Éclats : Chronique d’Israël
Par Maurice Chalom
Après avoir vécu 45 ans à Montréal, Maurice Chalom a établi ses pénates à Netanya. Il nous livre dans cette première chronique son regard sur la société israélienne de 2025.
503e jour. Depuis le 07/10, il existe trois calendriers en Israël : l’hébraïque, le grégorien et le 07/10. J’ai attendu ce jour avant d’écrire cette chronique. Attendu et espéré, comme tout le monde, la bonne nouvelle qui n’est pas arrivée. Ariel et Kfir Bibas ne sont plus. Ils nous ont été rendus non pas en vie, debout sur leurs jambes, mais dans des cercueils, avec Oded Lifshitz, journaliste et militant pour la paix. Quant à Shiri, la mère d’Ariel et Kfir, la dépouille restituée ne serait pas la sienne. Après quelques heures de tractations, la dépouille de Shiri a rejoint celles de ses enfants. Le Hamas, décomplexé et obscène, joue avec nos nerfs et teste notre patience, semaine après semaine.
Aujourd’hui, Israël a mal à son ego. Il crie son mal-être, sa rage et son dégoût. Tous azimuts. Quand je parle d’Israël, je ne fais pas référence au peuple ou à la nation; je parle de ces quelque dix millions de citoyens qui habitent ce coin de terre. Oui, chacun d’entre eux a mal, se sent humilié et impuissant. C’est une lapalissade que de le dire, mais depuis le 07/10, surtout depuis le 07/10, chaque Israélien sait mieux que l’autre ce qui aurait dû être fait pour prévoir, anticiper et prévenir le pogrom. Chaque Israélien est persuadé de détenir LA solution, afin que cela ne se reproduise plus jamais. Il suffit pour cela d’avoir l’oreille attentive dans le bus, dans le train, à la terrasse d’un café, dans un resto ou d’entamer la conversation avec un chauffeur de taxi pour s’en convaincre. En chaque Israélien sommeille un député du parlement, un membre du gouvernement, quand il ne se voit pas à la place du premier ministre. Tout Israélien, de plus de dix-huit ans, est une éminence grise à la Abba Eban, une pointure de l’économie, un Machiavel de premier plan, un cador du renseignement, un Clausewitz des armées. Chaque Israélien est persuadé d’être le microcosme et l’éclat de la nation. Il sait tout, jamais n’oublie et ne pardonne rien.
Un peu à la manière de l’entrée des Hébreux en Canaan, chaque Israélien s’identifie à sa tribu, selon différents critères, à commencer par l’ascendance ethnoculturelle. En effet, le retour des exilés permet à chacun d’affirmer sa fierté d’être ashkénaze, séfarade, oriental, éthiopien, arabe, chrétien, druze et que sais-je encore. Mais ce n’est pas tout, car ce critère est loin d’être satisfaisant aux yeux des Israéliens. Surtout pas d’amalgame entre allemand, russe, polonais ou hongrois. Un Tunisien verra rouge si on l’assimile au Marocain ou à l’Algérien. Idem pour le Libanais envers le Syrien, l’Irakien ou le Libyen. L’arak est supérieur à l’ouzo et n’a rien à voir avec la boukha ou la vodka. Et réciproquement. Je vous fais grâce des subtilités régionales, métropolitaines, villageoises, voire familiales, on y serait encore demain matin.
Un autre critère d’identification à une tribu est la façon d’être un Israélien, dont le port ou non de la kippa est le signe distinctif. Je m’inspire de la nomenclature de Michel Kichka qui, dans son roman graphique Falafel sauce piquante, en dresse un inventaire exhaustif. La kippa standard crochetée portée par les religieux nationalistes. Traditionalistes, ils votent à droite de l’échiquier politique. La kippa XXL crochetée est l’apanage des jeunes des collines, ceux-là mêmes des implantations illégales qui jouent aux gendarmes et aux voleurs avec les forces de l’ordre et à attrape-moi si tu peux avec les agriculteurs, fermiers et bergers palestiniens. La kippa blanche synthétique est le couvre-chef de petits délinquants au crâne rasé. La plupart du temps, ils la portent avant de comparaître devant la justice, en espérant sa clémence. La kippa blanche à pompons est le signe distinctif des fervents de Nahman de Breslev, né en 1772 et décédé à l’âge de 38 ans. Petit-fils du Baal Shem Tov, il aurait donné un souffle nouveau au hassidisme, en combinant enseignements ésotériques et étude approfondie du Pentateuque. Enterré à Ouman, on ne lui connaît aucun successeur, mais moult adeptes, à voir les difficultés d’hébergement et de logistique, année après année, à l’occasion des célébrations du Nouvel An juif à Ouman. Et puis, il y a la kippa de Boukhara. Aussi large qu’un bonnet de nuit, elle est reconnaissable à ses couleurs chatoyantes et ses riches broderies. Plus rare de nos jours, après avoir fait fureur dans les années 70 et 80 auprès des Bobos, elle fait aujourd’hui bon chic bon genre. La kippa noire en tissu est portée sous les chapeaux ronds par les observants ashkénazes d’obédience lituanienne. Large spectre de ces Israéliens orthodoxes qui vont du sionisme à l’antisionisme. Les Séfarades orthodoxes ne sont pas en reste. Ils sont reconnaissables à leur kippa en soie made in China, qu’ils portent sous leur Borsalino et leur inséparable costard noir. Finalement, il y a les sans-kippa qui en gardent une dans leur poche, au cas où, sait-on jamais…
N’allez pas croire que nous en avons fini avec les critères d’identification des tribus, que nenni. Impossible de faire l’impasse sur les Métropolia et les Périphéria, marqueurs du statut social et économique. Israël n’est pas seulement la Start-up Nation tant vantée, c’est également le pays des grues. Où que vous vous trouviez, ça construit, car la demande en logements a toujours plusieurs longueurs d’avance sur l’offre. Et vu que nous sommes à l’étroit, alors ça pousse en hauteur de tous bords tous côtés. Et qui dit construction dit besoins de tous ordres : routes, aqueducs, égouts, centrales électriques, transports publics, garderies, écoles, centres communautaires, country clubs, supermarchés, centres commerciaux, et j’en passe. Résultat des courses, un balagan permanent, des bouchons sur les autoroutes et en ville, des excavations en plein centre-ville, des quartiers entiers en rénovation. Le tout agrémenté du concert permanent des klaxons. J’attends le jour où les constructeurs exporteront en Israël leurs véhicules sans l’option klaxon, ça nous fera des vacances.
Selon les dernières données du Bureau national des statistiques, l’immobilier a cru en moyenne de 20 % en 2024. Oui, vous avez bien lu : 20 % d’augmentation en pleine guerre. C’est à n’y rien comprendre. Concrètement, un 4 pièces à Neve Tsedek, au sud de Tel-Aviv, a pris bien plus de valeur que le même 4 pièces au sud d’Ashdod. Vous me direz, sans doute avec raison, qu’on est toujours le banlieusard de quelqu’un, le périphérique d’un centre. Le nord telavivien regardera le ramatganien avec condescendance, l’herzlien lèvera le nez sur le netanyen, et tourne manège. Dis-moi où tu habites, je te dirai si je te fréquente.
J’aime marcher, d’autant que je n’ai jamais appris à conduire. Lors de mes balades quotidiennes, je regarde les Israéliens que je croise à un coin de rue, au café ou sur la plage. La plage, quel magnifique lieu de brassage des Israéliens. Enfin, c’est ce que je croyais, eh non. Là aussi, chacun retrouve sa tribu. Outre la distinction des plages entre laïcs et religieux, la moindre des choses, il y a celle des amateurs de foot, des joueurs de Matkot, ce jeu de raquettes qui semble être une invention locale, la plage des bodybuilders, celle des joueurs de sheshbesh, communément appelé jeu de jacquet ou backgammon. Ces plages sont exclusivement composées d’hommes, les femmes préférant se retrouver entre elles sur les transats. Il y a aussi ces retrouvailles hebdomadaires du samedi, autour d’une kémia tune, pour les uns, d’une daf irakienne pour d’autres, apéro bière vodka pour les Russes, qui sont les seuls à se baigner de janvier à mars. Ce rituel se répète samedi après samedi, toujours les mêmes, aux mêmes places, à la même heure. Ils sortent les tables et les chaises du restaurant casher la méadrin, fermé pour l’occasion, s’installent en commensaux et partagent les mets se trouvant sur la table.
Il y a deux semaines de cela, j’étais à Tel-Aviv, près du port. Un même samedi d’hiver, mais une tout autre ambiance. Des Israéliens attablés aux tables des restaurants, en famille, beaucoup de jeunes couples et de célibataires. Le centre commercial en plein air regorge de monde. Un beau samedi ensoleillé, propice au farniente. Ici, pas un seul joueur de matkot, pas plus que de sheshbesh, ni d’attablés autour d’une kemia ou d’une daf. Ces Israéliens sirotent des cocktails, déjeunent et font du shopping, le tout dans une ambiance musicale californienne. Même samedi, autre réalité.
Depuis le 7/10, tout a volé en éclats. L’arrogance a fait place à la sidération et au doute. Le slogan « ensemble nous vaincrons » a rassemblé et soudé les Israéliens pour quelques mois, tout comme l’élan de solidarité envers les agriculteurs, les soldats et les réservistes. La société civile a assumé et continue d’assumer des fonctions régaliennes. Les maisons en ruines des kibboutzim et le lieu du festival Nova sont devenus des mémoriaux. La sidération s’est muée en colère et la tragédie du 7/10 sature l’espace public et médiatique. Depuis l’accord en trois phases, pour un cessez-le-feu, le retour des otages et le retrait de l’armée de l’enclave de Gaza, les tensions et clivages, entre tribus, qui avaient fait une pause, ont repris de plus belle. Pour les uns, il n’aurait jamais fallu signer un tel accord et poursuivre les combats, quel qu’en soit le prix. Pour d’autres, la priorité des priorités est le retour de tous les otages, quel qu’en soit le prix.
Les sentiments de désabusement, de désillusion et de colère, quand ce n’est pas celui de la vengeance, sont de plus en plus prégnants, même si en apparence rien de tout cela ne transpire. Les Israéliens vaquent à leur quotidien, comme si de rien n’était. Il paraît que ça s’appelle la résilience. Mais comme jamais vu dans le passé, les pharmacies sont en rupture de stock d’antidépresseurs, dans les consultations auprès des médecins de famille, les prescriptions contre l’insomnie explosent, de même que les demandes de consultations pour une thérapie. Autre signe, comme quoi ce n’est pas la grande forme, les besoins de prendre l’air en dehors du pays font la fortune d’El-Al et de ses filiales low-cost. L’Europe est la destination la plus courue. Pour quelques jours, quelques semaines, les Israéliens ressentent l’impératif besoin de prendre le large, de respirer un autre air, de ne plus être branchés 24/7 sur les infos, d’entendre le silence, de relâcher la pression et la tension. Faire une pause, avant de reprendre le collier…
À suivre.
Crédit photo : © M. Chalom