« Espérons que de cette catastrophe qu’est la guerre à Gaza sorte quelque chose de positif »

Entrevue avec le journaliste Pierre Haski

par Elias Levy

Pierre Haski

Spécialiste des questions géopolitiques internationales et du conflit israélo-palestinien, ancien correspondant du journal Libération en Israël et président, depuis 2017, de l’association Reporters sans frontières, le journaliste français Pierre Haski nous a livré son analyse des différents scénarios évoqués pour l’après-guerre à Gaza.

Il vient de publier un livre très fouillé sur cet interminable conflit, Une terre doublement promise. Israël-Palestine : un siècle de conflit (Éditions Stock, 2024).

Pierre Haski a accordé une entrevue par Zoom à La Voix sépharade depuis Paris.

Quelle analyse faites-vous de la guerre actuelle à Gaza ?

On est dans un moment très dangereux parce qu’il y a deux colères aveugles parallèles. La colère israélienne, qui ne faiblit pas depuis le 7 octobre, d’autant moins qu’il y a encore la question des otages qui n’est pas réglée et la rage de faire payer aux Palestiniens le prix des atrocités qu’ils ont commises le 7 octobre. De l’autre côté, il y a la rage et la colère palestiniennes face à l’ampleur de l’offensive militaire israélienne à Gaza. Les deux parties sont aveugles à la souffrance et à la colère de l’autre, ne voient pas les images de ce qui se passe de l’autre côté. En Israël, on voit moins d’images de Gaza qu’en France ou au Canada. Et, les Palestiniens ne veulent pas savoir ce qui se passe du côté israélien. Ce double aveuglement ne permet pas l’établissement de passerelles ou de pistes de paix.

En 1993, au moment des accords d’Oslo, une partie des sociétés israélienne et palestinienne était dans une démarche de réconciliation. Aujourd’hui, on est aux antipodes de ce scénario. Au mieux, on est dans l’idée de la séparation, ce qui serait déjà un grand progrès, mais on n’est certainement pas dans la compréhension de l’autre.

Les perspectives, tout du moins à court terme, sont plutôt sombres ?

Il faut que cette guerre s’arrête pour que la réflexion reprenne le dessus et qu’un horizon politique puisse émerger. Pour cela, il y a deux conditions à remplir. 1-La libération des otages israéliens. La détention de ceux-ci par le Hamas est quelque chose d’insupportable pas seulement pour leurs familles, mais aussi pour l’humanité. 2-Qu’il y ait un minimum d’environnement politique qui garantisse que les événements atroces du 7 octobre ne se reproduiront pas. C’est là que le rôle des États-Unis est majeur parce qu’ils sont aujourd’hui le seul pays à détenir la clé du dénouement de cette guerre et à empêcher que ces deux colères aveugles se perpétuent.

Israël parviendra-t-il à atteindre ses principaux objectifs de guerre ?

On est dans une situation assez classique, celle des conflits asymétriques et des guerres insurrectionnelles qu’on a connus dans l’histoire. Un succès militaire ne signifie pas obligatoirement une victoire politique. On peut citer plusieurs exemples de guerre, notamment celle que la France a menée en Algérie contre le FLN, où la défaite militaire d’un groupe insurrectionnel s’est traduite en victoire politique.

Le Hamas avait-il pensé que la riposte d’Israël aux attaques du 7 octobre serait aussi forte? Sans doute pas parce qu’elle est bien supérieure dans son intensité et sa violence à ce qu’on a connu dans les guerres à Gaza précédentes. Les pertes du Hamas sont considérables : 6 000 combattants, selon cette organisation islamiste, 12 000, selon Israël.

Le Hamas disparaîtra-t-il après cette guerre ?

Le Hamas ne sera pas éradiqué à l’issue de cette guerre. Quel que soit le cas de figure politique, il a certainement gagné des points dans l’opinion publique palestinienne, surtout en Cisjordanie. À Gaza, on le saura après la guerre. À qui les Gazaouis en voudront le plus, au Hamas pour avoir provoqué cette catastrophe ou à Israël qui les a bombardés massivement? En Cisjordanie, il est clair que le Hamas a gagné des points en s’imposant dans les études d’opinion comme la première force politique.

J’essaye d’expliquer dans ce livre le grand paradoxe historique de la situation que les Israéliens et les Palestiniens vivent aujourd’hui. Les forces qui étaient marginales au moment de la négociation des accords d’Oslo et qui ont provoqué en partie l’échec de ceux-ci, l’extrême droite israélienne et le Hamas, sont aujourd’hui au centre du jeu. L’une tient le haut du pavé dans la coalition gouvernementale dirigée par Benyamin Netanyahou et l’autre a perpétré le 7 octobre un terrible et inattendu coup d’éclat. C’est le résultat de trente ans de pourrissement. Ainsi, les forces extrémistes marginales israéliennes et palestiniennes se retrouvent au centre du jeu et rendent la recherche d’une solution politique, sinon la paix, encore plus compliquée.

Quelle est la latitude d’action du président Joe Biden dans ce conflit ?

Joe Biden a fait un pari dès le 7 octobre qui est loin d’être gagné. Il a tablé sur l’idée qu’en étant aux côtés d’Israël, en garantissant sa sécurité, en le défendant au conseil de sécurité de l’ONU, en opposant systématiquement le veto américain, il pourrait influencer Israël au moment où on passerait à une phase politique. Ce scénario n’est pas en voie de se concrétiser parce qu’il n’y a pas de confiance entre Biden et Netanyahou. C’est une affaire très ancienne qui remonte à des années de conflits et de défiance entre Netanyahou et les démocrates américains.

Biden est dans une position très inconfortable. Il a tenu des propos vis-à-vis d’Israël qu’on n’a pas l’habitude d’entendre de la part d’un président américain. Notamment lorsqu’il a déclaré publiquement « Over the top », s’alarmant du nombre de victimes civiles palestiniennes et se questionnant sur l’efficacité de la stratégie militaire israélienne mise en œuvre à Gaza. En même temps, il ne se donne pas les moyens de pousser la logique de ses mots jusqu’au bout. Mais il y a une heure de vérité qui va arriver parce que Biden est en année électorale. Il est confronté à une situation inattendue : la défiance d’une bonne partie de la jeunesse démocrate et de l’électorat noir sur la question israélo-palestinienne.

Biden a besoin avant que la campagne électorale américaine ne batte son plein de montrer que, certes, il appuie fermement le droit d’Israël à se défendre, mais qu’il est aussi porteur d’équité et de justice pour les Palestiniens. Donc, il doit montrer cet équilibre. Pour l’instant, il n’est pas capable de le faire parce qu’on est encore en plein dans cette guerre qui horripile une partie de son électorat. Cette ambivalence ne pourra pas durer jusqu’à l’élection de novembre prochain parce qu’elle pourrait lui coûter cher.

Quel impact aurait sur le conflit israélo-palestinien le retour à la Maison-Blanche de Donald Trump ?

Donald Trump est totalement imprévisible. Il a effectivement été dans le passé extrêmement favorable à Israël, en posant des gestes très concrets, notamment le déplacement de l’Ambassade des États-Unis à Jérusalem. Il compte aussi sur l’appui d’un électorat évangéliste très proisraélien qui a beaucoup de poids. La réaction de Trump après les événements du 7 octobre fut cependant déconcertante. Il s’en est pris à Netanyahou pour des raisons personnelles, lui reprochant de ne pas l’avoir soutenu lorsqu’on lui a « volé » l’élection en 2020. C’est typiquement Trump, tout est narcissique chez lui, tout est ramené à sa personne, y compris une tragédie qui se déroule à l’autre bout du monde.

Cependant, Netanyahou peut espérer de meilleures relations avec Trump qu’avec l’administration Biden. On voit mal Trump s’investir, comme le fait l’administration Biden, dans la recherche d’une solution politique avec les Palestiniens. Je ne pense pas que Trump ait beaucoup de temps à perdre avec Mahmoud Abbas ou qui que ce soit d’autre du côté palestinien. On est dans une équation dans laquelle il sera malgré tout plus favorable à Israël. Et on peut imaginer, sans trop prendre de risques, qu’avec l’élection de Trump, la solution à deux États s’éloignera davantage, si tant est qu’elle soit encore quelque peu crédible.

Quelles seront les grandes priorités pour l’après-guerre à Gaza ?

La première question qui se posera après la guerre sera indéniablement celle du leadership dans les camps israélien et palestinien. Du côté israélien, deux priorités seront à l’ordre du jour : les comptes qui vont être demandés sur les failles sécuritaires du 7 octobre et l’élection d’un nouveau leadership politique.

Israël a une expérience ancienne éprouvée en matière de commissions d’enquête. On l’avait vu notamment en 1982, après la guerre du Liban, qui coûta son poste de ministre de la Défense à Ariel Sharon, et en 1973, après la guerre du Kippour, qui marqua la fin de la domination travailliste sur la politique israélienne.

Quant aux scénarios politiques : y aura-t-il de nouvelles élections ou des changements de majorité dans la Knesset existante? La coalition de Netanyahou ne tient qu’à quatre sièges. Ça peut basculer sans nouvelles élections. Il y a toujours en Israël des personnalités politiques prêtes à prendre la relève. Benny Gantz, membre du cabinet de guerre, est certes le favori.

Côté palestinien, c’est plus compliqué parce qu’il n’y a pas de rouages politiques qui permettent de choisir un nouveau leadership de manière facile. Il n’y a pas eu d’élections dans les Territoires palestiniens depuis 2007. Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, est au bout du rouleau. Il y a beaucoup de discussions du côté palestinien pour faire émerger un gouvernement technocrate, non politique et non partisan, qui serait chargé de gérer la bande de Gaza à la fin de la guerre. Le nom de Marwan Barghouti, incarcéré en Israël, est de plus en plus évoqué comme successeur de Mahmoud Abbas. C’est un grand point d’interrogation. Barghouti peut-il être le Mandela palestinien? Il semble faire l’unanimité auprès du Fatah et du Hamas, qui l’a mis sur la liste des prisonniers à libérer par Israël. La seule vraie question qui se pose est : après l’arrêt des combats, y aura-t-il du côté israélien et du côté palestinien des interlocuteurs capables de rentrer dans un processus de négociation politique ?

Le silence des pays arabes face à la guerre à Gaza vous surprend-il ?

Les pays arabes se sont trouvés complètement en porte-à-faux le 7 octobre, en particulier ceux qui avaient renoué avec Israël dans le cadre des accords d’Abraham et qui s’étaient assis sur le sort des Palestiniens. Le retour de la question palestinienne au centre des préoccupations n’était pas quelque chose qu’ils avaient prévu. Aucun de ces pays arabes n’a de sympathie pour le Hamas, à commencer par l’Égypte, qui persécute depuis des décennies les Frères musulmans, mouvance islamiste dont le Hamas est issu. Ces pays sunnites protestent et s’expriment d’une manière assez forte parce que leurs opinions publiques sont très émues par la guerre qui fait rage à Gaza, c’est le cas de la Jordanie, de l’Arabie saoudite, du Maroc… Mais aucun des pays arabes signataires des accords d’Abraham ne prendra des initiatives qui pourraient mettre en péril leur relation ancienne ou nouvelle avec Israël parce que le combat du Hamas n’est pas le leur. C’est pourquoi ils sont relativement discrets depuis le début de cette guerre.

L’Arabie saoudite, un pays clé dans ce conflit, était sur le point de conclure un accord de normalisation politique avec Israël sous les auspices de l’administration Biden. Le prince héritier saoudien, Mohamed Ben Salman, a ajouté au cadre de cet accord une clause exigeant un engagement irréversible d’Israël en faveur de la création d’un État palestinien. Il peut jouer un rôle déterminant dans la reconfiguration politique après la guerre à Gaza.

Bon nombre d’observateurs du conflit israélo-palestinien avaient prédit une grande révolte des Arabes israéliens et des Palestiniens de Cisjordanie. Se sont-ils trompés ?

Vous avez raison. Il n’y a pas eu d’embrasement dans les villes arabes israéliennes ni en Cisjordanie, où on avait prédit l’éclatement d’une troisième Intifada. Je crois que la sévérité de la riposte de Tsahal à Gaza a refroidi les ardeurs militantes de beaucoup de Palestiniens d’Israël et de Cisjordanie. Ils sont conscients que la réaction d’Israël à toute révolte serait impitoyable. Ils ont pris conscience qu’un durcissement des opinions publiques palestiniennes pésera lourd dans la suite des événements.

Libérer les otages israéliens encore vivants détenus par le Hamas est-ce un vœu chimérique ?

Israël est confronté à une problématique cauchemardesque : l’équilibre entre le souci de sauver les otages et le souci de la sécurité nationale. Ces deux soucis sont incompatibles. Les familles des otages vont tout faire pour les libérer. D’un autre côté, Israël veut atteindre ses objectifs militaires à Gaza pour assurer la sécurité du pays. Ce dilemme insupportable est le propre de cette pratique odieuse qu’est la prise d’otages et du prix politique à payer pour les libérer. On dit qu’une trentaine d’otages parmi les 130 détenus par le Hamas seraient morts.

Après cette guerre ravageuse, peut-on envisager des jours meilleurs pour les Israéliens et les Palestiniens ?

Ma première visite en Israël remonte à 1973, quelques semaines après la guerre du Kippour. Personne à l’époque n’aurait parié un shekel sur le fait que quatre ans plus tard le président du plus grand pays arabe, l’Égypte, viendrait faire un discours de paix à la Knesset, à Jérusalem. À l’époque, c’était impensable. Quatre ans plus tard, Israël et l’Égypte signaient un accord de paix. Celle-ci n’a pas tenu toutes ses promesses, Anouar el-Sadate a été assassiné et la paix israélo-égyptienne est restée froide. En 1991, six mois après la première guerre du Golfe, où les Palestiniens avaient pris fait et cause pour Saddam Hussein, en particulier quand celui-ci avait lancé des missiles contre Tel-Aviv, s’est tenue à Madrid une conférence pour la paix initiée par le président américain, George Bush père. Pour la première fois, un représentant officiel de l’OLP, le Dr Abdel Chafi, était assis face au premier ministre d’Israël, Yitzhak Shamir. Cette conférence pava la voie aux accords d’Oslo de 1993.

Il n’y a pas une règle absolue parce qu’une catastrophe n’engendre pas toujours un événement politique positif. Il n’y a pas d’automatisme. Mais on peut espérer que dans le monde actuel complexe et regorgeant de conflits régionaux, les conditions soient remplies pour que de cette catastrophe qu’est la guerre à Gaza sorte quelque chose de positif. Ça va dépendre beaucoup de l’issue de l’élection présidentielle américaine de novembre 2024. Elle est au centre de tout. Le monde est dans une période charnière qui a des aspects inquiétants, mais qui peut aussi offrir des possibilités d’avancées politiques.