Les grands combats pour la vie du Dr David Khayat
par Elias Levy
Éminent cancérologue de renommée internationale, le Professeur David Khayat vient de publier un roman sagace et bouleversant, Je m’appelle Hanna (Éditions Albin Michel, 2024), dans lequel il s’évertue à « humaniser » une maladie impitoyable, le cancer, qu’il côtoie quotidiennement depuis presque 50 ans.
Les deux héroïnes de ce récit enlevant, Hanna et Esther, se livrent une guerre féroce. Laquelle des deux survivra? Le Dr David Khayat nous relate avec brio ce combat décisif : celui de la vie contre la mort.
Une plongée vertigineuse dans l’univers ardu, mais ô combien prometteur, de la cancérologie.
Le lecteur est sidéré lorsqu’il découvre la vraie identité d’Hanna.
Né dans une famille sépharade de Sfax, en Tunisie, le Professeur David Khayat, ancien chef du Service de cancérologie de l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière de Paris, professeur d’oncologie à l’Université Pierre et Marie Curie de Paris, fondateur et président d’honneur de l’Institut national du cancer de France, est l’auteur d’une vingtaine de livres – romans, essais et pièces de théâtre – qui ont connu un grand succès.
À travers ses ouvrages, cet oncologue chevronné a développé une philosophie de la vie préconisant une médecine humaniste qui tout en repoussant les limites de la mort confère une place prépondérante à la dignité du malade.
Le Professeur David Khayat a accordé une entrevue à La Voix sépharade, par Zoom, depuis sa résidence à Paris.
L’une des deux héroïnes de votre roman, que vous avez nommée Hanna, est une cellule cancéreuse. N’est-ce pas un choix de personnage bien osé?
Tout ce que je raconte dans ce roman est fictif et, en même temps, très vrai. J’ai voulu humaniser le cancer en cherchant à créer une forme d’empathie vis-à-vis de la dernière cellule cancéreuse d’une patiente, Esther, en voie de guérison. Je n’aurais pas pu opter pour cette démarche littéraire dans un essai. Ça fait 45 ans que je me bats contre cette cellule cancéreuse, qui est indéniablement la plus performante des cellules humaines. Elle m’a battu très souvent, surtout au début de ma carrière médicale, et là je la bats de temps en temps. Elle incarne la forme de vie la plus intelligente et la plus résistante existant sur terre. C’est un ennemi très redoutable que je combats depuis presque un demi-siècle, mais que je respecte.
Esther est une femme dans la quarantaine atteinte d’un cancer du sein. Plus vaillante que jamais, elle affronte la maladie qui la ronge avec une immense dignité et un courage inouï.
Depuis 45 ans, je soigne des cancers, notamment beaucoup de cancers du sein, l’un des plus fréquents. Je raconte dans ce roman ce que j’ai vu et vécu durant les nombreuses années de ma pratique de la cancérologie. Je tenais à déclarer mon admiration pour le grand courage de ces femmes remarquables qui se battent avec une détermination hors norme contre la maladie. À la fin, Esther accepte la sixième cure alors qu’elle n’en peut plus, elle est au bout de ses forces.
Ce roman est une ode à l’espoir. Les statistiques de survie chez les femmes atteintes d’un cancer du sein sont plus encourageantes aujourd’hui.
Absolument. Quand j’ai commencé ma carrière de cancérologue à la fin des années 70, le seul traitement pour le cancer du sein était la mastectomie : on enlevait le sein, quelle que soit la taille du cancer. Les patientes suivaient des chimiothérapies terrifiantes. Et, malgré ces traitements, près de la moitié d’entre elles mouraient dans un laps de dix ans. Aujourd’hui, le taux de guérison du cancer du sein est supérieur à 85 %.
En 2024, il y a une hausse alarmante des cas de cancer du sein chez les jeunes femmes dans la vingtaine et la trentaine. Cette tendance a-t-elle une explication?
C’est certes un phénomène très préoccupant. En France et aux États-Unis, et sans doute aussi au Canada, on est en train d’abaisser l’âge de la première mammographie de dépistage. Normalement, celle-ci est effectuée à 49 ans. Désormais, on recommande aux femmes de faire cet examen médical à 40-42 ans. On ne connaît pas encore les causes de ce taux élevé des cas de cancer du sein chez les jeunes femmes. Peut-être que les perturbateurs endocriniens – des substances chimiques d’origine naturelle ou artificielle étrangères à l’organisme – jouent un rôle dans le développement de ce type de cancer. On est en train de baisser aussi l’âge du dépistage pour le cancer du côlon.
En dépit de ces avancées médicales significatives, les statistiques sont effrayantes : le cancer continue de tuer chaque année des millions de personnes dans le monde.
Le cancer est un grand fléau. Il est la première cause de mortalité dans le monde. Le problème posé par le cancer, c’est son incidence. Le nombre de nouveaux cas dans le monde double tous les vingt ans. En l’an 2000, on avait 10 millions de cas et 6 millions de morts, en 2020, 20 millions de cas et 10 millions de morts. La mortalité baisse grâce au dépistage et aux progrès de la médecine. Il y a des cancers dont le nombre augmente encore plus vite. Par exemple, une étude scientifique récente a montré que le nombre de petits mélanomes (cancer de la peau) au stade débutant a augmenté de 1900 % en l’espace d’une trentaine d’années. Ils sont curables, si on les dépiste à temps. À nos âges, on va plus souvent à un enterrement qu’à un mariage ou à une naissance.
Peut-on parler de « progrès notoires » dans la lutte contre le cancer?
Les progrès réalisés sont énormes. J’ai participé début juin, à Chicago, au Congrès organisé annuellement par la Société américaine de cancérologie. Quarante-quatre mille participants du monde entier. Des milliers de présentations d’études sur le cancer. Des avancées médicales et scientifiques impressionnantes. Je suis revenu les batteries chargées d’espoir et d’optimisme.
De nouvelles techniques sont utilisées, notamment dans le cas de cancers très résistants. Par exemple, la transplantation hépatique dans les métastases du foie, c’était impensable il y a quelques années. La greffe d’un foie dans un cancer, c’est une thérapie tout à fait nouvelle.
On a recours aussi au traitement par cellules CAR-T (Chimeric Antigenic Receptor-T), une stratégie d’immunothérapie cellulaire en plein développement qui vise à combattre certains cancers en s’appuyant sur le système immunitaire du patient. Des cellules, modifiées génétiquement et multipliées en laboratoires, sont ensuite réintroduites dans le corps de la personne malade par voie intraveineuse. Elles détruisent les cellules cancéreuses.
Certains types de cancer sont toujours très résistants aux traitements.
Oui. Il y a des cancers très résistants : le cancer du pancréas, dont le nombre de cas ne cesse d’augmenter sans que l’on comprenne pourquoi, la tumeur du cerveau, le cancer des voies biliaires. Ceux-là, pour l’instant, on n’arrive pas encore à les guérir.
Mais le taux de guérison du cancer du poumon est supérieur à 50 % alors qu’il y a vingt ans, il était de 5 %. Le cancer du côlon, taux de guérison : plus de 75 %. Le cancer de la prostate : plus de 80 %. Même des cancers qui étaient incurables, comme celui du foie, les essais montrent aujourd’hui qu’on peut en guérir un certain nombre. Les leucémies et les cancers chez l’enfant : 85 % de guérison.
On guérit de plus en plus de personnes malades. Un autre aspect du cancer qui a évolué : la chronicité. De plus en plus de patients qu’on ne peut pas guérir vont vivre plus longtemps grâce à de nouveaux médicaments tout à fait supportables.
À force de côtoyer la mort quotidiennement, n’avez-vous pas fini par la banaliser?
C’est très dur. Je suis un homme gai qui vit une vie triste. Ce qui me rend optimiste, c’est le courage admirable de mes patients. Je continue d’être très ému tous les jours par le fait que ces personnes me confient leur vie au moment où elle est très menacée. Je suis sensible aux progrès gigantesques réalisés par la médecine dans la lutte contre les cancers. J’ai encore en mémoire ce qu’était la cancérologie il y a 45 ans quand j’ai entamé ma carrière. À cette époque, le taux d’échec était monstrueux.
La sérénité est incompatible avec mon métier. Ma mission, mon combat, c’est de combattre la mort. Je me bats tous les jours contre une maladie très ravageuse. La mort est un cruel adversaire que je ne peux pas banaliser, sinon ma vie n’aura plus aucun sens. Ma confrontation et mon compagnonnage avec la mort me font aimer la vie à outrance.
L’écriture est-elle pour vous un exutoire qui vous permet de transcender la tristesse et la détresse auxquelles vous êtes confronté tous les jours dans votre métier?
Oui. C’est pourquoi je n’aborde dans mes livres que des thèmes graves ayant un lien avec la cancérologie. Je romance ensuite ces thèmes parce que dans la fiction littéraire, on peut guérir les personnes malades, nous sommes moins impuissants que dans la réalité. J’y parle de ma tristesse, de mes cauchemars, de mes échecs professionnels… et aussi de mes grands espoirs. Pour moi, écrire, c’est vivre dans un monde où tout devient possible, contrairement à la réalité qui régit ma vie professionnelle où, malheureusement, le possible est souvent très restreint.
Vos livres recèlent beaucoup de sagesse et de philosophie.
J’étudie le Talmud régulièrement. Celui-ci m’a appris à accepter la complexité. Or, il n’y a rien de plus complexe qu’une cellule cancéreuse. Je pense que la seule façon de survivre à cette fréquentation de la mort, c’est la recherche d’une forme de sagesse. Ces moments très difficiles, vécus auprès de mes patients, m’ont poussé à la recherche d’une sagesse indispensable pour accepter la finitude de la vie – pas juste la mienne, mais aussi celle de tous les êtres que j’aime et que j’ai aimés. C’est pour cette raison que la philosophie me passionne.