L’histoire secrète des relations entre Israël et le Vatican
par Elias Levy
Le 16 janvier 1973, une rencontre méconnue entre Golda Meir, première ministre d’Israël et première femme de l’histoire dirigeant une démocratie occidentale, et le pape Paul VI eut lieu à la Bibliothèque privée du Vatican.
Le journaliste Michaël Darmon retrace la genèse de cet entretien hors norme et l’histoire tumultueuse des rapports entre Israël et le Vatican dans un livre passionnant et très fouillé, Le pape et la matriarche. Histoire secrète des relations entre Israël et le Vatican (Éditions Passés composés, 2024).
Michaël Darmon a accordé une entrevue à La Voix sépharade.
La rencontre entre Golda Meir et le pape Paul VI fut très tendue.
C’est une rencontre historique entre deux représentants au sommet de leur magistère, de leur mission et de l’histoire de leur peuple. L’entretien qui devait durer trente minutes dura finalement quatre-vingt-dix minutes. Ce tête-à-tête a démarré comme une disputation au sommet entre deux grandes religions monothéistes.
D’entrée de jeu, le pape Paul VI reprocha à Golda Meir la dureté de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens, soulignant sa difficulté « à admettre que les Juifs, qui entre tous les peuples devraient être capables de charité envers les autres pour avoir si terriblement souffert eux-mêmes, se soient conduits avec tant de brutalité dans leur propre pays ». Golda Meir réagit vivement à ces propos sévères en répliquant au souverain pontife : « Je suis une enfant des pogroms de Kiev, ce n’est pas vous qui allez me donner des leçons. Ces derniers siècles, les chrétiens ont perpétré des pogroms et assassiné beaucoup de Juifs. »
Golda Meir demanda avec insistance à Paul VI de reconnaître officiellement l’État d’Israël. Ce qui l’intéressait, c’était de briser l’isolement diplomatique dont l’État hébreu était l’objet à cette époque. C’était très important pour elle de plaider la cause d’Israël auprès du plus haut représentant de l’Église qui dirigeait un milliard de consciences catholiques dans le monde. La guerre du Kippour éclatera neuf mois plus tard. Ce fut la dernière rencontre diplomatique officielle de Golda Meir en tant que première ministre d’Israël.
Ce n’était pas la première fois qu’un haut représentant du mouvement sioniste rencontrait un pape au Vatican.
Non. Il y a une tradition de rencontres abrasives entre les représentants du sionisme et les papes. Le 25 janvier 1904, Theodor Herzl rencontra le pape Pie X. D’emblée, l’entrevue se crispe pour un motif protocolaire et symbolique : Herzl refuse la génuflexion et le baisemain au souverain pontife. Après l’échange des formules de politesse, le pape s’adresse à son visiteur sans détour, tel que Herzl le consigne dans son Journal : « La Terre sainte de Jérusalem a été sanctifiée par la vie de Jésus-Christ. Et moi, comme chef de l’Église, je ne peux pas vous dire autre chose : les Juifs n’ont pas reconnu notre Seigneur, c’est pourquoi nous ne pouvons pas reconnaître le peuple juif. » Le leader du mouvement sioniste ne se laisse pas démonter et répond pied à pied : « La terreur et les persécutions n’ont sans doute pas été les moyens les plus adaptés pour instruire les Juifs. »
Le dialogue entre les deux hommes devient alors une disputation historique. Au terme des ving-cinq minutes d’audience accordées, Herzl saisit la profondeur du problème lié à la création d’un État juif en terre sainte : ce projet politique se heurte à une farouche résistance théologique de la part du Saint-Siège.
Après la création d’Israël, en 1948, les divergences entre les deux parties devinrent encore plus patentes.
Je restitue dans le livre une anecdote : en 1948, un représentant du Vatican va voir le tout nouveau ministre des Cultes de l’État d’Israël et lui dit sans la moindre once de diplomatie : « Maintenant que vous êtes revenus sur votre Terre, il est temps d’entreprendre la révision du procès de Jésus. » Les Israéliens furent interloqués par cette demande alors qu’ils s’affairaient à gérer un nouvel État, à faire la guerre contre plusieurs armées arabes qui l’attaquaient, à bâtir une nouvelle société.
De 1948 à 1967, les lieux saints de Jérusalem n’étaient pas sous contrôle israélien mais jordanien. Cette situation permettait au Vatican de ne pas avoir de relations directes avec l’État d’Israël. À partir de 1967, les lieux saints passent sous contrôle israélien. La donne change. Le Vatican est obligé alors d’établir avec Israël des relations techniques et pragmatiques pour continuer à gérer les bâtiments qu’il possède dans la Vieille ville de Jérusalem.
Le 4 janvier 1964, Paul VI effectue un voyage en Terre sainte qui marquera longtemps les esprits et donnera le ton des relations – il serait plus exact de dire les non-relations – entre le Vatican et l’État d’Israël. Pas une seule fois le souverain pontife ne prononce le mot « Israël », malgré l’accueil protocolaire de l’État hébreu lors de sa traversée du Jourdain par la porte de Meggido. La résonance mondiale de ce voyage pontifical est considérable.
On apprend à la lecture de votre livre qu’en route vers Rome pour rencontrer le pape Paul VI, Golda Meir échappe à un attentat.
En septembre 1972, après l’assassinat des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich par des terroristes palestiniens du groupe « Septembre noir », Golda Meir décrète la traque et l’exécution de ces derniers. Ils sont tués les uns après les autres par une équipe spéciale du Mossad qu’elle a montée.
Le chef de cette organisation terroriste, Ali Hassan Salamé, apprend par une fuite du Vatican que Golda Meir prépare un voyage à Rome pour rencontrer le pape Paul VI. Il planifie un attentat pour l’assassiner qui sera déjoué in extremis grâce à l’aide des services secrets du Vatican. Une coopération secrète naît alors entre le Saint-Siège et Israël au moment de la gestion de cette tentative d’assassinat.
Cette relation unique, et peu connue, se déroulera loin des prises de position politiques et idéologiques des dirigeants des deux États qui entretiendront des relations officieuses jusqu’en 1992, année où le pape Jean-Paul II donnera son aval au processus de normalisation diplomatique avec l’État d’Israël.
En 1976, les Israéliens préviennent les services de renseignement du Vatican que des activistes terroristes allemands, sous la houlette de « Septembre noir », préparent un attentat contre Paul VI. Les terroristes changent d’avis au dernier moment, au lieu d’attenter à la vie de Paul VI à la place Saint-Pierre, comme prévu dans leur plan initial, ils se rabattent sur le détournement d’un avion assurant la liaison entre Paris et Tel-Aviv qui finira par atterrir sur la piste de l’aéroport d’Entebbe, en Ouganda. Ce sera la prise d’otages la plus célèbre de l’histoire du terrorisme.
Vous rappelez que dans le « grand jeu » du renseignement mondial, le Vatican occupe un bastion stratégique et fort convoité.
Israël, et singulièrement son service de renseignement, le Mossad, voient dans la rencontre entre Golda Meir et Paul VI une occasion unique d’approcher de près cet État religieux pétri par le secret. Le Mossad est fasciné par l’organisation du Vatican, la masse et la puissance de ses canaux de renseignements. Les stratèges du Mossad ont noté que Paul VI poursuit la politique d’ouverture vers l’Est et les pays communistes entamée par son prédécesseur Jean XXIII, d’une manière certes plus modérée. Cette approche diplomatique outrecuidante irrite au plus haut point les États-Unis et sa centrale de renseignements, la CIA. C’est dans cette brèche que va chercher à s’infiltrer le Mossad. Israël s’escrime à remplacer la CIA dans les couloirs de la curie romaine en développant une relation qui était jusqu’alors presque inexistante entre les deux États.
Le rapprochement entre Israël et le Vatican a été parsemé d’écueils et de crises.
Ce fut un long chemin. Comme le dit Golda Meir : « L’horloge du Vatican n’est pas la même que celle du monde. » On n’est pas pressé au Vatican, l’agenda c’est l’éternité. Les papes se succèdent, on construit pour les années à venir. Paul VI n’avait pas l’énergie politique, ni personnelle, d’aller plus loin que le Concile Vatican II, ce qui est déjà considérable : la fin de l’accusation des Juifs de peuple déicide, responsable de la mort de Jésus. Il laisse à son successeur la poursuite de cet immense chantier.
Le Vatican a un prisme idéologique qui favorise le soutien aux Palestiniens, lequel correspond à l’approche doctrinale et théologique chrétienne de soutenir les plus faibles. Par ailleurs, dans le monde arabe, on met en garde le Vatican contre toute tentative de normalisation politique avec Israël : « Si vous reconnaissez politiquement Israël, des représailles pourraient être exercées contre vos communautés chrétiennes. »
Après le règne éphémère de Jean-Paul Ier, Jean-Paul II est élu pape. Chaque souverain pontife gère son grand événement géopolitique. Jean-Paul II sera le pape de la fin de la Guerre froide, il a un agenda géopolitique bien précis. Quand les Israéliens voient un pape polonais sortir du conclave, ils sont persuadés que ce n’est pas avec lui que les relations entre Israël et le Vatican progresseront. Pourtant, Jean-Paul II, qui était philosémite, va révolutionner les rapports entre les Juifs et l’Église catholique.
Quelle est aujourd’hui la position du pape François à l’égard d’Israël et du conflit israélo-palestinien ?
Depuis les événements funestes du 7 octobre 2023, la position du pape François en est une de compassion et d’équilibre. Il a rencontré des familles d’otages israéliens et des familles palestiniennes, tout en faisant très attention à ce que celles-ci ne soient pas affiliées au Hamas.
Le grand dossier géopolitique du pape Francois, c’est la confrontation avec le Djihad et l’islamisme radical. Depuis le début de son pontificat, il a pris des positions très claires contre la dérive totalitaire de l’islam. Son propos est de ne pas stigmatiser l’islam et de bien faire la différenciation entre l’islam et l’islamisme fondamentaliste. Il est pris entre deux feux. Au nom de la compassion chrétienne, il plaide pour la fin des souffrances chez les Israéliens et chez les Palestiniens.
Crédit photo : © Éditions Passés composés