Réflexions sur la violence de l’antisémitisme
Par Elias Levy
Lauréat du prestigieux prix littéraire Femina 2024, catégorie « Essai », pour ce livre remarquable, Paul Audi, né au Liban en 1963 dans une famille non juive, est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont le très remarqué Troublante identité (éditions Stock, 2022).
Il nous a accordé une entrevue, par visioconférence, depuis son domicile, à Paris.
Dans quelle catégorie littéraire doit-on classer votre livre? Pourquoi avez-vous adopté le genre épistolaire ?
Le sujet principal de mon livre est la lutte contre l’antisémitisme. Au départ, dans le prolongement de Troublante identité, un essai autobiographique dans lequel je posais à la première personne le problème épineux des pièges de l’identité, je projetais d’écrire un essai sur cette grave question. Quand les massacres du 7 octobre 2023 en Israël se sont produits, je me suis très vite rendu compte que je devais parler d’antisémitisme sur le fond d’un événement qui n’était pas encore terminé. C’est pourquoi j’ai cherché à témoigner du désarroi que l’on peut ressentir quand on voit la haine des Juifs parce qu’ils sont juifs prendre des proportions démesurées, voire délirantes.
La forme épistolaire m’a permis de dater la prise de parole, c’est-à-dire de l’adosser à la tournure de l’événement. En fait, elle m’a surtout permis de montrer qu’en règle générale les réactions à un événement font partie de l’événement lui-même.
Par ailleurs, l’un des thèmes importants du livre est l’amitié entre deux personnes profondément angoissées, qui s’aperçoivent qu’il n’est plus possible d’exprimer leurs sentiments à qui que ce soit autour d’elles. Elles se trouvent donc dans une sorte de solitude obligée, qui a besoin d’être partagée. J’ai pensé que l’écriture d’une lettre était le bon moyen de refléter cette situation.
Une troisième raison a motivé le choix de la forme épistolaire. Nous avons réalisé à quel point les réactions suscitées par le 7 octobre et la guerre à Gaza contre le Hamas étaient vives et souvent extrêmement violentes. La correspondance, l’écriture, la forme de la lettre permettent d’injecter du temps – et aussi du recul – dans la réflexion. Quand on écrit une lettre, on choisit soigneusement ses mots, on prend garde à ce que l’on dit. Le plus important aujourd’hui est de faire attention à ce que l’on affirme, car les mots ont un pouvoir qui peut blesser et même tuer. J’ai voulu montrer que parfois le temps doit suspendre son vol pour que l’on comprenne de quoi l’on parle.
Ce sont vos sentiments et vos positions sur le conflit israélo-palestinien, particulièrement depuis les événements tragiques du 7 octobre 2023, que vous exprimez dans ce livre par l’entremise de vos deux personnages, Thomas et Maurice ?
Tout ce que je raconte dans les lettres, tous les épisodes relatés par les deux personnages principaux de mon livre, Thomas et Maurice, je les ai vécus ou on me les a rapportés.
À travers ces deux personnages, j’ai voulu tendre un miroir à l’attitude que les témoins français du conflit israélo-palestinien pouvaient être tentés d’adopter face à la résurgence de l’antisémitisme. Maurice a 65 ans, Thomas 45. Ils se connaissent depuis dix ans. Ils n’appartiennent pas à la même génération, ils n’ont pas la même histoire. Mais tous deux sont Français. Maurice est un Juif du Moyen-Orient, il a quitté la Syrie à l’âge de 5 ans avec sa famille. Il s’est toujours senti en exil et n’a d’ailleurs pas fait carrière en France, où il a décidé de revenir au moment de la retraite. Thomas est un jeune professeur non-juif dans un lycée de l’Est parisien. Conscient des valeurs de la laïcité, il a été profondément affecté par les assassinats de ses collègues Samuel Paty et Dominique Bernard, tués dans l’exercice de leurs fonctions par des islamistes radicaux. Depuis ces meurtres ignobles, il s’interroge sur ce qui se passe au Moyen-Orient et en France avec l’islam et l’islamisme. Les répercussions du 7 octobre l’amènent également à vouloir comprendre les origines de la haine et de la folie criminelle auxquelles sont exposés les Juifs de son pays, mais pas seulement de son pays.
Vous abordez sans détour un sujet très épineux, et encore tabou dans plusieurs pays occidentaux : l’antisémitisme dans le monde arabo-musulman.
L’antisémitisme est un sujet difficile à aborder, surtout face à des antisémites qui nient immédiatement que leur discours et leurs sentiments sont antisémites. Il y a un déni immédiat de leur part.
Mais en Orient, il ne s’agit pas vraiment d’antisémitisme tel que nous le connaissons en Occident, c’est-à-dire une haine des Juifs liée à une certaine représentation, sociale et raciale, que l’on a d’eux et qui justifie le fantasme qu’ils sont « différents » des autres. En Orient, les attitudes et les discours sont fondés sur des préjugés qui font partie, de près ou de loin, de l’héritage socioculturel. Et cet héritage renvoie à la manière dont les mœurs et les coutumes ont été façonnées pendant des siècles par la religion, qu’elle soit chrétienne ou musulmane.
C’est pourquoi je préfère parler d’antijudaïsme plutôt que d’antisémitisme. Il y a eu quinze siècles d’antijudaïsme chrétien et treize siècles d’antijudaïsme musulman. Les Arabes, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, vivent dans des sociétés profondément marquées par cette très longue et très lourde tradition d’antijudaïsme.
Aussi, même si beaucoup d’Arabes ont rencontré des Juifs ou ont des amis juifs, la plupart d’entre eux ont encore ce que j’appelle le « réflexe antijuif », en raison duquel il arrive qu’au détour d’une conversation, entre deux phrases, un lieu commun antijuif des plus éculés jaillisse soudain. Ceux qui utilisent ces stéréotypes antijuifs ne réalisent pas à quel point ils sont fondés sur des préjugés séculaires et des discours tout trouvés, transmis indistinctement par mille canaux.
Le travail de déconstruction de ce discours antijuif n’a pas été fait en Orient, où il n’y a pas de système éducatif qui s’y consacre. Dans certains lieux, on renforce même le trait, à des fins guerrières.
L’antijudaïsme qu’il y a dans les sociétés arabo-musulmanes est-il l’un des principaux écueils à un dénouement politique du conflit entre Israël et le monde arabe ?
C’est certainement un obstacle, mais ce n’est pas le seul. Les pays arabes de la région doivent avant tout se débarrasser d’un schéma d’opposition irréaliste, délirant et sans avenir. Il faut aussi reconnaître que l’antijudaïsme qui sévit en Orient depuis des siècles a été exacerbé par le conflit politico-religieux israélo-arabe. En effet, ce conflit, avec son lot de rancœurs, de frustrations et de crimes non jugés, a transformé la méfiance, ou la défiance, des Arabes à l’égard des Juifs en une haine inexpiable.
Il faut bien sûr une solution politique pour que cette haine des Juifs diminue d’intensité. Mais en Orient, tout ce qui est politique a un aspect religieux et tout ce qui est religieux a un aspect politique : il est impossible de faire la distinction entre les deux. Comment s’en sortir quand le texte coranique, que rien ne peut remettre en cause, contient des sourates antijuives dont la charge négative est difficile à atténuer? Combien de temps a-t-il fallu au christianisme pour qu’il surmonte son aversion initiale envers les Juifs?
Vous rappelez à quel point le Hamas est une organisation entièrement vouée à la destruction d’Israël.
J’invite tout le monde à lire la charte du Hamas. Cette organisation islamiste n’a jamais caché ses intentions à l’endroit d’Israël. Elle les affiche sans la moindre gêne. Quelques heures après avoir libéré trois otages israéliennes qu’il détenait à Gaza depuis plus d’un an et demi, le Hamas a diffusé un communiqué pour réaffirmer sa position idéologique : son objectif ultime est de créer un État palestinien « du fleuve à la mer », ce qui veut dire l’éradication d’Israël. Le Hamas n’a pas d’autre logiciel, si j’ose dire.
Le Hamas est un mouvement militaro-religieux, fondé par les Frères musulmans. Si aujourd’hui l’islamisme a emprisonné la cause palestinienne dans ses filets meurtriers, il ne faut pas oublier qu’au départ, avant même la création de l’État d’Israël, le conflit était judéo-christiano-musulman. C’est sur cette base que la question territoriale s’est posée, et surtout qu’elle n’a pas été résolue, alors qu’elle pouvait l’être assez facilement.
Ensuite, quand la population arabe de Palestine a, dans la lutte, pris conscience de sa réalité politique et est devenue un peuple unifié autour de son aspiration à la souveraineté, le conflit judéo-arabe s’est mué en un conflit israélo-palestinien. Si le Hamas peut s’enorgueillir d’avoir supplanté le Fatah, c’est parce qu’il se présente comme le héraut d’une lutte politico-religieuse, celle-là même que le Fatah avait cru pouvoir abandonner et avec laquelle, maintenant, contraint et forcé, il renoue.
Pourquoi la dimension religieuse du conflit israélo-palestinien est-elle souvent éludée par des observateurs et des analystes de ce conflit ?
Parce que le plus souvent, les personnes qui s’intéressent au conflit israélo-palestinien ne veulent en avoir qu’une représentation strictement politique, conforme aux luttes qu’elles connaissent et maîtrisent, comme celles relatives à la décolonisation. Elles ne veulent pas admettre qu’il n’y a pas d’interprétation strictement politique de tout ce qui touche à la vie des sociétés dans cette partie du monde. Elles refusent que là-bas tout se détache inévitablement sur un arrière-plan théologico-politique.
Les Arabes, qu’ils soient musulmans ou chrétiens – on a tendance à penser que tous les Arabes sont musulmans, alors qu’il y a aussi des Arabes chrétiens et des Druzes – ont une position idéologico-politique commune inflexible : ils ne peuvent tolérer l’autonomie et la souveraineté juive là où il y a des lieux saints islamiques ou chrétiens.
La dimension religieuse a donc pris le dessus dans le conflit opposant Israël aux Palestiniens ?
Aujourd’hui, en Orient, les chrétiens comptent peu, c’est pourquoi il revient à l’islamisme de porter l’opposition à Israël à son paroxysme. Dans les années 50 et 60 du siècle dernier, de nombreux intellectuels de culture chrétienne ont épousé la cause palestinienne. Ils étaient areligieux, ils pensaient l’émancipation en termes marxistes. À l’heure actuelle, même si de très vieux combattants de ce type ont survécu, on n’en voit plus aucun brandir l’étendard de la cause palestinienne. On ne parle plus que du djihad et de son but prochain : la conquête de Jérusalem, comprise comme une ville sainte.
Si la revendication religieuse a pris le dessus, elle explique en même temps pourquoi les Juifs, les chrétiens et les musulmans ont pu cohabiter dans cette partie du monde aussi longtemps de manière plus ou moins pacifique.
Comme on sait, ces trois communautés étaient sous la tutelle de l’Empire ottoman qui leur a imposé des règles de conduite très strictes. Il y avait ceux qui étaient des citoyens à part entière, et les autres, qui étaient des citoyens de seconde zone, qui devaient payer des taxes très élevées, ne pouvaient occuper que certains emplois, vivaient dans une forme de séparation.
À ce titre-là, les règles de la coexistence fonctionnaient, même si de temps en temps il y avait des grabuges et même des massacres. Mais, en règle générale, Juifs, musulmans et chrétiens étaient soumis à la pax ottomane. Quand l’Empire ottoman a disparu, la question de la coexistence de ces communautés s’est posée. Et c’est immédiatement que cette coexistence n’a été tolérée qu’à la condition de reproduire en dehors de l’Empire ottoman le même schéma : en n’acceptant pas que les communautés juives d’Orient puissent revendiquer la moindre forme de souveraineté.
Depuis le 7 octobre 2023, les actes antisémites ont explosé en Occident. Comment expliquer cette résurgence brutale de la judéophobie ?
L’antisémitisme, c’est la haine du Juif parce qu’il est juif. Il n’y a donc aucun rapport entre cette haine et l’action d’un gouvernement israélien extrémiste, en grande partie radicalisé, qui exerce brutalement sa force contre les Palestiniens. Or on déteste un Juif parce qu’il est juif en l’assimilant, cette fois, à quelque chose à quoi il ne prend pas part : le gouvernement de l’État d’Israël. Il va pourtant de soi que les Juifs de la diaspora ne sont aucunement responsables des politiques et des actes du gouvernement israélien.
L’antisémitisme a refleuri de manière absolument stupéfiante au lendemain du 7 octobre 2023. Je rappelle que le 9 octobre 2023, sur une place de Sidney, en Australie, on a crié « mort aux Juifs ». À ce moment-là, il n’y avait absolument pas l’ombre d’une riposte de l’armée israélienne à Gaza. Quelques jours après, dans plusieurs capitales occidentales, il y a eu aussi des cris de « mort aux Juifs » qu’on n’avait pas entendus depuis 50 ans.
D’où émane cette haine antijuive? Comment la comprendre ?
Le premier constat que l’on puisse faire, c’est que ce fléau qu’on croyait disparu, en fait, ne l’était pas : il était couvert par une sorte d’embarras, de gêne ou de honte. Autrement dit, les vieux stéréotypes et réflexes antisémites ont toujours existé, bien qu’ils n’eussent plus eu voix au chapitre – on se retenait de les manifester. D’autant qu’en France par exemple un acte antisémite est un délit, pénalement sanctionné.
Depuis le 7 octobre 2023, les antisémites ont trouvé un prétexte formidable pour que l’antisémitisme se répande. On reparle de la domination du monde par les Juifs, on imagine qu’ils forment un seul bloc, mû par des intentions détestables, on les accuse de tous les maux dont on accuse par ailleurs « l’Occident ». Tout cela se retrouve résumé dans le mot « sionisme », alors que, dans la plupart des cas, on n’a aucune idée de ce que ce mot signifie, sauf qu’il faut y voir une infamie.
En tout cas, force est de constater que bon nombre de Juifs qui désapprouvent l’action du gouvernement Netanyahou ont été insultés ou attaqués physiquement uniquement parce qu’ils étaient juifs et qu’ils étaient tenus pour responsables de ce qui se passe à Gaza.
Comment envisagez-vous les perspectives du conflit israélo-palestinien ?
Je ne suis pas un géopolitologue. Mon livre ne traite pas du conflit israélo-palestinien. Mon objectif est simplement de remonter à la racine d’un mal ancien, l’antijudaïsme, un mal qui n’a jamais disparu, en particulier au Moyen-Orient où les tensions identitaires sont les plus fortes. J’essaie donc de comprendre et d’analyser à la fois les raisons de la résurgence soudaine de la haine et les réactions que ce phénomène provoque chez des personnes qui ne s’attendaient pas à être attaquées en raison de leurs origines juives.
D’un point de vue géopolitique, je pense toutefois que l’horizon est assez bouché. Tout le monde dit que la solution réside dans la création d’un État palestinien, mais personne ne voit comment y parvenir concrètement. Sur le plan territorial, c’est extrêmement compliqué, même si certains, plus optimistes que moi, disent que c’est encore possible. Sur le plan de la sécurité d’Israël, cela implique la démilitarisation de l’État palestinien, et personne du côté arabe n’accepte cette idée.
C’est pourquoi, lorsqu’il a été question des accords d’Abraham, que le Hamas a tout fait pour faire capoter, j’ai été heureux d’apprendre qu’il y avait des pays arabes qui, fatigués de faire du sur-place, acceptaient le principe d’une normalisation avec Israël. C’est le premier pas vers un engagement de paix à très long terme. En effet, j’étais parti de l’idée que, contrairement à ce que l’on disait, à savoir que les accords d’Abraham étaient un moyen de contourner le problème palestinien, ces accords historiques étaient la condition, peut-être la seule condition, et non l’obstacle ou le contournement, pour que cet État voie le jour. La raison en est simple : les Palestiniens ne peuvent attaquer militairement l’État d’Israël que s’ils ont le soutien des pays arabo-musulmans. S’ils n’ont pas ce soutien, ils ne pourront pas faire la guerre à Israël. Seules les forces combinées des pays arabo-musulmans peuvent rendre une attaque contre Israël suffisamment audacieuse. D’ailleurs, lorsqu’il a attaqué Israël le 7 octobre 2023, le Hamas a compté sur un certain nombre de garanties reçues de la part des forces qui ont pris le nom d’« axe de la résistance islamique » – cette résistance étant en l’occurrence chiite ou sunnite pro-iranienne.
L’idée fondamentale des accords d’Abraham était de dissuader les pays arabes d’apporter leur soutien à une attaque palestinienne, parce qu’ils auraient mieux à faire (des affaires notamment). De ce point de vue, ils devaient contribuer à dégager l’horizon pour que l’existence d’un État palestinien non potentiellement ou réellement agressif puisse être élaborée autour d’une table de négociation. Car ce qui pèse aujourd’hui sur l’avenir de la région, c’est la crainte légitime qu’ont les Israéliens qu’une souveraineté palestinienne soit capable de mener une guerre d’extermination contre Israël, comme la charte du Hamas le prescrit aux Palestiniens, même si, dans leur très grande majorité, ces derniers refusent de se soumettre à une prescription aussi diabolique.
Crédit photo : © P. Audi