au programme de philosophie, il était obligatoire de suivre des cours de littérature.
C’est par accident que j’ai découvert l’univers fascinant de la littérature. Je suis ainsi devenu un lecteur boulimique à l’âge de 26 ou 27 ans. Je me suis mis à lire avidement les grands romanciers américains, Ernest Hemingway, Raymond Carver, John Cheever… et latino-américains, Gabriel Garcia Márquez, Mario Vargas Llosa… Et surtout le Chilien Roberto Bolaño, qui me fit découvrir par le truchement de ses livres passionnants une autre Amérique latine, sale, cosmopolite, défiante.
Que signifie pour vous vivre à Berlin aujourd’hui ?
À Berlin, je suis un pur étranger. Je n’ai pas appris l’allemand, car au départ nous devions résider à Berlin qu’un an, mais notre jeune fils Léo, qui fréquente l’excellent lycée français de la ville, nous a convaincus mon épouse et moi de prolonger notre séjour d’un an. Je ne fréquente pas les Berlinois. Je mène une vraie vie d’ermite.
Grande ironie de l’Histoire, notre domicile est situé à un kilomètre de la somptueuse forêt de Wannsee, où se trouve le bâtiment où fut décidée en 1942, par la haute hiérarchie nazie, la Solution finale des Juifs.
À mon arrivée à Berlin, chaque Allemand que je croisais faisait rejaillir de ma mémoire des images atroces du nazisme. C’était très troublant. Pourtant, je m’inscris en faux contre une forme de judéité, qu’incarne parfaitement Samuel Blum, personnage de Tarentule, un ancien chef de notre camp scout, rencontré à Berlin vingt ans plus tard, qui voit de l’antisémitisme partout.
Dans mon roman, à Berlin, je raconte l’histoire de mon aïeul à mon jeune fils qui contemple les Stolpersteine (« les pierres qui font trébucher »), ces petites plaques de laiton posées sur le sol en souvenir des victimes de la Shoah. Il est très intrigué par ces symboles commémoratifs. Quand la petite histoire se heurte à la grande Histoire.
Crédit photo : © Laura Stevens-La Table Ronde