Hommage aux héroïnes d’Auschwitz-Birkenau
Par Elias Levy
Les femmes d’Auschwitz-Birkenau (Éditions Flammarion, 2024) est le fruit d’une longue enquête que Chochana Boukhobza a consacrée à la déportation des femmes dans ce camp d’extermination nazi.
Un livre nécessaire, très fouillé et poignant couronné par le prix Jules-Michelet, décerné par l’Association des écrivains combattants.
Né à Sfax dans une famille sépharade tunisienne, Chochana Boukhobza est écrivaine et réalisatrice de documentaires sur la Shoah. Elle est l’autrice d’une dizaine de romans remarqués, dont Un été à Jérusalem (Éditions Balland, 1986), Le Troisième Jour (Éditions Denoël, 2010), Fureur (Éditions Denoël, 2011), HK (Éditions Les Arènes, 2015).
Elle a accordé une entrevue à La Voix sépharade.
Qu’est-ce qui vous a motivée à dédier un livre aux femmes d’Auschwitz-Birkenau?
En 2017, j’ai découvert le parcours héroïque de Roza Robota sur une petite plaquette publiée par le United States Holocaust Memorial Museum (USHMM) de Washington. Née à Ciechanow en Pologne, âgée de 22 ans, elle a été torturée avant d’être pendue le 6 janvier 1945 avec trois de ses camarades, Régina Safirsztajn, Ala Gartner et Estusia Wacjblum, quelques jours avant l’évacuation du camp d’Auschwitz-Birkenau. Les SS les avaient accusées d’avoir fourni de la poudre explosive au Sonderkommando (unité de travail dans les centres d’extermination nazis, composée de prisonniers, juifs dans leur très grande majorité). Elles avaient dérobé cette poudre jour après jour, gramme par gramme, de l’usine d’armement du camp d’Auschwitz où elles travaillaient. Elles l’avaient emportée trois kilomètres plus loin, dans le camp de Birkenau, et l’avaient remise à leur cheffe de réseau, Roza Robota. Toutes étaient déterminées à faire sauter les crématoires pour arrêter l’extermination de leur peuple.
Cette histoire m’a bouleversée. La plaquette ne donnait que des éléments biographiques, même si une stèle honorant leur mémoire et leur courage a été érigée à Yad Vashem, à Jérusalem. J’ai alors décidé d’enquêter sur ce réseau de résistance pour vérifier si d’autres femmes avaient rejoint Roza Robota. J’ai découvert plusieurs dizaines de femmes juives qui s’étaient engagées pour cacher ou emporter cette poudre.
Roza Robota et ses camarades symbolisent la bravoure et la résistance face à une oppression inhumaine.
Dans un camp d’extermination, les risques sont extrêmes : pour une tranche de pain ou pour sauver leur vie, des prisonniers se transforment en mouchards au service des SS. En dérobant la poudre explosive, ces femmes ont non seulement soutenu la révolte du Sonderkommando, qui avait décidé de saboter les centres de mise à mort nazis, mais elles nous donnent une leçon de courage pour sauver la dignité humaine. Jusque dans les lieux les plus sombres et les plus sanglants, des étincelles de bravoure ont brillé. J’ai donc décidé de me lancer dans le récit du camp des femmes depuis sa fondation le 26 mars 1942 jusqu’au 18 janvier 1945, date de l’évacuation du camp. Mon livre croise les témoignages de près de 350 prisonnières.
Ce fut un long et ardu travail de recherche?
Ce travail m’a pris sept ans, cinq ans de recherches et deux ans et demi consacrés à l’écriture. J’ai épluché les minutes des procès de Nuremberg (1945), de Bergen-Belsen (1945), de Cracovie (1947), de Francfort (1963 et 1965), de Jérusalem (1964), au cours duquel Adolf Eichmann fut jugé, et de Londres (1965). J’ai consulté les grands centres d’archives de la Shoah : le musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Yad Vashem, le Ghetto Fighters’ House, le Mémorial de la Shoah de Paris et l’USHMM à Washington. Je me suis rendue à deux reprises à Birkenau. J’ai lu les mémoires écrits par les rescapées, rencontré et interviewé les déportées encore en vie. Pendant toutes ces années de recherche, je ne voyais pas l’issue. La documentation était immense. Plus j’en savais, plus il me semblait que je pouvais encore écouter le témoignage enregistré d’une autre survivante ou comparer des faits. Je tiens à remercier les historiens et les traducteurs qui ont travaillé d’arrache-pied des années durant, dans le silence et l’anonymat le plus total, pour rendre accessibles les minutes des procès et d’autres documents majeurs sur Auschwitz-Birkenau.
L’historiographie consacrée aux femmes déportées à Auschwitz-Birkenau compte peu de livres?
Absolument, au regard des destins extraordinaires qui se sont déroulés dans le camp. Des livres ont été écrits sur des thèmes précis : l’orchestre des femmes d’Auschwitz-Birkenau, dirigé par Alma Rosé; les expérimentations des médecins SS dans le block 10 ou l’histoire du premier convoi slovaque. Mais aucun texte n’englobe les trois années de camp. Mon livre est la première monographie sur le camp des femmes. Il décrit les SS qui le dirigeaient, l’organisation bureaucratique de la mort, les différents kommandos et précise les matricules. En revanche, le camp des hommes a été largement documenté et analysé.
Pourquoi cette histoire a-t-elle été occultée dans l’historiographie du camp d’Auschwitz-Birkenau?
Pourquoi l’histoire des femmes a-t-elle été invisibilisée? C’est une très bonne question. Probablement parce que leur histoire est très complexe. Il faut savoir que le camp des hommes d’Auschwitz existe depuis le mois de mai 1940. C’est un camp pour militaires et résistants polonais. Le camp des femmes n’est fondé que deux ans plus tard. Le 26 mars 1942, deux convois arrivent à Auschwitz à quelques heures d’intervalle : le premier a été formé par la commandante Johanna Langefeld à Ravensbrück, avec 1000 prisonnières aryennes du Reich, qui seront chargées de devenir les kapos (détenu(e)s qui dirigent les équipes de codétenu(e)s sur les chantiers ou dans les différents services du camp). Elles sont des criminelles, des voleuses, des prostituées, mais aussi des communistes et des Témoins de Jéhovah. Le second est un convoi de juives slovaques, âgées de 15 à 25 ans, toutes célibataires. Le gouvernement slovaque pronazi avait assuré à leurs parents, souvent orthodoxes, qu’elles iraient aider leur patrie en effectuant un service d’intérêt national de trois mois. J’ai appelé ce convoi d’adolescentes « la déportation des vierges ». Imaginez la sidération de ces jeunes filles qui se retrouvent derrière des barbelés et traitées comme du bétail. Mais ce sont elles qui, une fois le premier choc psychique passé, vont commencer à s’organiser pour survivre et organiser le premier embryon de résistance. J’aimerais citer quelques noms, Katya Singer, Hélène Spitzer-Tichauer, Magda Hellinger, Vera Fisher Alexander, Ena Weiss ou Margita Schwalbova.
Vous êtes-vous heurtée à des obstacles majeurs lors de vos recherches et de l’écriture de ce livre?
Il a fallu d’abord comprendre le champ spatial du camp des femmes. En trois ans, il a connu trois déplacements. Il a d’abord été fondé à Auschwitz où il a duré six mois, puis déplacé à Birkenau dans le secteur B1A pendant 11 mois, avant d’être dédoublé lorsque Himmler a donné l’ordre de ne plus gazer les Aryennes. Deux camps ont alors été formés : le premier composé par des kommandos de femmes actives, le second transformé en vaste hôpital pour les Aryennes malades, mais laissées sans médicaments et qui mourront « par sélection naturelle ». Enfin, un troisième camp a été créé en mai 1944, lors de l’arrivée des Hongrois. À ces lieux, il faut ajouter les Blocks créés dans le camp des hommes d’Auschwitz ou à proximité : le Block 10 pour les femmes cobayes, le Block 24 qui servira de bordel avec des prostituées ukrainiennes et polonaises désignées par les SS pour divertir les kapos et enfin la cave où ont été logées les secrétaires juives qui tenaient l’administration des SS en travaillant à la Kommandantur ou à l’état civil du camp et qui devaient tenir – sans pleurer – le relevé exact des morts. Puis en septembre 1843, un « Musterlager », un petit camp « modèle » composé de quelques blocks, sera créé, car les SS redoutent la visite de la Croix-Rouge.
Roza Robota et ses trois autres camarades exécutées ont fait preuve d’un courage exceptionnel.
Oui. Ce réseau est impressionnant car les femmes qui le composent ne seront découvertes qu’après la révolte du Sonderkommando, quand les SS et leurs chiens trouveront des traces de poudre dans les ruines du crématoire qui a explosé. Les SS comprennent alors que cette poudre provient de l’usine d’armement d’Auschwitz. Ces femmes, affamées, édentées, épuisées par le travail forcé, ont perdu leurs familles, assassinées dans les crématoires. Leur arrivée s’est échelonnée sur plusieurs mois. Roza Robota a été déportée en novembre 1942, après la liquidation du ghetto de Ciechanow (Pologne). Estusia Wacjblum et sa sœur Hanka, âgée de 15 ans, ont été déportées du ghetto de Varsovie (Pologne), transférées dans le camp de Majdanek, puis envoyées à Auschwitz-Birkenau en juin 1943. Ala Gartner et Régina Sapirstajn ont été déportées du ghetto de Bedzin (Pologne) en août 1943.
Que s’est-il passé à Majdanek? Cette histoire m’a sidérée. Quand la révolte du ghetto de Varsovie a été écrasée, les derniers combattants du ghetto ont été évacués à Majdanek. Alors que des convois de Juifs arrivent tous les jours à Auschwitz-Birkenau, le médecin SS Bruno Kitt et le SS Maximilian Sell, responsable du Bureau du travail, parcourent 400 km pour aller choisir, comme dans une foire au bétail, plusieurs milliers de prisonniers à Majdanek pour les mines de Jaworzno et le camp de Buna Monowitz, l’un des trois camps d’Auschwitz-Birkenau. Les deux SS ne se doutent pas qu’ils ont choisi des combattants du ghetto de Varsovie, comme Israël Gutman, bras droit de Mordechaï Anielewicz, qui deviendra l’un des plus grands historiens de la Shoah, et des filles de l’Hachomer Hatsaïr, comme Hanka Wacjblum, qui a collé des affiches dans le ghetto pour encourager les Juifs à la révolte, ou Dora Epztain, qui a appris à se servir d’un pistolet en bois. Ces combattants vont informer les prisonniers du camp que le ghetto de Varsovie s’est révolté. Deux mois plus tard, les deux sœurs Wacjblum sont sélectionnées pour travailler dans l’usine d’armement d’Auschwitz. Hanka est affectée à une chaîne de montage, tandis qu’Estusia se retrouve avec six femmes dans la poudrerie – Pulvarum en allemand. Encouragée par Hanka, elle dérobera de la poudre explosive et la remettra à Roza Robota.
Vous racontez l’histoire insolite d’une jeune psychiatre française très intrépide, Adélaïde Hautval, qui s’est farouchement opposée à l’équipe de médecins d’Auschwitz-Birkenau.
Adélaïde Hautval est née en Alsace. Psychiatre, fille de pasteur et benjamine d’une fratrie de six enfants, elle s’interpose sur la ligne de démarcation en 1942 en voyant des gendarmes français maltraiter une famille juive. Elle est aussitôt envoyée en prison à Bourges et accusée d’être l’amie des Juifs. Transférée au camp de Pithiviers, elle raconte comment 4 500 enfants ont été arrachés à leurs mères respectives et laissés seuls dans le camp, errants, mutiques, égarés. Elle est ensuite déplacée dans le camp de Beaune-la-Rolande, puis dans la prison de Romainville, et enfin déportée à Auschwitz-Birkenau dans le convoi des résistantes communistes françaises qui amène Charlotte Delbo, Marie-Claude Vaillant-Couturier et Danielle Casanova.
Quelques semaines après son arrivée, Hautval est affectée comme médecin au Block 10 des expérimentations humaines par le médecin-chef du camp, le SS Edouard Wirths, qui s’est lancé dans des recherches sur le cancer précoce de l’utérus. Hautval ose lui dire : « Je ne participerai pas à ces expérimentations médicales, c’est contre mon éthique. » Wirths lui répond : « Ces gens-là ne sont pas comme nous. Pourquoi voulez-vous les sauver? » Elle rétorque : « Vous aussi vous êtes différent de moi. Mais il ne me viendrait pas à l’idée de vous stériliser. »
Hautval est sauvée par Orli Reichert, prisonnière communiste allemande responsable de l’hôpital, qui lui administrera un somnifère et prétendra ensuite à Edouard Wirths qu’elle a été extraite du Block 10 car atteinte du typhus, maladie effrayante pour les médecins SS qui tremblaient pour leur propre santé. Hautval poursuivra son travail de médecin à Birkenau jusqu’en août 1944, puis sera transférée à Ravensbrück avec les 48 Françaises communistes survivantes. À mon avis, Hautval est la seule à avoir osé dire non aux SS. Elle a été distinguée comme Juste par Yad Vashem et a décrit son parcours concentrationnaire dans un opuscule découvert après sa mort.
L’esprit de solidarité a-t-il permis à ces femmes de mieux affronter les épreuves effroyables qu’elles subissaient quotidiennement?
Les prisonnières ne sont pas des saintes. Elles sont humaines. Dans le camp, régnaient animosité, envie et colère, sentiments entretenus par la faim et la terreur des chambres à gaz. Ginette Kolinka, survivante d’Auschwitz-Birkenau, nous rappelle que l’instinct de survie poussait « chaque déportée à s’occuper d’abord de soi ». Manger, boire et dormir sont des besoins vitaux. Pourtant, des solidarités sororales ont émergé. Des femmes se sont rapprochées et ont cherché des « sœurs de camp ». Une survivante raconte que, pour survivre, il fallait une femme forte et une femme faible. La faible obtenait, grâce à la forte, un supplément de nourriture, des chaussures et une protection contre la kapo. La forte, qui s’épanouissait mentalement grâce à la gratitude de la faible, se dévouait pour lui venir en aide. Chacune servait l’autre. En s’unissant, les femmes pouvaient tromper la vigilance de leurs bourreaux pour troquer des denrées indispensables, pour dérober de l’or et des vêtements au Kanada – entrepôt où toutes les possessions des nouveaux déportés sont placées à leur arrivée.
On hiérarchise les femmes en les divisant par groupes d’identités religieuses.
Dans le camp des femmes, « la hiérarchie » entre les Juifs et les Aryennes, c’est le terme consacré, a été organisée par les SS, dès le premier jour. Pour empêcher les communautés de s’unir contre eux, les SS se sont ingéniés à les diviser. Les Aryennes allemandes ou autrichiennes ont pu garder leurs cheveux et portaient l’uniforme rayé du camp, tandis que les Juives ont été rasées et habillées d’uniformes de guerre russes. Quand ces 10 000 uniformes de guerre qui appartenaient aux Russes assassinés ont été épuisés, les Juives ont alors reçu des loques récupérées dans les valises des déportées. Elles ont été habillées de bric et de broc, jupes trop longues, trop courtes, robes de bal, chaussures dépareillées… En avril 1942, les Polonaises résistantes qui arrivent dans le camp ne seront pas rasées. Mais le 24 juin 1942, après l’évasion de l’une d’entre elles, l’administration d’Auschwitz décide de « punir » toutes les Polonaises (et les Aryennes qui arriveront) en les rasant.
Juives et non-Juives étaient parquées dans des Blocks différents?
Oui. Les SS ont créé la ségrégation des détenu(e)s. Les femmes sont triées, identifiées par le marquage d’un triangle de tissu de couleur, puis regroupées dans des Blocks résidentiels selon leur religion et leur nationalité. En août 1942, les SS ont établi un deuxième système, en tatouant sur l’avant-bras gauche des juives leur matricule. Mais en mars 1943, après l’évasion d’une Polonaise, les SS décident de tatouer toutes les femmes aryennes (sauf les Allemandes et les Autrichiennes) avec leur numéro de camp. Un mois plus tard, quand Himmler décrète que les Aryennes ne seront plus gazées, les SS sont bien embêtés : comment reconnaître une Juive d’une Aryenne? Les SS rappellent les Juives devant les tatoueurs qui ajoutent alors un triangle sous leur matricule. Les prisonniers juifs n’en porteront pas, car pour les repérer d’un Aryen, il suffit de vérifier s’ils sont circoncis ou non.
Quel était votre état d’esprit quand vous avez fini d’écrire ce livre?
J’ai écrit ce livre, profondément émue par le sort de ces femmes, en me jurant de les sortir de l’ombre, de célébrer leur courage et de les faire connaître à la postérité. Elles ont lutté par mille ruses et stratagèmes dans un système carcéral, bureaucratique et criminel. Elles ont enterré des documents dans des jarres pour laisser des preuves des expérimentations diaboliques du Dr Mengele, créé des listes de camarades assassinées, falsifié des listes de matricules pour sauver des vies de la chambre à gaz. Après la guerre, ces preuves ont été données à la justice et permis les deux procès de Cracovie, le premier a jugé le commandant d’Auschwitz-Birkenau, Rudolph Höss, le second quelques membres de son équipe.
À peine avais-je terminé l’écriture de ce livre que l’on m’a demandé d’écrire une pièce de théâtre sur le groupe Manouchian. En entamant des recherches dans les archives de police, j’ai découvert ces combattants juifs étrangers, Arméniens et Français, engagés dans la lutte armée contre les nazis au sein des Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI). Ils ont vécu traqués par la police française et la Gestapo, ils ont changé de planque chaque soir pour éviter d’être capturés, fait sauter des trains remplis de vivres qui partaient pour le Reich et exécuté de hauts responsables SS. Passer de l’univers d’Auschwitz-Birkenau, où les détenus n’avaient rien, à celui du groupe Manouchian, m’a donné confiance en l’avenir. Les femmes d’Auschwitz-Birkenau se sont soutenues mutuellement, tandis que les hommes du FTP-MOI ont résisté à la torture pour protéger leurs camarades encore libres. La vie est plus riche que la fiction.
Quel sort était réservé aux femmes enceintes?
Je m’appuie sur les témoignages essentiels de la doctoresse Margita Schwalbova, arrivée par le troisième convoi des Slovaques. Elle a été, avec Orly Reichert et Ena Weiss, une figure centrale de l’hôpital du camp des femmes. Mon livre est entièrement basé sur les citations de ces femmes déportées. Les premières semaines à Auschwitz, les SS ont repéré dans le camp une vingtaine de femmes enceintes. Toutes ont été tuées par injection de phénol dans le cœur. Les mères et leurs enfants étaient systématiquement envoyés aux chambres à gaz. A Birkenau, au fil des convois, et malgré le triage sur la rampe, le nombre de femmes enceintes a augmenté. Ena Weiss et Margita Schwalbova ont alors conseillé à ces femmes de dissimuler leur état. Elles ont obéi, cachant leur ventre sous des vêtements amples et maigrissant à vue d’œil avec le maigre régime alimentaire auquel elles étaient soumises, composé d’un morceau de pain et de soupe claire. Mais l’enfant poussait dans leur ventre, l’enfant voulait vivre.
Leur accouchement a été un martyr dans les conditions effroyables du Block, dans l’obscurité et la boue. Orly Reichert nous les décrit dans ses textes poignants et brefs, car après la délivrance, la mère et l’enfant sont condamnés à la chambre à gaz. Alors les doctoresses juives ont adressé un message déchirant aux prisonnières enceintes : « Faites-vous connaître, nous vous aiderons à avorter. » Elles ont suivi à la lettre la tradition juive qui ordonne de sauver en premier lieu la mère qui, si elle survit, pourra enfanter à nouveau. Avec l’arrivée des Juives hongroises, les avortements se sont multipliés. Un traumatisme douloureux pour les médecins juifs déportés obsédés par le désir de sauver le plus de vies possible.
160 000 Judéo-Espagnols ont été exterminés dans les camps nazis. Ils étaient originaires de Grèce, de Roumanie, de Yougoslavie, d’Italie… Pourquoi cette funeste réalité historique a-t-elle été négligée dans l’historiographie de la Shoah?
Leur histoire reste encore à écrire. Tant de savoir, tant de destins effacés dans ce camp d’extermination nazi. Le monde ignore que des Juifs tunisiens ont été déportés à Auschwitz-Birkenau. Durant la Deuxième Guerre mondiale, la Tunisie a été pendant six mois sous la botte des nazis. Seule l’arrivée des forces alliées a mis fin à la déportation de cette communauté. Mon père, âgé de 15 ans à l’époque, évoquait souvent ces mois terrifiants. Si l’occupation avait perduré, il aurait figuré sur les listes de déportation. Chaque année, au Mémorial de la Shoah à Paris, une journée de commémoration est dédiée aux Juifs tunisiens déportés à Auschwitz.
Cette lacune dans l’historiographie de la Shoah sera un jour comblée. N’oublions pas que les premières années ont été consacrées à la recherche, au tri et à la traduction des documents que les nazis ne sont pas parvenus à détruire. Il a fallu traduire du yiddish vers l’anglais et le français les manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau retrouvés enterrés dans des jarres. Un travail immense a été accompli pour tenter de comprendre ce qui s’est passé. Historiens et traducteurs n’ont pas ménagé leurs efforts. Mon travail ne représente qu’une goutte d’eau dans cet immense océan de recherches.