Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’écologie

Georges Lahy

Georges Lahy Georges Lahy, résidant en France, enseigne depuis de nombreuses années certains aspects de la Kabbale. Son enseignement est fondé sur les écrits et les pratiques médiévales des cercles de Provence et du kabbaliste Abraham Aboulafia (maître séfarade du XIIIe siècle), dont il est un spécialiste reconnu. Il est l’auteur de nombreux livres traduits en plusieurs langues
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La célèbre injonction divine lancée à Abraham : « Lék’h Lék’a ! » dans Genèse 12; 1, possède plusieurs sens : « va-t’en! », « sors ! ». « Va-t’en » sous-entend une intériorité qui retentit comme « va-en ». Plus littéralement : « va vers toi ». Cela prend alors un caractère introspectif et contemplatif. Cet appel à la méditation lancé à Abraham, puis à Isaac, a souvent été interprété ainsi.

« Lék’h » (va !) dérive du verbe « halakh »: « aller », « voyager ». « Lék’h Lék’a! », est un appel au déplacement, au mouvement : au pèlerinage vers soi.

À la mesure d’authentiques exercices spirituels, la marche participe à une forme dynamique de méditation et d’introspection. Un simple enchaînement de pas nous transforme instantanément en philosophe. Comme le faisaient les péripatéticiens d’Aristote. On connaît les longs voyages à pied du jeune Rousseau, la promenade de Kant dans les jardins de Königsberg, les marches de Nietzsche dans les hauteurs de l’Engadine, celles de Thoreau en forêt. Tous les penseurs et les sages furent de grands marcheurs. « Lék’h Lék’a! » indique qu’on marche pour se retrouver.

La marche est un acte de liberté et d’autonomie, car on ne peut marcher que pour soi. Il n’est pas possible de demander à quelqu’un d’autre de le faire à sa place. Et si cela était possible, faute de pas, ce serait un premier pas vers la perte d’autonomie, car on se rendrait dépendant de celui supposé le faire à notre place. Marcher c’est se lever et prendre place. Une voie autonome de joie, de libération et de santé.

L’impérieuse expression divine « Lék’h Lék’a! » est l’apanage de l’être libre. Chaque fois que l’on s’ouïe dire : « à toi! », « pour toi! », « vers toi! », il faut entendre : « Prend ta place! lève-toi et marche! ». « Sois autonome! fais de ta substance ta valeur! ». Cette valeur n’est pas marchande, pourtant elle attire la cupidité des despotes, qui eux désirent que l’on marche pour eux. Sans cela ils n’auraient aucune valeur et aucune place réelle. Ils s’évertuent à faire muter le «  ék’h Lék’a! » de l’autre en « Élék’h Li! » « marche pour moi ».

Moshé (Moïse) a encouragé son peuple à trouver sa place pour se connecter à sa véritable essence. Après avoir découvert la véritable Essence de son Être, marché vers lui, il a marché vers son peuple. Il l’a fait se lever et marcher. Il l’a guidé avec fermeté et rigueur. Moïse possédait l’altruisme et l’abnégation nécessaire du vrai guide.

Économie – Écologie

L’injonction « Lék’h Lék’a! » porte en elle le mystère d’une écologie intérieure, qui nous enjoint à nous entretenir, à nous économiser pour perdurer. En effet, lu à l’envers « Lék’h Lék’a » devient « kalkél ». Ce terme biblique concerne la gestion équilibrée du foyer, son entretien : son économie, par extension son écologie. Kalkél est le terme idéal en hébreu ancien pour désigner l’écologie et l’économie. L’association des deux termes peut déconcerter. En réalité, il n’était pas nécessaire d’inventer le mot écologie, étant donné qu’il y en avait déjà un : économie. Pourtant, dans notre civilisation moderne, ces deux mots semblent s’opposer et évoquent deux mondes antithétiques.

De nos jours, pour nombre de personnes, économie est synonyme de : finance, spéculation, dette, impôt, taxe, administration, commerce, production, consommation, dictât de l’argent, etc. Termes qui suscitent dans la pensée : de la tristesse, de la peur, de l’angoisse, le doute en l’avenir, la perte d’autonomie, le mal-être et la servitude. C’est-à-dire exactement l’inverse du sentiment que devrait entretenir l’idée d’économie. D’autant que cette folle économie fait fi de la gestion des ressources naturelles et pollue notre monde, attitude totalement antiéconomique.

Il a donc fallu inventer un nouveau terme pour revenir à la source : écologie. Terme, qui commence à se dévoyer… il faudra bientôt se résoudre à en trouver un autre… écosophie, peut-être. Ces « économistes modernes » n’ont pas eu l’honnêteté d’appeler leur système : concupiscence, insatiabilité, voracité ou tout simplement vampirisme. Il est plus simple de détourner un mot existant et de leurrer tout le monde par la même occasion. En totale opposition avec la simple règle écologique biblique Bal tashħit qui signifie tout à la fois : Ne détruis pas, ne corrompt pas, ne vandalise pas, n’endommage pas. Basée sur la parole du Livre du Deutéronome 20; 19 : « Lorsque tu assiégeras une ville pendant longtemps, en l’attaquant pour la prendre. Tu ne vandaliseras (lo tashħith) pas ses arbres à coups de hache, car tu pourras en manger le fruit. Tu ne les couperas donc pas. Car l’arbre des champs est-il un homme, pour être assiégé par toi? ». Cette recommandation devrait être entendue par certains de nos systèmes économiques belliqueux actuels.

À la source, l’économie, notre kalkél, est un art et non une science. L’art de gérer sagement une maison, car il s’agit bien là de Sagesse : d’une « écosophie ». Le mot économie est issu du grec ancien oikonomía, constitué de oikos, maison, et nomos, gérer. Un simple principe d’équilibre qui ne concerne nullement l’accumulation de monnaie par l’usure ou par le négoce. Faire des économies, c’est l’art de tempérer la dépense et de diminuer la consommation. Cela peut éventuellement générer une croissance, mais alors sans accélération et sans altérer la joie. Notre maison est un représenté symbolique de notre moi profond, si elle n’est pas harmonieusement gérée, il y a peu de chance que notre intériorité le soit. Notre monde est à notre image, ou nous sommes le reflet de notre monde. C’est par le « Lék’h Lék’a », en rentrant en soi, qu’on peut le modifier ou le réparer. De la sorte, un économiste sincère se devrait de pratiquer la méditation et de se comporter en dévot de la Sagesse.

Dans son usage courant, « kalkél » , que l’on formule alors « kilkél » signifie : fournir, soutenir, nourrir, vêtir, planifier. Dans la Bible, c’est par le kalkél que l’on se préserve des famines : « Je t’y économiserai (kilkal), car il y a encore cinq années de famine, de peur que tu ne sois réduit à la misère, toi, et ta maison, et tout ce qui est à toi (lék’h) » (Genèse 45:11). Globalement, dans la Bible, kalkél est l’entretien, la gestion, l’équilibre des biens, toujours avec l’idée sous-jacente de perdurer, de survivre et d’assurer la qualité de vie des prochaines générations. C’est là qu’économie et écologie se rejoignent, car elles constituent l’art d’équilibrer les valeurs de la survie. C’est un jeu qui cherche à maintenir le point d’équilibre entre abondance et pénurie. Sans privilégier particulièrement l’abondance, car l’abondance d’aujourd’hui peut devenir la pénurie de demain.

La personnification biblique de l’économiste-écologiste, est Yosséf Baal ha-Ħaloumim ben Yaâcov : Joseph, le maître des rêves, fils de Jacob. Fort de sa maîtrise des rêves, il a géré et équilibré les ressources de l’Égypte pour la préparer à traverser une grande famine. Ce qu’il fit aussi pour sa famille : « Et Joseph économisa (ykalkél) le pain de son père, de ses frères, de toute la maison de son père, selon le nombre de leurs familles » (Genèse 47:12). Il fut un grand ministre de l’économie, mais c’était avant tout un grand Tsadiq, un Juste.

L’harmonie du Monde

Lorsqu’on analyse le mot « kalkél», on voit qu’il est fait de deux fois kal. Prononcé kol c’est le tout et prononcé kal c’est l’anéantissement. Kalkél est la gestion de l’équilibre entre les deux principes contraires : tout et rien. Le principe d’économie, kalkél, est un principe d’équivalence. Selon lequel, deux choses de même valeur peuvent mutuellement se compenser ou se remplacer. Une géométrie sacrée qui reproduit l’Harmonia Mundi et qui dessine dans chaque conscience la trame de la Sagesse de l’être harmonieux, que l’on pourrait nommer ecosophia. Une Sagesse qui fait écho entre l’infiniment grand et l’infiniment petit.

Si l’on prend à la nature sans remplacer ni compenser, cela crée un vide et le marcheur Aristote nous a appris que « la nature a horreur du vide ». Ce que l’on nomme la géométrie sacrée s’en trouve profanée et corrompue. Ce vide est un espace morbide attracteur, un petit nœud obscur au sein de la subtile maille de l’Harmonia Mundi. Il provoque des maux dans le Monde et dans l’Être. L’espace laissé vacant après que l’on ait pris sans remplacer, se nourrit de nos démons intérieurs et vient alimenter nos peurs et nos angoisses. C’est pourquoi l’écologie ne concerne pas uniquement les dégradations matérielles, mais aussi les failles spirituelles.

Le vide

L’économie profanatrice pense qu’il suffit d’accorder une valeur conventionnelle à un bout de métal, à un morceau de papier ou à un code virtuel pour compenser le vide créé par ce que l’on prend. C’est ainsi qu’en 1626, l’île de Manhattan fut achetée aux autochtones pour 60 florins payés sous forme de verroteries. Cette économie s’autorise ainsi à penser que tout peut s’acheter avec n’importe quoi. Mais elle s’achète surtout une bonne conscience, enfin, c’est ce qu’elle croit. D’autant que la Conscience n’est pas du domaine du monnayable : on en a une ou on n’en a pas.

Si l’on observe ce schéma avec un peu de distance, on réalise qu’en réalité ce n’est que de la peur et de l’angoisse qui est achetée, c’est-à-dire du vide. L’hébreu nous enseigne que ħol, le vide (qui signifie aussi profane) rend ħolah  : malade.

Le golÉm vorace

Nous l’avons compris, tout cela n’est qu’une question d’équilibre. L’économie doit servir des êtres autonomes et libres et ne doit pas se transformer en un golém glouton et tyrannique se faisant servir. Cette économie-là est génératrice de tristesse, car en croissance et en accélération permanente.

La légende raconte que le golém est un être artificiel d’argile, contre nature, dépourvu de parole (de conscience) et de choix, façonné pour conforter la puissance de son créateur et pour le protéger. Toutefois, chaque jour le golém grandit et chaque jour cette croissance s’accélère. S’il échappe à son créateur, le golém devient incontrôlable et se transforme en un terrible despote, capable d’asservir son maître.

Que penser d’un monde asservi par son économie tyrannique, qui réduit le temps et l’espace en les dévorant. En faisant cela, cette économie contre nature dévore aussi les fragiles ressources de la « mère nature ».

Alors, marchons!

Rejoignons la marche des sages et des justes. Faisons de ce petit pas pour l’homme un grand pas pour l’écologie. Pour cela, il est nécessaire de retrouver sa place, son espace sacré, de se lever et de marcher. Les grands Patriarches : Abraham, Isaac et Jacob furent de grands marcheurs leurs vies durant.

C’est en chacun de nous que réside la solution pour notre monde et son devenir. Alors, « Lék’h Lék’a! ».

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