Comment j’ai quitté mon enfance… et la Tunisie
par Peggy Cidor
L’auteure nous fait l’amitié de publier ici les bonnes feuilles, c’est dire un extrait d’un manuscrit en préparation qui devrait
paraître d’abord en hébreu sous le titre, « Kakha zé haya » (C’était comme ça).
Le matin du six mars 1962, un soleil froid se leva sur Tunis.
Depuis plus de deux semaines, j’avais déjà perdu, l’un après l’autre, presque tous mes repères, mais ce matin-là, ce fut le pire. Après deux semaines passées chez mes grands-parents maternels, depuis la veille, mes parents nous avaient enfin rejoints, mon frère Elie et moi. Mais contrairement à ce que j’espérais d’une manière confuse, leur arrivée ne remit rien de l’ordre ancien dans la vie de la petite fille de 10 ans que j’étais alors.
Ce matin-là, j’entrai dans la salle à manger de ma grand-mère, pour déguster comme tous les matins, le bol chaud de Banania, un mélange d’orge et de cacao accompagné d’une grande tartine de confiture de coings, une des spécialités de mémé Milly. Je savais déjà que ce matin, pas comme les autres, je n’aurais pas à affronter la colère froide de Monsieur Apiéto, le principal du lycée annexe de Mutuelleville où j’étudiais, après un autre de mes retards presque quotidiens. Mais je n’avais pas vraiment réalisé que je ne reverrais plus l’école, mes camarades de classe, mes deux amies les plus proches, Selma, la Tunisienne musulmane et Claire, la fille de l’instituteur français. Je ne comprenais pas encore que mes manuels scolaires – les livres d’histoire et de géographie (de la France bien sûr) et encore moins le livre de latin, dans lequel j’excellais pour les versions et traductions étaient en train de devenir complètement caduques.
Je ne réalisais pas que dans quelques jours, une langue nouvelle, étrangère et mystérieuse allait remplacer celle de Molière et de La Fontaine et devenir mienne en très peu de temps. Je n’avais pas encore compris que Faiza, mon amie bien-aimée, celle qui m’avait raconté quelques mois plus tôt, en larmes, que son père, un ami de mon père, avait décidé de se remarier moins d’un an après la mort de sa mère, et qu’elle allait maintenant vivre avec une marâtre. Je n’avais pas compris qu’aux prochaines vacances d’été, nous n’allions plus Peggy et sa mère. passer trois mois à la Goulette, près de la mer, et se revoir tous les jours. Je ne comprenais pas que je ne serais plus jamais à ses côtés pour la consoler, comme les années précédentes.
Je ne réalisais pas encore que compte tenu des conditions de semi-secret de notre départ, je ne m’étais pas séparée, que j’allais en fait disparaître de leurs vies tout d’un coup, sans prévenir ou prendre le temps de se quitter.
Selma, Claire, Faiza, Mahmoud et Nadine, les enfants, Juifs, Italiens, Français ou Tunisiens musulmans qui étaient une partie de ma vie jusque-là se sont brutalement effacés de ma vie en un jour, après une nuit de navigation sur une Méditerranée démontée. Cette Méditerranée qui séparait Tunis et son soleil et ses jardins de Marseille et son camp d’Arénas de transit, pour finalement nous amener sur cette terre qui était celle de mes ancêtres, les vrais, pas les Gaulois comme nous l’avait enseigné madame Juliette, la prof d’histoire, et où tout allait commencer à zéro.
Ce matin-là, encore enveloppée dans mon ignorance naïve du tremblement de terre qui allait chambouler ma vie, sur le pas de la porte de la salle à manger chez mes grands-parents, je m’arrêtais, pratiquement paralysée devant une scène incompréhensible pour moi : mon père et mon grand-père, qui ne se parlaient pas depuis plus d’un an, se tenaient debout, dans les bras l’un de l’autre, en pleurant. Ils n’avaient pas commencé la prière – ou l’avaient interrompue dans l’émotion, et ils se tenaient là, ignorant ma présence, devant la fenêtre qui donnait sur le jardin d’où montait déjà le parfum des citronniers en fleur, tous les deux enveloppés de leurs châles de prière (talith) les bras encerclés dans les phylactères (tefilin).
Je filai chercher refuge chez ma mère, que je trouvais en larmes, dans les bras de ma grand-mère. Je crus entendre Mémé Milly dire à maman « rod belek ala peggy » – (de l’arabe tunisien : « Fais attention à Peggy »), paroles auxquelles maman répondit par de nouveaux sanglots. Plongées dans leur émotion, aucune des deux ne fit attention à ma présence.
Complètement déroutée, choquée et incapable de comprendre ce qui se passait, je finis par retourner dans la salle à manger, jetant un coup d’œil furtif vers les deux hommes, qui à présent, étaient plongés dans la prière.
Mon seul refuge devant toute cette confusion inquiétante fut le bol de Banania préparé par ma grand-mère, et la grande tartine de confiture, qui, au bout de deux bouchées, se bloquèrent dans ma gorge, laissant passer quelques larmes vite contenues.
Quelques heures plus tard, mes parents, mon frère et moi, nos 4 valises de taille moyenne et deux couffins de raphia, quittèrent à jamais la villa des grands-parents, rue de la Kahena 1, Beau-Site, Tunis, et, entassés dans le grand taxi, prirent la route pour le port de Tunis. Pépé Ishay avait préféré s’éviter le déchirement du dernier regard sur le quai, mais mémé Milly, emmitouflée dans un manteau noir avec son large fichu imprimé de roses de plusieurs couleurs, resta là, derrière les grilles autour du quai, agitant de temps en temps son mouchoir blanc, buvant jusqu’au dernier moment la silhouette s’estompant de sa fille et sa famille quittant à jamais le sol de la Tunisie.
Le bateau quitta le port de Tunis dans l’après-midi. Avec quelques familles juives qui quittaient comme nous le berceau de leur enfance, on nous logea dans la cale. Quatre chaises longues, et les quatre valises et les deux couffins de raphia nous servant de mur, remplacèrent la maison que nous avions laissée derrière nous à jamais. À la tombée de la nuit, la mer commença à s’agiter, le roulis et le tangage devinrent de plus en plus forts, et les allers et retours vers les toilettes devinrent de plus en plus fréquents. Au bout de quelques heures, la plupart ne prenaient plus la peine d’y aller pour vomir, et le sol de la cale se couvrit de vomissures et de papier essayant de couvrir leur vue. Mais l’odeur de plus en plus nauséabonde ne fit qu’empirer la situation.
Au matin, n’en pouvant plus, et profitant d’un moment d’inattention de mes parents, je réussis à monter sur le pont. Un vent violent me souleva et me fit voler vers le bastingage. Paralysée par la peur, je n’arrivais même pas à crier, mais l’un des marins réussit à m’attraper par les bras et à me retenir à la dernière minute. Il me gronda et me renvoya dare-dare dans la cale, où l’odeur terrible me frappa de plein fouet… et je vomis copieusement devant le regard mi-inquiet mi-courroucé de ma mère.
Pepe Ichay s’obstina à rester dans sa villa jusqu’en 1970, et finalement, devant le départ, l’un après l’autre de ses 8 enfants, finit par accepter de partir lui aussi. Il s’installa à Paris avec mémé Milly et le fils benjamin, André, encore célibataire. Le ciel gris, le froid, l’inactivité forcée – à Paris, aucune chance de lui trouver un travail quelconque, la nostalgie de son jardin abandonné, sa famille éclatée et éparpillée dans une ville inconnue, l’une de ses filles (ma mère) à plusieurs milliers de kilomètres de distance, dans cette terre lointaine pour laquelle il priait chaque année « L’an prochain… », mais dont il n’osa jamais s’approcher, finirent par le terrasser. Un cancer très vite généralisé, maladie dont très peu avaient entendu parler jusque-là à Tunis eut très vite le dessus, et 13 mois après le déchirement de la douceur de vivre de sa Tunisie natale, il succomba, sans revoir sa fille, ma mère, et son jardin.
Mon père, qui rêvait de monter en Israël rejoindre sa famille depuis plusieurs années paya le prix de son rêve. Vingt-quatre heures avant de monter à bord du « Ville de Tunis », le bateau qui nous sépara de la cote tunisienne pour nous déposer à Marseille, en route pour Israël, il boucla son magasin de bijouterie, avec toute sa marchandise précieuse dedans. La loi tunisienne interdisait de sortir les biens privés, et bien que n’étant pas dirigée spécialement contre les Juifs, mais tous les ressortissants tunisiens, ce fut surtout les Juifs de Tunisie qui payèrent le prix le plus fort à la suite de cette loi draconienne. Notre appartement, situé dans l’un des quartiers résidentiels de Tunis fut aussi abandonné, avec tout l’ameublement.
Pour mon père, animé d’un sionisme ardent, c’était un prix acceptable, presque dérisoire pour réaliser son rêve. Pour Maman, ce fut plus difficile. Essayant de sauvegarder quelque chose de la vie qu’elle quittait soudain, elle réussit à convaincre mon père de déposer dans le cadre d’une de ses sœurs, ayant la nationalité française et donc libre de sortir avec ses biens, quelques services de porcelaine auxquels elle tenait. Ils arrivèrent près de deux ans plus tard au port d’Haïfa. Les trois caisses ramenées à grand effort jusqu’aux 45 mètres carrés de notre modeste logement à Ashdod, une fois ouvertes, dévoilèrent l’ampleur de la blessure : rien des trois services de porcelaine fine ne survit au voyage. Ce fut la première fois que maman éclata en sanglots depuis notre arrivée en Israël. Un an plus tard, ce fut la deuxième fois, à l’annonce par télégramme du décès de pépé Ishay, en réalisant qu’elle ne reverrait plus jamais son père.
Deux semaines dans le camp d’Arénas, et nous prîmes l’avion pour Israël. Les formalités prirent du temps, et arrivés à destination – la ville de développement d’Ashdod, le Shabbat était déjà entré. Shoshana, d’origine marocaine et représentante de l’Agence juive, nous accueillit et nous conduisit vers la caravane – la « Ma’abara » qui allait nous servir de maison pour les quatre prochains mois. Des lits de camps rudimentaires, des couvertures d’une couleur douteuse, un carton à terre avec du pain sec, des boîtes de conserve et quelques pommes. Avec une nonchalance qui choqua mes parents, Shoshana alluma la lampe à pétrole sur le coin de la kitchenette. Mon père faillit s’évanouir. Premier shabbat en Terre d’Israël, quelques heures après notre arrivée, et voilà qu’une juive israélienne transgresse le shabbat pour nous faire de la lumière!
« Ici, c’est Eretz Israël monsieur Chemouny » expliqua Shoshana. « Commencez à vous habituer, et de plus, plus de monsieur et madame – maintenant ici c’est « haver et havera »– nous sommes tous camarades. »