La grande révolte des Panthères noires d’Israël
par Elias Levy
Un matin de l’automne 1972, les résidents du quartier Rehavia de Jérusalem furent effarés lorsqu’ils ouvrirent la porte de leur domicile pour prendre les bouteilles de lait qu’on leur livrait chaque matin avant leur réveil. À la place des pintes de lait, ils trouvèrent une note recelant un message des plus inopinés : « Nous vous remercions de donner votre lait aux enfants qui ont faim plutôt qu’à vos chiens et à vos chats domestiques. Nous espérons que cette opération vous encouragera à contribuer à la lutte contre la pauvreté. »
Ce matin-là, des centaines de bouteilles de lait frais furent déposées sur le pas de la porte des demeures miséreuses du quartier Asbestonim de Jérusalem où s’entassaient des familles nombreuses mizrahim. Une note fut attachée aux bouteilles : « Ceci est pour rappeler à tous les citoyens et au gouvernement, et spécialement à vous, que nous nous soucions de votre sort. Les enfants de votre quartier n’ont pas le lait dont ils ont besoin alors que dans les quartiers riches, les chats et les chiens boivent beaucoup de lait tous les jours. »
Ce fut le premier acte de révolte des Panthères noires d’Israël.
Cette anecdote est racontée par le journaliste américano-israélien Asaf Elia-Shalev dans l’introduction de son livre-enquête passionnant et très fouillé, Israel’s Black Panthers. The radicals who punctured a nation’s founding myth – Les Panthères noires d’Israël. Les radicaux qui ont percé les mythes fondateurs d’une nation – (University of California Press, 2024), qu’il vient de consacrer à ce grand mouvement de contestation des Juifs orientaux qui ébranla Israël au début des années 70.
Phénomène politique et social sans précédent dans l’histoire d’Israël, les cris de révolte des Panthères noires se répercutèrent longuement au sein de la société israélienne et dans le monde sépharade, qui s’identifia au combat homérique mené par ces activistes issus des couches sociales les plus pauvres du pays.
Né dans une famille sépharade israélienne – sa mère est née en Bulgarie et son père est natif d’Irak –, Asaf Elia-Shalev, journaliste au Jewish Telegraphic Agency, au Haaretz et au Jerusalem Post, relate la genèse et l’ascension fulgurante de ce mouvement de protestation sociale fondé et dirigé par d’anciens délinquants aux parcours individuels très chaotiques, Saadia Marciano, Charlie Bitton, Reuven Abergel… Ils devinrent les défenseurs inlassables des familles miséreuses qui vivotaient dans les taudis insalubres des quartiers les plus délabrés de Jérusalem, notamment Mousrara.
Une page douloureuse, et trop longtemps éludée, de l’histoire d’Israël.
Ce livre est le fruit d’une longue enquête commencée il y a dix ans. La rencontre de l’auteur avec Reuven Abergel, figure de proue du mouvement des Panthères noires, fut déterminante, le déclic de l’écriture de cet ouvrage.
« J’ai interviewé plusieurs acteurs importants et témoins clés de ce grand mouvement de révolte. Mais la mémoire a ses limites et ses failles. C’est pourquoi j’ai consulté d’autres sources, essentielles pour reconstituer le plus fidèlement possible l’histoire de ce mouvement au nom provocateur. Notamment, douze fonds d’archives, dont le plus important se trouve dans la Collection de la Librairie nationale d’Israël, à Jérusalem. J’ai épluché les rapports de police relatifs aux arrestations de nombreux activistes des Panthères noires, les arrêts de justice les concernant, les pamphlets de mobilisation qu’ils distribuaient, les comptes-rendus de leurs réunions, des documents trouvés dans le fonds d’archives du kibboutz socialiste Givat Haviva, dont les membres appuyaient les revendications de ces jeunes orientaux… J’ai même déniché un exemplaire d’une Haggadah « révolutionnaire » que les leaders des Panthères noires ont éditée au début des années 70. Cette longue enquête m’a subjugué », précise Asaf Elia-Shalev en entrevue avec La Voix sépharade depuis Los Angeles.
Jusqu’à l’émergence des Panthères noires, parler ouvertement des inégalités sociales qui sévissaient dans la société israélienne était un gigantesque tabou.
« Les nombreux griefs formulés par les Panthères noires ont eu un très grand impact sur l’histoire d’Israël et sur la société israélienne. Ce fut un grand mouvement populaire transformateur qui contraignit les élites politiques israéliennes à prendre conscience des injustices ethniques, des inégalités sociales et du haut niveau de pauvreté qui affligeaient les communautés sépharades. Les médias nationaux relayèrent la grande colère des membres de cette communauté déshéritée », explique Asaf Elia-Shalev.
Pour atténuer la grogne, le gouvernement, dirigé alors par Golda Meir, adopta une série de mesures budgétaires afin d’améliorer les conditions de vie désastreuses de ces familles sépharades très démunies. Les leaders des Panthères noires réclamèrent aussi une réforme en profondeur du système de justice pénale et du processus d’enrôlement dans l’armée, qu’ils qualifiaient de « très discriminatoire ».
« Beaucoup de Mizrahim étaient automatiquement exclus de Tsahal parce que lorsqu’ils étaient enfants ou adolescents, ils avaient volé un morceau de pain ou lancé des pierres contre des policiers. Ils traînaient depuis un vieux dossier criminel. »
Asaf Elia-Shalev décrit un système de discrimination institutionnalisé.
« Des documents historiques et des recherches universitaires ont révélé avec une forte évidence que le gouvernement et l’establishment israéliens de l’époque ont adopté des attitudes racistes à l’endroit des communautés sépharades. Au début des années 50, David Ben Gourion parlait de manière dénigrante des Mizrahim en les qualifiant « d’individus aux manières et aux mœurs impropres » enclins à « commettre des meurtres et des viols » et « addicts aux jeux d’argent ». Des politiques discriminatoires aux conséquences sociales très lourdes, basées sur la perception très négative que le gouvernement travailliste avait des Juifs orientaux, furent mises en œuvre dans les années 50 et 60. »
Quel est le principal legs des Panthères noires?
« Leur grand mérite est d’avoir fait prendre conscience à la société israélienne des profonds clivages sociaux qui la minaient de l’intérieur. Ils réclamaient plus de justice, des logements décents, la gratuité de l’enseignement public et universitaire, une amélioration des conditions de vie des Mizrahim… Les Panthères noires ont pavé la voie à l’adoption de lois sociales importantes visant à atténuer la grande misère dans laquelle vivaient des familles nombreuses sépharades. Leur legs social est énorme. Aujourd’hui, ils sont toujours une grande source d’inspiration pour les activistes sociaux israéliens. Le Likoud, formation politique très à droite, est nostalgique de ce mouvement de militants gauchisants dont il reconnaît l’authenticité et la noblesse de son combat. Les Panthères noires ont mené une lutte féroce contre les élites de l’establishment afin de bâtir un Israël plus égalitaire », explique Asaf Elia-Shalev.
À l’instar des militants du mouvement américain Black Panthers, dont ils se sont fortement inspirés, peut-on qualifier les Panthères noires de « mouvement révolutionnaire »?
« Au départ, les Panthères noires étaient un mouvement de protestation très radical qui voulait renverser l’État israélien et amorcer une grande révolution sociale. Mais, en réalité, leur but ultime était que les Mizrahim deviennent des membres à part entière de la société israélienne », souligne Asaf Elia-Shalev.
Menahem Begin, leader de la droite israélienne, comprit vite leurs aspirations.
« Begin promit aux Mizrahim qu’il les mettrait au centre de la société israélienne. Il a tenu parole. Il fut l’instigateur d’une grande révolution sociopolitique. Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, un parti politique considérait les Juifs orientaux comme d’importants partenaires. Begin réhabilita l’honneur des Sépharades, bafoué par la gauche israélienne pendant plusieurs décennies. Quand le Likoud accéda au pouvoir en 1977, les Panthères noires avaient déjà disparu de la scène publique. Mais leurs héritiers dans les villes de développement du sud du pays furent indéniablement les artisans de la victoire éclatante du Likoud aux élections de 1977. Ce parti a grandement favorisé l’ascension économique des Sépharades, ce qui leur a permis d’accéder à la classe moyenne. »
Les inégalités socioéconomiques entre Sépharades et Ashkénazes persistent-elles dans l’Israël de 2024?
« Ces écarts socioéconomiques n’ont pas totalement disparu. Ils ont subi une mutation et apparaissent plus discrètement aujourd’hui. Certes, des progrès importants ont été réalisés. Les Mizrahim ont gravi les échelons dans divers secteurs : en politique, dans l’armée, dans l’entrepreneuriat… Regrettablement, il existe toujours une forme de ségrégation entre Sépharades et Ashkénazes, particulièrement dans les milieux ultraorthodoxes ashkénazes. Les écarts dans les milieux éducatifs se perpétuent. Dans les universités israéliennes, seul un étudiant sur quatre est Mizrahi, 91 % des professeurs d’université sont Ashkénazes. Dans les plus hautes instances judiciaires, les juges mizrahim se comptent sur le bout des doigts. Les villes de développement, Ofakim, Nétivot, Kiriat Shmoné… peuplées majoritairement de Mizrahim, ont été délaissées par les gouvernements successifs qui ont très peu investi dans les infrastructures de ces cités. Dans cette région, de petits kibboutzim possèdent la majorité des terres et contrôlent les ressources locales. »
Comment expliquer la droitisation politique des héritiers des Panthères noires?
« Ces derniers sont très en colère contre l’élite ashkénaze qui a méprisé pendant quatre décennies le riche patrimoine culturel et religieux de leurs grands-parents et parents. Cette mémoire est toujours très vivace. Elle continue à s’exprimer dans des œuvres littéraires, des films, des documentaires, des pièces de théâtre, la musique… Ce sont les Mizrahim habitant dans les villes frontalières du pays qui ont le plus souffert des guerres israélo-arabes. Il est vrai que le 7 octobre 2023 a inversé ce narratif quand des kibboutzim, peuplés majoritairement d’Ashkénazes, ont été sauvagement attaqués par les terroristes du Hamas. Pendant la seconde Intifada, en 2000, quand des bus explosaient, la majorité des victimes de ces attentats effroyables étaient des Mizrahim. En Israël, comme dans les autres pays, ce sont les citoyens les plus pauvres qui utilisent l’autobus comme principal mode de transport. La droitisation des Mizrahim est la résultante d’un fort ressentiment contre la violence des Arabes. »