Réflexions sur le 7 octobre
par Shmuel Trigano, philosophe et sociologue
Philosophe, sociologue, professeur émérite des Universités, fin connaisseur des Écritures bibliques, spécialiste reconnu de la tradition hébraïque et du judaïsme contemporain, auteur d’une œuvre imposante – une quarantaine de livres – dans les champs de l’histoire, de la sociologie politique et de la philosophie, Shmuel Trigano est l’un des penseurs majeurs du monde juif francophone. Il vit en Israël depuis 2015.
Il vient de publier Le chemin de Jérusalem. Une théologie politique (Éditions Les Provinciales, 2024). Un livre de réflexion brillant et profond sur l’avenir du judaïsme, du peuple juif et de l’État d’Israël.
Shmuel Trigano a répondu aux questions de La Voix sépharade.
Présentez-nous votre nouveau livre.
Je dois préciser que ce livre a été écrit avant le 7 octobre 2023. Son objet est de comprendre comment le sionisme politique a eu pour projet de faire du peuple juif un peuple « comme les autres » sur le plan de l’identité et de sa vocation, c’est-à-dire de cesser d’être juif tout en érigeant paradoxalement le paysage de l’Israël éternel (une expression du prophète Samuel) après 20 siècles d’abandon.
Cette analyse s’inscrit dans le projet d’une réinvention du sionisme politique qui, du cœur de sa spécificité retrouvée, réinventée, le tirerait vers l’horizon universel qu’il porte en lui, sur le plan de l’humanité. Pour illustrer cela je dirais que le rassemblement des Juifs du monde entier en Israël n’est pas un entassement de populations disparates. Il est aussi le rassemblement de tous les peuples du monde d’où les Juifs sont originaires. La traduction du concept traditionnel « kibboutz galouyot » par « rassemblements des exilés » traduit mal l’expression qu’il faut comprendre comme « rassemblement des exils », des étincelles que la présence divine a laissées dans les peuples de l’humanité en se retirant après Babel pour faire place au monde des nations.
C’est ce rassemblement qui doit être la vocation de Jérusalem, redevenue capitale d’Israël. C’est quelque chose comme une « révolution culturelle » qu’il s’agit de mettre en œuvre qui vise à ouvrir un deuxième âge du sionisme, quand Sion ouvre la voie à Jérusalem. Les conséquences d’une résurgence de l’Israël éternel dans le monde actuel, que rend possible le sionisme, après 20 siècles de situation d’urgence, n’ont pas encore été tirées sur le plan du judaïsme. Le rabbinat l’a sauvé de la disparition depuis 20 siècles, il faut aujourd’hui redécouvrir le sens.
Il y a une pensée politique du judaïsme, en l’occurrence la doctrine des trois pouvoirs (les trois couronnes : Tora, prêtrise, royauté) sur laquelle j’ai beaucoup écrit. Le rabbinat s’est dit le porteur de la couronne de la Tora, quand la prophétie s’est arrêtée et lorsqu’il n’y eut plus de Temple ni d’État, il se déclara porteur des deux autres pouvoirs. Nous sommes rentrés aujourd’hui dans une tout autre période quand le pouvoir politique (l’État) s’est reconstitué : l’aggiornamento du judaïsme rabbinique devient dès lors un impératif qui serait au cœur d’une résurgence de la Cité hébraïque.
Quels sentiments vous habitent depuis le pogrom du 7 octobre 2023 ?
Sur le plan du sentiment, je ressens de la fureur. Et c’est, je crois, ce que ressent la majorité des Israéliens, j’entends ceux qui meurent sur le front et qui ne sont pas aspirés par l’autodestruction qui s’est emparée d’une partie de la société israélienne. Les meurtriers, en effet, ne se sont pas « contentés » de tuer des Juifs parce qu’ils étaient Juifs, ils ont voulu attenter en eux à l’image de l’humain à travers des sévices ignobles et lubriques (le viol)1Palestinian Media Watch (9 juillet 2024) a traduit des extraits du Guide que les soldats du djihad ont reçu du Hamas : « Les Juifs sont une maladie qui ne peut être soignée qu’en coupant les têtes, les cœurs et les foies. » Dans le dictionnaire d’expressions en hébreu de ce Guide, on trouve : « Lève les bras et allonge les jambes. » Le viol n’était pas improvisé, mais coraniquement mûri et programmé comme un acte religieux. en filmant leur vilénie pour la diffuser sur les réseaux sociaux. Il n’y a aucun pardon pour le Hamas et ses affidés. Seule leur éradication peut restaurer la dignité humaine des victimes. N’est-ce pas ce qu’ont fait les Américains et les Occidentaux contre Al-Qaida après le 11 septembre 2001. Si le massacre reste impuni, il se répétera comme le donnent à comprendre enquêtes et sondages des populations du Moyen-Orient. Mais, outre cette mesure prophylactique, c’est bien plus qui est en jeu : la dignité de la personne juive.
L’impréparation de Tsahal vous a-t-elle surpris ?
Ce qui m’a « étonné », ce n’est pas le mode de procéder de l’invasion d’Israël ou les crimes perpétrés le 7 octobre. Pour qui a vécu en Algérie, ce n’est pas une découverte quoique l’ampleur de ce crime soit inédite. La pratique de la razzia est un procédé bien connu de l’histoire des invasions musulmanes en Europe. On pénètre en masse tuant et enlevant les femmes pour le sexe et les hommes pour l’esclavage et on se retire avec le butin. C’est bien ce que le Hamas a fait. Ses milices ont été suivies par les « civils innocents » fébriles à la pensée de la rapine et du butin escomptés.
Un événement il y a deux ans aurait dû mettre en garde l’armée israélienne : le pogrom qui s’est déroulé dans une ville mixte, Lod, quand les citoyens musulmans israéliens se sont attaqués à leurs concitoyens juifs alors que la police et l’armée tardaient à venir. Je n’aurais jamais pensé que cela se produirait en Israël.
La stupéfaction, de ce point de vue, aujourd’hui comme hier, vient donc de la défaillance incroyable et de la négligence (voire de la méconnaissance de l’ennemi que cela suggère) de l’armée israélienne. La classe politique israélienne a été prisonnière d’une conception stratégique erronée (on l’appelle la « conceptsya ») qui la rendait aveugle à la nature de l’objectif du Hamas : l’extermination des Juifs, un but ouvertement affirmé comme l’assume clairement l’Iran.
Comment interprétez-vous la vague violente d’antisémitisme et d’antisionisme qui sévit en Occident depuis le 7 octobre à l’aune du cadre de réflexion que vous développez dans votre livre ?
Il y a deux niveaux de compréhension : idéologique et politique, selon qu’on met l’accent sur le facteur arabo-islamique spécifique ou sur le facteur du monde démocratique occidental.
Il faut souligner tout d’abord que les « causes » de cet état des faits, clamées dans les rues d’Occident -« génocide », « apartheid » -, sont bien sûr des affabulations dont la finalité vise à faire des Juifs des monstres inhumains en vue de les tuer « légitimement ». La déshumanisation est un premier stade, justificateur, d’un meurtre de masse à venir (la preuve : les agressions sur le terrain, en Occident comme en Judée-Samarie, touchent des Juifs anonymes qui, parce qu’ils sont Juifs, sont tuables).
L’accusation de génocide est ainsi le cheval de Troie pseudo-moral visant à convaincre les « idiots utiles » (la formule est de Lénine) de l’Occident libéral2Les manifestants comme leurs leaders sont de parfaits ignorants de ce qu’ils disent et croient. C’est de la bouillie mentale que leur servent les émeutiers propalestiniens.. On peut très bien vérifier cette présentation que je viens de faire en étudiant la société israélienne qui montre par a+b que l’accusation de génocide est un mensonge et que, s’il y a eu une menace de génocide, elle concernait Israël à travers les guerres successives que les Arabes sans distinction ont lancées dès le premier jour de son existence qui visaient toutes à le détruire.
Quel est le poids du facteur arabo-islamique ?
Concernant le facteur arabo-islamique, les choses sont très claires : c’est une guerre de religion, un djihad que l’islam officiel a décrété contre les Juifs. On peut citer les juristes de l’Université d’El Azhar du Caire ou de la Faculté de théologie de la Zitouna, en Tunisie. Cet appel au djihad contre les Juifs parvient aux musulmans où qu’ils soient, ce qui explique pourquoi il a eu des effets dans tous les pays d’Occident où il y a des communautés immigrées en provenance des pays musulmans. Il n’a échappé à personne qu’en tête de ces mouvements de rue violents il y a des femmes voilées et des hommes en khéfié qui drainent derrière eux les idiots utiles, des jeunes occidentaux égarés. C’est ce qui explique pourquoi il y a eu une augmentation considérable des actes antisémites commis par des musulmans.
Par ailleurs, le djihad est soutenu concrètement par une organisation internationale, les Frères musulmans, qui pratique un djihad silencieux et l’entrisme dans l’Union européenne pour imposer l’islam dans la société européenne. Cette organisation possède des fonds considérables par le truchement du Qatar et agit en Europe et aux États-Unis, notamment dans les universités où les manifestations de masse se sont produites. Cette stratégie confirme une vieille stratégie du monde islamique qui s’en prend à « ceux du samedi » avant de s’en prendre à « ceux du dimanche ».
La cible juive utilisée à cet effet est un trompe-l’œil, un cheval de Troie qui capte l’attention des Occidentaux pour dévier le soupçon tout en réveillant l’antisémitisme du lieu. Dans ce cas, l’opération est sophistiquée : il transfère la Shoah, l’étiquette victimaire, aux « Palestiniens » (Nakba, génocide…) pour réveiller la culpabilité européenne sur la Shoah mais à l’avantage des « victimes des victimes » (Edward Saïd), les malheureux Palestiniens innocents que l’Europe aurait délogés pour dédommager les Juifs. Ainsi, la mémoire de la Shoah exigerait des Européens de soutenir les victimes palestiniennes pour se laver de toute culpabilité dans le génocide du peuple juif. Bien entendu, cette manipulation est totalement mensongère.
Les islamistes instrumentalisent la concurrence mémorielle.
Les islamistes jouent aussi sur un autre tableau plus ancien, inscrit dans les fondements historiques et civilisationnels : la concurrence identitaire qui a marqué les débuts du christianisme et qui a trouvé sa formule dans la dialectique paulinienne du « Juif selon l’esprit » (le chrétien) versus le « Juif selon la chair » (le Juif réel). C’est bien cette substitution totale qui est à l’œuvre avec le « peuple palestinien » exalté, opposé au peuple juif israélien, toujours « selon la chair » et réprouvé, à l’avantage du peuple « selon l’esprit » (!), le Palestinien, substitut exalté du peuple israélien et de l’État d’Israël moralement failli. C’est exactement ce que dit l’expression « Du fleuve à la mer » : remplacer Israël par la « Palestine » tout en s’accaparant la messianité d’Israël.
Il reste à expliquer pourquoi cette guerre sainte a rencontré l’adhésion des idiots utiles. Leur inculture historique et politique ne va pas sans la chape de plomb de la nouvelle idéologie dominante qui pèse sur le monde globalisé : le postmodernisme3Cf. le livre de Shmuel Trigano La nouvelle idéologie dominante. Le postmodernisme (Éditions Hermann Philosophie, 2012).. Cette idéologie « postdémocratique », « posthumaine », « transhumaine », etc. installe de nouveaux pouvoirs qui ne s’inscrivent plus dans la logique de « la lutte des classes » de Marx et « déconstruit » le sujet collectif, la nation, le sujet individuel, le genre, tout en assurant un pouvoir sans limites aux élites journalistiques, juridiques et financières qui agissent au plan mondial.
Dans une de ses déclinaisons (le décolonialisme, le wokisme), elle abaisse l’Occident qualifié de suprémaciste pour élever les ex-colonisés devenus Occidentaux du fait de leurs migrations. Le peuple juif est ainsi assimilé au suprémacisme « blanc » opprimant de toutes parts les ex-colonisés immigrés en Occident. Une doctrine de cette idéologie fonde cet argument : « l’intersectionnalité », qui suppose qu’une même cause lie entre eux tous les opprimés de la terre, par exemple la cause des femmes est la même que la cause palestinienne, la même que la cause des ex-colonisés, etc.
C’est ainsi que procède l’universalisation (ou plutôt la globalisation) de la haine des Juifs qui draine avec elle toutes les oppressions du monde. Les idiots utiles peuvent bien se reconnaître ainsi dans la cause palestinienne qui rassemble par équivalence toutes leurs souffrances et celles du monde global. Ici l’antisémitisme devient le palestinisme, la croyance en un peuple palestinien salvateur, messianique. Toujours dans le rejet de l’Israël oppresseur qui donne un visage à son antithèse. L’Institut du monde arabe de Paris a récemment organisé une exposition intitulée « Ce que la Palestine apporte au monde »! L’Israël messianique s’incarne ainsi désormais dans la Palestine. Par procuration d’un Occident qui n’a plus le courage ni la force d’assumer sa propre ambition.