« Le conflit israélo-palestinien a revêtu presque dès ses débuts une connotation religieuse »
Par Georges Bensoussan, historien

L’historien Georges Bensoussan nous livre son regard sur l’interminable conflit israélo-palestinien et sur le maelström d’antisémitisme qui a déferlé sur l’Occident depuis le 7 octobre 2023.
Il est l’auteur de plusieurs livres remarqués sur l’histoire de la Shoah, du conflit israélo-arabe et des Juifs ayant vécu dans les pays arabes.
Son dernier livre, Les origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), est paru dans la célèbre Collection Que sais-je? en 2023.
Georges Bensoussan a répondu aux questions de La Voix sépharade.
Les événements tragiques du 7 octobre 2023 ont-ils modifié votre regard sur le conflit israélo-palestinien ?
Ils ont confirmé certains éléments d’analyse présents bien avant le 7 octobre et qui se sont manifestés de façon récurrente au long de ce conflit, en particulier en 1929 et en 1948, où certains massacres de Juifs vivant à l’époque en Palestine eurent un caractère génocidaire, marqués par la volonté non de venir à bout de l’ennemi, mais de l’éradiquer comme on élimine un être en trop sur la surface de la Terre.
Le conflit israélo-palestinien, jadis de nature nationaliste et territoriale, ne s’est-il pas mué en un contentieux à caractère religieux ?
Le conflit a revêtu presque dès ses débuts une connotation religieuse en mettant en lumière la vision traditionnelle du Juif dans l’islam et dans le Coran. À l’exception des années précédant la Première Guerre mondiale, quand le refus arabe du sionisme était porté par des élites chrétiennes. Mais à partir du mandat britannique (1922) et de la création concomitante du Conseil suprême musulman avec à sa tête le mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, nommé à ce poste l’année précédente, le conflit a revêtu une dimension islamique qui ne l’a jamais quitté. Y compris à l’époque de Yasser Arafat dont les discours étaient truffés de références coraniques.
Le 10 mai 1994, dans une mosquée de Johannesburg, alors qu’il venait de signer les accords d’Oslo (13 septembre 1993), Arafat déclara : « Le djihad va continuer. Jérusalem n’appartient pas seulement au peuple palestinien, mais à toute la nation islamique. (…) Pour moi, cet accord n’a pas plus de valeur que celui qui a été signé entre notre prophète Mohammad et les Qurayshites à La Mecque (le traité d’Al Hudaybiya conclu en 628). Et vous vous souvenez, le calife Omar a rejeté cet accord en disant qu’il n’était qu’une misérable trêve. »
Huit ans plus tard, en janvier 2002, lors d’une rencontre avec des Palestiniens de Hébron, Arafat déclara : « Oui, frères, avec nos âmes et avec notre sang, nous te délivrerons, ô Palestine. (…) Allah est grand! Gloire à Allah et à son prophète! Djihad, djihad, djihad, djihad, djihad ! (…) Nous ne défendons pas la Palestine en tant que Palestiniens. Nous la défendons plutôt au nom de la nation arabe, au nom de la nation islamique. »1Cité par Pierre-André Taguieff, Que signifie haïr les Juifs au XXIe siècle, éditions Les Provinciales, 2019, p.207.
Quel regard portez-vous sur l’accusation de « génocide » déposée contre Israël auprès de la Cour de justice internationale (CJI) de l’ONU ?
Cette accusation constitue un cas d’école de ce qu’on nomme une inversion projective : imputer à sa victime le crime qu’on rêve de lui faire subir. Car le modus operandi des massacres du 7 octobre était de nature génocidaire. Il ne s’agissait pas seulement de tuer, il fallait araser, ôter toute forme humaine aux cadavres, et faire disparaître cet élément impur, « le Juif ». Les tueurs, qui se filment, ne parlent jamais d’Israéliens mais de Yahoud (Juifs). Dans le document fondateur du Hamas, sa Charte, il n’y a pas de place pour deux États, ni même l’ébauche d’un compromis. Le seul horizon envisagé est celui de la disparition de l’État d’Israël. Parlons clair : que signifie la disparition d’un État sinon la promesse d’un génocide? Avec ici, dans le texte même de la Charte, l’intention, cet élément constitutif d’un génocide.
En second lieu, en accusant l’État juif de génocide, on détourne de soi l’accusation de pratiques génocidaires avérées pourtant le 7 octobre 2023. Accuser l’État d’Israël de génocide, c’est aussi espérer le priver de la légitimité que la Shoah lui aurait conférée jadis, quand dans l’opinion courante l’État d’Israël serait né du génocide comme une forme de « compensation ». Une aberration sur le plan historique, mais qui perdurera tant cette opinion répond à un besoin de sens. Enfin, accuser l’État juif de génocide, c’est non seulement retourner perversement contre les Juifs le désastre qui les a frappés, mais c’est aussi légitimer par avance la disparition de leur État. Car c’est bien là l’objectif ultime de cette machinerie accusatrice.
Comment envisagez-vous les perspectives du conflit israélo-palestinien ?
Aucune autre perspective que la guerre tant qu’une organisation exterminatrice comme le Hamas présidera aux destinées des Palestiniens. Pour l’instant donc, et au mieux, un simple accord de coexistence, assorti d’une démilitarisation du territoire palestinien. Aucun Israélien n’accepterait en effet aujourd’hui de voir le cœur de son pays à une portée de fusil de la frontière. Le traumatisme israélien du 7 octobre vient couronner la longue mémoire juive traumatique que l’on sait. Du côté palestinien, demeure la conviction que cette terre leur a été volée et que l’État d’Israël est fondamentalement illégitime. Cette double cécité ne laisse d’autre avenir qu’une séparation des populations.
La question de la Palestine ne saurait toutefois être réglée sans y inclure le royaume de Jordanie (dont 70 % de la population est palestinienne), issu en 1946 de l’émirat de Transjordanie créé artificiellement par les Anglais en 1922, ce qui a conduit à priver la Palestine de 72 % de son territoire.
Tout règlement se heurtera également à la question des 500 000 Juifs israéliens installés en Cisjordanie (Judée-Samarie). Aucun gouvernement israélien n’acceptera d’affronter l’épreuve de force, probablement sanglante, que serait toute tentative de déracinement. Si 2 000 000 d’Arabes palestiniens vivent en Israël et y sont citoyens israéliens, pourquoi les Juifs de Judée-Samarie ne pourraient-ils y demeurer? Soit il y a égalité de traitement entre les deux peuples, soit il faudra procéder à des échanges de populations comme ce fut le cas en 1922 entre la Grèce et la Turquie, ou en 1947 entre l’Inde et le Pakistan.
Enfin, après 1948, la majorité des Juifs du monde arabe furent victimes d’une purification ethnique à bas bruit, accompagnée d’une spoliation considérable. Cette tragédie fut, pour partie, la conséquence du conflit de 1948. À ce titre, elle doit participer du règlement global.
Depuis le 7 octobre 2023, les actes antisémites ont bondi en Occident, en France de 1000 %. Comment l’historien que vous êtes analyse-t-il ce regain brutal de l’antisémitisme ?
L’histoire de l’antisémitisme montre régulièrement qu’une flambée de violence non seulement ne protège pas d’une récidive, mais au contraire incite à son recommencement. Parce que la violence qui s’abat sur les Juifs justifie la malédiction qui les frappe depuis si longtemps. Et, ce faisant, elle confirme la permission de les haïr. La violence antisémite, en d’autres termes, se nourrit d’elle-même.
Mais cela ne rend pas compte de la spectaculaire progression des actes antisémites en France. Dans l’immense majorité des cas, ces violences sont le fait de citoyens français de confession musulmane, d’origine maghrébine ou d’Afrique noire. Tous les Juifs assassinés en France entre 2003 et 2018 « parce que juifs » l’ont été par des musulmans. Du magasin Hyper-Cacher en 2015 à la mise à mort de Sarah Halimi en 2017, de l’école Otzar HaTorah en 2012 aux morts du Musée juif de Bruxelles en 2014 (quatre assassinats commis par un Français d’origine maghrébine), sans oublier Ilan Halimi en 2006. Une partie de l’immigration est à l’origine de cet antisémitisme violent que le conflit israélo-arabe a réactivé et nourri, mais qu’il n’a pas créé.
Par ailleurs, cet antisémitisme décomplexé a libéré la parole antisémite d’origine française, majoritairement d’extrême droite (et d’une partie de l’extrême gauche), comme le montre la forte audience d’Alain Soral.
La multiplication des attaques contre les étudiants juifs sur les campus occidentaux est-elle le signe patent d’une banalisation de l’antisémitisme dans le monde universitaire ?
Les étudiants d’origine arabe sont plus nombreux aujourd’hui qu’hier sur les campus européens et américains. Ils constituent même parfois, par le biais de la contribution d’États comme le Qatar, un enjeu financier important. Mais ce climat de violence ne se limite pas à cela même si, dans les mobilisations pro-Palestine à l’université (en particulier en France et en Belgique), se trouvent souvent à la manœuvre des activistes d’origine arabe. Le gauchisme culturel autochtone a pris le relais sur une question qui nourrit les mêmes discours grégaires que ceux jadis tenus par les thuriféraires du communisme russe, puis par les sectateurs de la révolution culturelle chinoise. À partir d’une stupéfiante inculture historique, le « Palestinien » est figé en figure archétypale de l’opprimé dans un discours qui plaque sur le conflit israélo-arabe des schémas historiques hérités des situations coloniales vécues jadis par l’Europe.
Le contresens est complet qui aboutit à voir dans l’État d’Israël le parangon de tout ce que la « pensée décoloniale » (et son avatar Woke) entend détruire : le monde occidental, « impérialiste » et « raciste » par essence. En réalité, dans ce schéma binaire, l’État d’Israël endosse l’habit ancien du réprouvé qui faisait des Juifs selon la formule de Léon Pinsker (1882) « le peuple élu de la haine universelle ».
Et c’est d’ailleurs moins la Palestine qui importe ici qu’une détestation du sionisme dont la matrice intellectuelle plonge ses racines dans le discours antijuif de l’Église (d’avant Vatican II) et de l’extrême droite nationaliste. Dans l’idéologie nazie ensuite (cf. les lignes qu’Hitler consacre au sionisme dans Mein Kampf en 1925) et, après la Seconde Guerre mondiale, dans un discours soviétique qui, jusqu’en 1991, a inondé la planète d’une littérature de propagande violemment anti-israélienne. C’est là la matrice du discours de l’extrême gauche actuelle. Pour paraphraser le peintre espagnol Goya, l’inculture historique engendre des monstres, et ces racines demeurent ignorées. Ce qui se dit aujourd’hui n’est pourtant que la réactivation d’un antijudaïsme archaïque enraciné dans des siècles d’histoire occidentale.
Cette vague de fond me semble également inséparable de la mémoire de la Shoah. L’accusation de génocide lancée contre l’État d’Israël allège la culpabilité occidentale post-Shoah. « Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait » : c’est dans ce mot que réside probablement l’une des meilleures clés d’explication de l’actuelle mise au pilori de l’État juif.
Crédit photo : © G. Bensoussan