Introduire la culture sépharade dans les écoles israéliennes

PAR PEGGY CIDOR

Peggy Cidor

Peggy Cidor, née à Tunis, a fait son alyah (montée en Israël) avec ses parents en 1962, directement à la ma’abara (camp de baraquements pour les nouveaux immigrants) d’Ashdod où elle a grandi. Elle a effectué son service militaire suivi d’études en philosophie et études bibliques à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Elle est journaliste et recherchiste, exerçant en hébreu, anglais et français pour de nombreux médias, notamment la radio kol israël et la télévision publique. Depuis 2003, elle est correspondante pour les affaires de Jérusalem au Jerusalem Post (politique locale, société haredi/ultra-orthodoxe et résidents arabes du côté est).

Parallèlement à ses activités professionnelles,  elle est engagée pour les droits des femmes et la justice sociale. Elle a été membre de la direction du groupe « Les Femmes du Mur » jusqu’en 2015. Elle a étudié ces 10  dernières années le Talmud dans des Beit Midrach (lieux d’études) pluralistes. Elle est également conférencière et animatrice de débats publics. Mère de 3 fils et grand-mère heureuse d’une petite-fille de 3 ans.

Peggy Cidor se définit également comme une inconditionnelle de Jérusalem et nous livre pour le LVS un article passionnant, exceptionnellement sur trois pages, sur ce que certains nomment la révolution sépharade et orientale.


Réparer une erreur historique : la constitution de la commission Bitton Il y a exactement un an, en février 2016, le nouveau ministre de l’Éducation, Naftali Bennet (président du parti le Foyer Juif) et membre de la coalition gouvernementale, annonçait sa décision de former une commission chargée de « renforcer l’enseignement de la culture des Juifs sépharades et orientaux dans les programmes scolaires israéliens ». Le poète et lauréat du Prix Israël, Erez Bitton qui présida cette commission devait rendre ses conclusions dans les trois mois suivants. « Nous allons réparer une erreur historique », a écrit sur son compte twitter le ministre de l’Éducation qui ajouta qu’il espérait ainsi « renforcer l’unité au sein de la population. »

De ce jour, commença un travail gigantesque, mené – quasiment bénévolement – par des universitaires, des chercheurs, des poètes et des artistes israéliens pour la plupart d’origine orientale, qui s’attelèrent à la tâche avec une énergie rarement rencontrée jusque là dans des commissions publiques désignées par le gouvernement. Le sentiment partagé par tous les membres était le même : il s’agissait d’un grand moment, d’une occasion unique de faire un véritable travail de TIKKOUN (réparation) de manière à ce que, au moins pour les générations à venir, ce manque si douloureux, cette absence parfois révoltante d’une grande page de l’histoire des communautés juives des pays de l’Orient soit enfin écrite, racontée et connue pour tous. La recommandation principale de la commission voulait « que les études d’histoire juive, de littérature ainsi que les programmes postscolaires puissent établir un meilleur équilibre entre les héritages culturels des communautés orientales et celles d’Europe (ashkénazes) et facilitent, de ce fait, une plus grande unité au sein du peuple juif en Israël. »

Le Conseil de la commission comprenait douze membres qui ont été chacun d’entre eux désignés à la tête d’une sous-commission de dix membres, outre les assistants, les chercheurs, les conseillers et le personnel administratif. Le programme de travail de la commission a été de préparer un dossier sur des thèmes à aborder dans le programme du système éducatif public d’Israël, dans une liste de domaines et de sujets que la commission a jugé nécessaire d’ajouter aux programmes existants, de manière à combler le manque de connaissance et de savoir sur l’histoire de toutes ces communautés. Parmi les noms les plus marquants de cette commission, au côté d’Erez Bitton, citons le Dr Chaim Sa’adoun, historien du judaïsme oriental,  Dr Yehuda Maimaran (Alliance israélite universelle), le professeur et rabbin Moshé Amar ainsi que la professeure et poétesse Haviva Pedaya.

La commission a terminé ses travaux et a présenté son rapport et ses recommandations le 7 juillet 2016 au ministre Bennett, qui les a entièrement approuvés et a commencé dès cette année scolaire à appliquer une partie de ces orientations dans les écoles. D’autres recommandations – comme une série de télévision, un documentaire sur les communautés juives d’Orient ainsi que des programmes de pèlerinages et de visites des vestiges de ces communautés (dans les pays ou la visite de citoyens israéliens est possible, comme le Maroc) sont en train d’être mis sur pied.

La révolution orientale sur le plan culturel et politique en Israël

Prise sous le feu croisé et dur des critiques qui n’ont pas manqué d’éclater de part et d’autre, la commission a réveillé des passions que certains croyaient déjà éteintes, mais a aussi – et peut être surtout – révélé ce que beaucoup, dans la société israélienne avaient déjà compris, à savoir que cette société vivait une période de profonds changements dans son rapport à la culture sépharade et son empreinte sur Israël. Dans ce contexte, la commission Bitton posait un jalon de plus dans ce que beaucoup nomment ici la « révolution orientale (mizrahit) » d’Israël.

Pour mieux comprendre ce phénomène, il nous faut revenir quelques années en arrière et mettre le doigt sur certains événements ou dates de l’histoire de l’État d’Israël. Dans ce contexte, il y a d’abord les protestations sur le plan social (Wadi Salib – 1959) 1, le mouvement des Panthères noires (Musrara, Jérusalem, 1971) 2 ou bien dans le domaine politique – les différentes formations politiques sépharades (TAMI, Shass) 3. Il y a aussi et là, il s’agit d’une tout autre approche – et pour le moment, probablement la plus intéressante et la plus prometteuse – la découverte et l’inclusion presque immédiate et enthousiaste dans le discours public israélien des joyaux de la culture juive orientale : les piyutim (poèmes liturgiques), la musique d’origine judéoandalouse et le cinéma mizrahi… Une génération de jeunes cinéastes israéliens d’origine orientale qui ont apporté sur les écrans israéliens des films de haute qualité qui racontent l’histoire passée et contemporaine des Juifs d’origine orientale et surtout les conditions de leur arrivée et installation en Israël, y compris l’histoire des ma’abarot (camp de baraquements ou de tentes pour les nouveaux immigrants). Il y a également une vague de nouveaux poètes et aussi écrivains nés en Israël de parents d’origine orientale qui ont ajouté une sonorité et une couleur particulière, vibrante, trépidante même parfois carrément subversive envers l’ancien narratif officiel ashkénaze-sioniste, et qui ont totalement transformé la scène culturelle et créatrice de la société israélienne.
 
 

L’un des derniers bastions est  la station de radio de Tsahal, longtemps considérée comme l’un des derniers retranchements de l’hégémonie ashkénaze qui maintenant, non seulement, diffuse de plus en plus de musique « orientale locale », mais a même commencé à introduire des présentateurs qui se déterminent mizrahim (orientaux).

Grosso modo, on pourrait dire que le changement profond qui s’opère aujourd’hui dans la société israélienne sur ce point avance sur deux fronts – l’un culturel, l’autre politique – qui se croisent plusieurs fois et même se complètent ici et là.

L’introduction des piyutim a été, pour le moment, le plus grand succès. Ces joyaux longtemps ignorés du grand public ont été présentés par des amoureux de cette musique liturgique particulière aux communautés d’Orient et par un grand miracle – il n’y a pas d’autre terme – a été reçu à bras ouverts et surtout à oreilles ouvertes par le public prêt à écouter, découvrir et aimer cet héritage. Le résultat a été spectaculaire au point qu’aujourd’hui les plus grands chanteurs, y compris rockers d’Israël ont incorporé des piyutim dans leurs répertoires tels quels ou à travers une « conversion » dans un langage de musique moderne, mais très inspiré de cet héritage, et surtout, faisant une place d’honneur à la poésie juive préservée dans ces communautés.

Aujourd’hui cette véritable transformation a mené, grâce à une ouverture inespérée du ministère de l’Éducation, à l’introduction de l’étude et de la pratique des piyutim dans les écoles et même les jardins d’enfants, pas spécifiquement ceux du courant religieux public.

Les réactions à la comission Bitton et ses recommandations

Mais dans la presse israélienne, on s’interroge, pas toujours avec gentillesse (et j’use là d’un euphémisme) au sujet de ce changement que personne ne nie, mais qui n’est pas interprété de la même manière par tous. Entre la position radicale d’une gauche mizrahite, qui se veut détachée – pour ne pas dire carrément antisioniste, cela vient trop tard, n’exprime pas le repenti exigé pour prouver la bonne foi de l’establishment, et ne fait, finalement, que consolider l’hégémonie « blanche » donc ashkénaze, tout en jetant un os pour calmer la colère des masses mizrahi.

Cette gauche mizrahit non sioniste a rejoint la formation de la liste commune des parlementaires Arabes israéliens, et s’est formée comme une sous-liste qui lui est apparentée.

D’autres, pas moins militants pour la cause mizrahi, politique, sociale ou culturelle, se trouvent plus à l’aise dans les formations politiques de droite – que ce soit au Likoud ou comme dans l’une des plus récentes tentatives – Tor Hazahav qui veut recréer, tout en étant plutôt à droite et sioniste (et même expansionnistes par rapport aux territoires) l’ancienne harmonie et l’amitié – réelles ou imaginées – entre Juifs et Arabes dans leurs pays d’origine, surtout en Afrique du Nord.

Tout ce monde s’agite, bout et remet à l’ordre du jour un sujet que beaucoup d’Israéliens croyaient ou voulaient croire caduc. En effet, avec un pourcentage relativement élevé de mariage entre les enfants de différentes ethnies (aux alentours de 27 % selon le Bureau central des statistiques israélien), on pensait que le clivage et son cortège de ressentiments et de colères des Juifs originaires des pays d’Orient ainsi que des générations nées en Israël à l’encontre de l’establishment ashkénaze, – conséquences des frustrations subies dans les premières années de l’État – seraient réduits à de mauvais souvenirs que tout le monde préférait oublier. Mais voilà qu’il s’avère que ce sujet continue non seulement d’exister, mais même de prendre de plus en plus de place dans le discours public et officiel en Israël,et n’est pas prêt de disparaître de l’horizon. Dans ce contexte, la décision du ministre Bennett de prendre, d’une certaine manière, le taureau par les cornes, en créant cette commission qui publiquement reconnaît qu’il y a un manque grave qu’il faut à tout prix combler, a fait effet de bombe à retardement. « Non seulement, plus personne ne pourra dire qu’il n’y a pas de discrimination par rapport a notre culture, » répondit le Président de la commission, Erez Bitton, à une question qui lui était posée au cours d’une journée d’étude consacrée à la commission à l’Université de Bar-Ilan en novembre dernier, « mais voila qu’à présent, ce travail de réparation (tikkoun), de rendre justice à notre tradition est entre nos mains, et ce besoin est reconnu par l’État, cela nous impose une très grande responsabilité – plus rien ne sera comme avant maintenant. »

Bien que le public, en général, a assez bien reçu la décision d’établir cette commission et ses recommandations, les critiques n’ont pas manqué, et certaines sont dures. Pour Meir Amor, un universitaire d’origine marocaine, qui a quitté Israël pour s’établir à Montréal, la commission ne changera rien à ce qu’il nomme les crimes de l’establishment sioniste ashkénaze envers les communautés déracinées de leur environnement pour servir les projets du sionisme ashkénaze privilégié et hégémonique.

Pour le mouvement Shass, il s’agit d‘un projet valable, mais qui s’écarte du chemin privilégié de ce mouvement qui se calque sur les normes de vie des communautés harédi / ultra-orthodoxes ashkénazes, et donc n’est pas vraiment nécessaire – d’autant plus que le système éducatif apparenté à ce parti n’est pas dans le courant public et donc n’a pas l’obligation d’appliquer les  recommandations de la commission Bitton. 

Rue des « Panthères noires » à Jérusalem

Reste donc le public général dans la société israélienne, là où, d’après les statistiques du Bureau central des statistiques d’Israël, la grande majorité des Israéliens juifs observent une manière de vivre proche ou même très proche des traditions juives même quand elle se définit comme laïque en répondant à des sondages. Leurs enfants vont donc être les premiers à rencontrer sur le terrain les résultats concrets de la commission – c’est-à-dire une ouverture plus généreuse et une justice nécessaire, bien que tardive, face aux traditions et à l’histoire des communautés des pays de l’Orient avant leur alyah et même jusqu’à aujourd’hui en Israël. Ouverture dont bénéficieront aussi les enfants dont les parents sont venus de l’Occident ou de l’ex-Union soviétique, de manière à ce que, comme l’a expliqué le ministre Bennett, « nous puissions à présent raconter à nos enfants et à nous mêmes, notre histoire entière, dans toutes ses couleurs, et pas tronquée comme c’était le cas jusqu’à présent. »  Et Haviva Pedaya, de l’Université Ben Gourion, membre de la commission de conclure que « ce travail de mémoire qui se fait chez les immigrants, aura une énorme importance au fil des générations. En effet, la première génération se sacrifie, la deuxième essaie de s’intégrer et rejette les traditions ancestrales. Le sursaut du retour aux traditions familiales arrive à la troisième génération. C’est un moment crucial – si le travail de mémoire et de retour aux sources ne se fait pas à ce moment, la quatrième génération n’aura plus de lien et cette mémoire sera perdue à jamais. Nous sommes maintenant dans la troisième génération, la quatrième pointe à l’horizon – c’est le moment ou jamais. »

 

 

Notes:

  1. Série de manifestations de nouveaux immigrants en majorité d’Afrique du Nord contre les logements insalubres mis à leur disposition ou le taux de chômage très élevé touchant leurs communautés. Ils avaient le sentiment d’être totalement abandonnés par l’establishment ashkénaze et le parti travailliste alors au pouvoir.
  2. Nom du mouvement, mené par Saadia Marciano, Charlie Bitton et Reuven Abergel, qui s’insurge contre la discrimination sociale persistante à l’encontre des Juifs sépharades venant des pays arabes. 
  3. TAMI  (initiale de tnuat massoret israel) crée en 1981, dix ans après les Panthères noires, par Aharon Abu Hatzira issu d’une famille de rabbins très respectés parmi lesquels le célèbre rabbin Baba Salé (1889-1984), est un parti politique. Il insiste sur le retour aux traditions juives qui n’étaient pas au « programme » des Panthères noires uniquement focalisées sur le clivage socio-économique. TAMI, en fait,    annonce l’arrivée du parti Shass, créé en 1984 par le Grand Rabbin Ovadia Yossef  (1920-2013) et se fondra avec ce nouveau parti ultra-orthodoxe sépharade.
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