Entrevue avec la grande romancière israélienne Orly Castel-Bloom
Par Elias Levy
Le 26 février, quand j’ai joint Orly Castel-Bloom à son domicile, à Tel-Aviv, pour parler de son nouveau roman, Biotope, Israël venait de célébrer les funérailles de Shiri Bibas et de ses deux bambins, Ariel et Kfir, âgés respectivement de 4 ans et 8 moi, assassinés cruellement par des terroristes du Hamas pendant leur calvaire à Gaza.
« C’est une journée terriblement triste pour tout Israël. Je suis atterrée. Depuis le 7 octobre 2023, une tristesse indicible m’a envahie », nous a confié la grande romancière israélienne.
Née en 1960 à Tel-Aviv, dans une famille sépharade d’origine égyptienne, Orly Castel-Bloom est unanimement célébrée en Israël comme la romancière la plus audacieuse de sa génération, repoussant et réinventant constamment les possibles de la langue hébraïque comme de la narration littéraire.
Autrice d’une vingtaine de romans et recueils de nouvelles, traduits dans plus de trente langues, Orly Castel-Bloom s’est fait remarquer en 1993 sur les scènes littéraires israélienne et internationale dès la parution de son premier roman, le « classique post-moderne » Dolly City (éditions Actes Sud).
En 2016, son livre biographique, Le Roman égyptien (éditions Actes Sud), une magnifique saga sépharade, a été couronné par la plus haute distinction littéraire d’Israël, le prix Sapir, l’équivalent du prix Goncourt français.
Orly Castel-Bloom s’exprime fort bien en français. Elle enseigne la création littéraire à l’Académie Bezalel de Jérusalem et à la Bibliothèque de Tel-Aviv.
Dans Biotope, dont la version française, finement traduite de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, vient de paraître aux Éditions Actes Sud, la romancière relate avec brio les pérégrinations du narrateur et principal protagoniste de ce récit déjanté dont on devient vite addictif, Joseph Shimel, professeur de littérature déchu de l’Université de Tel-Aviv, né en Israël d’un père israélien et d’une mère protestante huguenote originaire d’Arromanches, commune de Normandie (France).
Il vivote en accompagnant dans leurs démarches bureaucratiques éreintantes des olim fortunés arrivés de France. Il observe scrupuleusement depuis la fenêtre du premier étage de son immeuble, qui donne sur une rue très bruyante de Tel-Aviv, un univers assourdissant et des plus bigarrés : toxicomanes en quête de méthadone, des SDF (sans domicile fixe) flamboyants, des myriades de vélos et de trottinettes électriques, des bouchons de circulation démentiels quasi permanents, des pigeons très gourmands nourris par des badauds, des fast-foods qui ne désemplissent pas…
Une chronique caustique et hilarante qui croque Tel-Aviv sous toutes ses coutures. Un regard acéré sur les fractures de la société israélienne.
Dépassionné et désarçonné par son époque, Joseph Shimel, en quête de repères identitaires, déambule entre Tel-Aviv et la Normandie, où il vient de percevoir un héritage inattendu…
Un roman magnétique à la fois sombre et lumineux servi par une écriture éblouissante. Un autre tour de force littéraire d’Orly Castel-Bloom.
Biotope a obtenu le prix littéraire français Transfuge du meilleur roman israélien 2025.
Comme une anthropologue, vous observez au scalpel le brouhaha urbain de votre ville natale, Tel-Aviv.
Un biotope est un milieu offrant « des conditions de vie homogènes ». Ajoutez-y des habitants, vous tenez un écosystème. C’est ce que mon personnage, Joseph Shimel, s’escrime à explorer dans ce roman, mais à l’échelle du quartier de Tel-Aviv où il vit.
Quand j’écris, j’adore faire des descriptions : je regarde, j’observe, ensuite j’écris et je décris. Dans mes textes, il y a beaucoup de descriptions, mais aussi beaucoup d’action.
J’ai mis sept ans pour écrire Biotope. Entrer dans la peau d’un homme comme Joseph Shimel a été une expérience littéraire très ardue. Écrire à la première personne du masculin, c’était très difficile. J’ai mis beaucoup de temps avant d’appréhender, sur les plans psychologique et littéraire, ce personnage complexe et revêche, sorte d’antihéros contemporain.
Joseph Shimel est un témoin attentif et une victime ahurie de notre modernité. Sa quête identitaire semble permanente ?
Oui. Il tente désespérément de surnager dans un univers qui lui échappe et de juguler les angoisses profondes qui le taraudent. Il est dérouté face aux vicissitudes de la vie qui l’assaillent. Solitaire, il n’a comme compagnie que celle de son chien, un pseudo-teckel surnommé Foxy. Célibataire endurci, chômeur – il vient d’être limogé de l’Université de Tel-Aviv où il enseignait –, il cherche des repères, aussi bien en Israël qu’en Normandie, où il poursuit ses déambulations après avoir hérité d’une maison.
Vous avez raison, son identité israélienne est fragile, c’est pourquoi il se laissera embrigader par un escroc, Dvir, un colon religieux rescapé d’un attentat terroriste. Joseph Shimel est un underdog, il scrute la société à partir des soubassements du quartier de Tel-Aviv où il réside. À l’instar de beaucoup de nouveaux olims, il peine à s’ancrer dans des repères identitaires et nationaux solides. Il y a quelque chose de très kafkaïen dans ce personnage. Il est presque le frère du Joseph K., personnage central du roman Le procès de Franz Kafka.
À quoi ressemble votre vie depuis le pogrom du 7 octobre 2023 ?
Cette tragédie macabre m’a profondément bouleversée et lacérée dans mon for intérieur. Ma joie d’écrire a disparu depuis ce jour-là (en hébreu, on appelle cela l’exaltation de la création – Hedvat yetzirah). Avant le 7 octobre, j’avais lu un livre d’Isaac Bashevis Singer où il relatait un pogrom perpétré par des cosaques dans un shtetl de Pologne en 1648. Quand l’attaque effroyable du Hamas s’est produite, j’ai jeté ce livre. Depuis, je n’ai lu aucun livre. Je n’y arrive pas. Je ne pense qu’aux otages embastillés dans les tunnels du Hamas à Gaza. Le Hamas les libère au goutte-à-goutte. C’est une épreuve horrible. Je suis entrée dans un état profond de tristesse. Je croyais que la génération de mes parents avait achevé le travail de construire Israël, et que moi je devais seulement vivre et écrire. Depuis le 7 octobre, j’ai tout arrêté.
Votre optimisme semble s’être considérablement effiloché ?
Je n’aurais jamais pu imaginer qu’Israël vivrait un jour une tragédie nationale de l’ampleur du 7 octobre. J’étais optimiste, mais, aujourd’hui, en dépit du fait que l’avenir d’Israël est nébuleux, je ne suis pas encore pessimiste, mais je suis inquiète. J’ai des enfants et des petits-enfants, je me soucie beaucoup du monde dans lequel ils vont vivre.
Pendant les jours de guerre, notamment lorsque l’Iran nous a attaqués violemment avec des centaines de drones et de missiles, quand les sirènes d’alarme retentissaient, je descendais à l’abri anti-bombes de l’immeuble où j’habite. J’étais la plus âgée parce que les aînés n’ayant pas le droit de prendre l’ascenseur, pour des raisons sécuritaires, ne pouvaient pas courir et descendre les escaliers pour se rendre à l’abri. Je n’osais pas regarder dans les yeux les jeunes qui se trouvaient avec moi dans cet abri. Je me sentais mal, car je ne cessais de me demander : « Que va-t-on laisser à ces jeunes? »
Comment envisagez-vous ces jours-ci l’avenir d’Israël ?
Sincèrement, depuis le 7 octobre 2023, je ne sais pas si la paix, tellement désirée, arrivera un jour. Cette perspective tant attendue est très loin aujourd’hui. Les Palestiniens ont commis une énorme bourde le 7 octobre.
Israël est un laboratoire de l’inconnu. À quoi ressemblera l’avenir? Qu’allons-nous devenir? Si quelqu’un veut mener une recherche sur ce qu’est un être humain vivant sous pression, qu’il vienne en Israël. Il ne sera pas déçu!
La langue et la culture françaises sont omniprésentes dans Biotope. Celles-ci semblent être importantes pour vous ?
Bien que née en Israël, je ne me définis pas comme une « pure Sabra ». Mes parents sont originaires d’Égypte. À la maison, ils me parlaient uniquement en français. Quand ils se disputaient, pour que je ne comprenne pas le motif de leurs chicanes, ils parlaient en arabe. Langue que je n’ai jamais apprise. Je n’ai commencé à parler l’hébreu que vers les 4 ans, en classe de maternelle, où je recevais des coups quand j’osais m’exprimer en français.
La langue hébraïque, qui a été une étonnante découverte pour moi, m’a alors complètement subjuguée. Mon statut linguistique familial m’a conféré le privilège de fureter dans les riches nuances de cette langue enivrante qu’est l’hébreu. À douze ans, j’ai écrit une dictée en classe sans faire une seule faute d’orthographe. Le 10 sur 10 que j’ai obtenu pour cette rédaction fut, sans que je me rende compte à ce moment-là, mon baptême d’écrivaine. Mes parents admiraient beaucoup la culture et la littérature françaises. Ils m’ont transmis leur amour pour cette culture majestueuse qui m’est très chère.
Êtes-vous attachée à vos racines sépharades égyptiennes ?
Oui, elles sont très importantes pour moi. Le roman égyptien est mon devoir de mémoire sépharade. C’est un hommage à ma tribu, les Castil, originaires d’Égypte, mais qui a vécu auparavant dans l’Espagne des rois catholiques, d’où elle fut expulsée en 1492 par les inquisiteurs catholiques.
Crédit photo : © Reli Avrahami