Les Juifs sépharades en Amérique du Nord
Yamin Levy est rabbin de la Synagogue Beth Hadassah de Great Neck, NY, fondateur et chef spirituel de la Long Island Hebrew Academy et fondateur ainsi que le directeur international du Maimonides Heritage Center situé en Israël et à New York. Il est l’auteur et l’éditeur de nombreux livres ainsi que d’articles sur la pensée juive, le Tanakh (Bible hébraïque) et les textes de Maimonide.
L’arrivée des Juifs sépharades en Amérique du Nord, en différentes étapes au cours des 250 dernières années, a créé et solidifié, dans une certaine mesure, une superbe mosaïque d’ethnies diverses s’identifiant toutes fièrement en tant que « Sepharadi ». Une grande partie des caractéristiques multiculturelles et multi spirituelles de ces communautés sont demeurées intactes et peuvent être retracées jusque dans leurs pays d’origine alors que le phénomène du melting pot a, bien sûr, eu de lourdes conséquences sur les communautés immigrantes. J’exprime cet optimisme avec réserve et un certain degré de chagrin sachant parfaitement que notre nombre, au fil des années, s’est amoindri de manière importante par assimilation à la société occidentale.
Les premiers ayant abordé sur ces côtes étaient des Juifs sépharades de l’ouest venant d’Espagne et du Portugal qui ont établi les communautés espagnoles et portugaises de Newport (R.I), Philadelphie et New York. Durant les 250 dernières années, grâce à une série d’illustres leaders rabbiniques et laïques, cette communauté a préservé ses actifs ainsi que son décorum formel et, dans certains cas, sa liturgie unique.
La plus importante vague d’immigrants suivante est arrivée de Syrie vers la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. Cette communauté a réussi à résister au courant de l’assimilation en établissant des règles rigoureuses et en demeurant structurée et soudée. Son sens des affaires et son engagement à l’égard de l’éducation religieuse a assuré sa présence dans le paysage sépharade de l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, la communauté syrienne maintient un grand nombre de synagogues, de centres communautaires et d’écoles dans la région des trois États 1 et compte près de 100 000 membres à Brooklyn (NY) et Deal (NJ) seulement. Au même moment, les communautés grecques et turques parlant le ladino, sont arrivées sur ces côtes. La présence de la communauté ladino 2, qui a diminué en raison de l’assimilation, se remarque à Los Angeles, Seattle (WA) et dans une moindre mesure à Atlanta (GA). Ils ont préservé leurs traditions culinaires et grâce à des leaders comme les rabbins Benaroya et Isaac Azose, ils ont aussi préservé leurs traditions liturgiques uniques au moyen d’enregistrements et de la publication de livres de prières.
Les années 1950 et 1960 ont vu l’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord. Ces communautés francophones et hispanophones se sont établies principalement au Québec et en Ontario, et dans une moindre mesure à New York et à Los Angeles. Sauf des exceptions minimes, ils ont été à même de préserver leur passion en exprimant leur liturgie au moyen de créations musicales raffinées.
La dernière des vagues importantes de migration de la communauté sépharade en Amérique du Nord est arrivée d’Iran, d’Iraq, d’Afghanistan et de Boukhara 3. Ces communautés immigrantes sont arrivées grâce aux ressources et au soutien de communautés juives déjà bien installées. Les communautés boukhariotes et iraniennes, bien qu’étant plus appauvries du point de vue liturgique, arrivèrent dotées d’une riche culture traditionnelle qui, aujourd’hui encore est toujours imprégnée de ferveur et de passion religieuse. Leur impact culturel et religieux à New York et à Los Angeles reste à déterminer.
Disséminés dans l’histoire de ce déploiement, des Juifs yéménites, des Juifs kurdes et d’autres petites communautés, toutes identifiées en tant qu’ethnies sépharades, ont également élu domicile en Amérique du Nord.
À des fins de simplicité et de clarté, j’établis dans ce texte un parallèle entre l’identité sépharade et l’identité juive. Extraire l’une de l’autre sonnerait faux et mon point de vue serait inutile.
Tous les immigrants vivent cet enjeu, cette tension entre leur désir de s’acculturer à la société américaine et la volonté de préserver en même temps leur identité juive sépharade. Ceux qui ont penché davantage vers l’assimilation occidentale ont choisi les écoles publiques pour leurs enfants et les synagogues du mouvement conservative 4 comme expression religieuse. Mais ces choix n’ont pas empêché l’effet suivant : aujourd’hui, tous les centres importants du judaïsme conservative en Amérique du Nord cherchent des conseils sur la manière de répondre aux événements du cycle de la vie de leurs innombrables membres sépharades. On estime que près de 40 % de l’affiliation au judaïsme convervative dans des centres majeurs comme New York, Los Angeles, Chicago, Atlanta, Seattle et St. Louis, est composée de Juifs sépharades qui demandent à leurs autorités religieuses de répondre aux besoins spécifiques liés à leurs communautés.
Ceux qui ont priorisé l’identité juive et mis plus d’emphase sur l’éducation juive ont ont eu un impact significatif et ont fait naître une tendance étonnante au sein des Modern Orthodox Yeshiva Day School (écoles talmudiques modernes orthodoxes) en Amérique du Nord. Alors que nos frères, les Ashkénazes, ont amorcé leur mouvement vers la droite religieuse environ 20 ans auparavant et ont commencé à envoyer davantage leurs enfants vers des Yeshivoth Haredim (écoles talmudiques « ultra-orthodoxes »), le vide laissé dans les écoles orthodoxes modernes, qui ont été fondées et construites par les communautés ashkénazes dans les années 1950, 1960 et 1970, a été rempli d’étudiants sépharades. Aujourd’hui, la Flatbush Yeshiva de Brooklyn est à 60 % composée de Sépharades et est dirigée par un Sépharade. On peut en dire autant de la North Shore Hebrew Academy de Long Island, de la Ramaz Yeshiva Day School de Manhattan, de la Hillel Academy de Deal et de l’Académie Hébraïque de Montréal ainsi que d’innombrables autres écoles dans des villes comme Toronto, Vancouver, Miami et Chicago.
Des tensions surgissent et des compromis sont trouvés après que les fondateurs et membres des comités d’administration de ces écoles changent leur programme afin de l’adapter aux besoins des étudiants sépharades.
Comme la culture juive sépharade en Amérique du Nord a gardé une identité unique et distincte, elle est devenue actuellement un secteur cible dans le monde juif. La Jewish Federation of North America (Fédération juive d’Amérique du Nord) a créé ces 10 dernières années, un Bureau sépharade afin de pouvoir puiser dans l’important patrimoine financier de la communauté sépharade. Birthright a mis sur pied des voyages uniques en Israël ciblant les étudiants sépharades. Les centres Hillel et Orthodox Union ont organisé des programmes exclusifs pour les étudiants sépharades sur les campus des collèges. De plus, des organisations à portée religieuse comme le Habad, Aish HaTorah et d’autres groupes similaires, ciblent spécifiquement les communautés sépharades.
Le résultat de cette attention constitue, bien entendu, une bonne nouvelle, mais s’accompagne aussi d’un prix à payer.
Au chapitre des bonnes nouvelles, nos communautés sont les bénéficiaires d’une grande partie de ce qui a été bâti par les groupes d’immigrants précédents. L’infrastructure a été déjà établie, que ce soit par le mouvement conservative ou par l’intermédiaire du judaïsme orthodoxe. Des organismes de jeunesse jusqu’aux soins pour les personnes âgées, des programmes d’éducation de la petite enfance jusqu’aux campus des collèges, la présence distincte de la communauté sépharade se fait sentir et est abordée de manière responsable.
Certaines communautés sépharades ont utilisé l’infrastructure existante comme un tremplin pour répondre à leurs propres besoins. Ces communautés ont pris l’initiative de bâtir leurs propres écoles et programmes sociaux. La communauté la plus organisée serait celle des Juifs syriens de Brooklyn. La Magen David Yeshiva est une école primaire et secondaire à la fine pointe, bâtie et fondée pour répondre aux besoins particuliers de la communauté sépharade syrienne. Elle comprend également un centre communautaire des plus modernes, un centre de services sociaux et même une association de prêts sans intérêts en dépit du fait que plusieurs de ces organismes existent déjà dans la région de New York. Un autre exemple du même genre est la communauté juive marocaine de Montréal qui, malgré la présence d’autres écoles dans la communauté, est allée de l’avant et a fondé l’École Maimonide pour répondre aux besoins d’éducation de ses jeunes.
D’autres initiatives semblables comprennent la Iranian American Jewish Federation (IAJF) à New York et Los Angeles. Désireux que leurs dons de bienfaisance soient utilisés pour des questions communautaires particulières, la communauté a créé sa propre caisse de fonds fédérés. À la différence de la CSUQ du Québec, qui fait partie d’un plus grand organisme, la Fédération CJA de Montréal, la IAJF fonctionne de manière complètement indépendante.
Il y a un sacrifice à tous ces services bien intentionnés à l’égard de la communauté sépharade. Le prix que nous payons est que certaines de nos valeurs fondamentales, définissant les communautés sépharades partout dans le monde durant ces 2500 dernières années, sont écornées.
Quelques exemples suffiront. La tradition juive a toujours épousé l’unité mais pas nécessairement l’uniformité. L’uniformité a traditionnellement été une valeur préconisée et mise en place par nos frères européens et n’a pas eu autant cours au sein des communautés sépharades partout dans le monde. Les Juifs sépharades ont toujours apprécié leur mosaïque colorée et l’aptitude de chacun à l’expression religieuse sans préjugés. Les synagogues sépharades ont toujours été un lieu de rencontre pour les individus ayant des degrés d’observance religieuse différents. Le concept du judaïsme conservative et réformiste n’a jamais existé dans n’importe quelle terre sépharade précisément parce qu’ils privilégiaient l’unité plutôt que l’uniformité.
De la même façon, les hommes et les femmes sépharades ont traditionnellement attaché de la valeur au tziniuth (la décence), mais n’ont jamais imposé de code vestimentaire. L’uniformité dans le style d’une personne ou dans sa façon de s’habiller n’a jamais existé dans n’importe quelle terre sépharade et n’a été adoptée qu’en Amérique du Nord sous l’influence de nos frères européens.
Sur le plan de l’éducation également, nous voyons un compromis dans les valeurs fondamentales. Un programme d’éducation religieuse sépharade a toujours été modelé selon le grand enseignant qu’était HaRambam, c’est à dire Maimonide (1135-1204), qui soutenait l’étude de la science et de la philosophie en parallèle à l’étude de la Torah. Comme des éléments de notre communauté sépharade gravitent autour des Yeshivoth ashkénazes, ils sont éduqués selon les programmes lithuaniens qui limitent les études laïques et se détournent des matières comme la littérature, l’histoire ou la philosophie.
Ce n’est pas seulement le programme qui est influencé de manière considérable par les valeurs européennes, mais la mise en avant aussi du concept d’un leadership autoritaire et charismatique. Le modèle hassidique ou habad où un Rabbi ou Rebbe connaît tout et peut influencer la destinée de chacun n’a jamais fait partie de la culture religieuse sépharade. Oui, il y a de grands intellectuels de la Torah et dirigeants, mais les décisions communes dans les communautés sépharades ont toujours été prises de manière démocratique. Le modèle Rebbe bien sûr donne lieu à des croyances en des superstitions et des pouvoirs surnaturels d’individus, dont les résultats dépassent largement la portée de cet article.
J’ai publié récemment un article intitulé A comparative Study of the Sephardic and Ashkenaz Wedding ceremony (Étude comparative d’une cérémonie de mariage sépharade et ashkénaze) 5, qui non seulement met en lumière quelques différences flagrantes entre notre culture religieuse et celle de nos frères et sœurs européens, mais parle aussi des évolutions, au sein des communautés sépharades, dans les événements traditionnels du cycle de la vie. Tant que nos communautés gardent leur identité, une vénération sans concession pour notre Écriture sainte, un amour inconditionnel pour Israël et un solide respect pour l’unité de notre peuple, nous comprenons la nature évolutive d’une à identité? Qui a dit que nous ne croyons pas en l’évolution?
Yamin Levy
Notes:
- La région des trois États fait généralement référence à la grande région de New York couvrant les États de New York, du New Jersey et du Connecticut. ↩
- Le ladino ou judéo-espagnol est une langue judéo-romane dérivée du vieux castillan (espagnol) et de l’hébreu. ↩
- Ville de l’Ouzbékistan, dont les habitants sont les Boukhariotes. ↩
- Le mouvement conservative est l’un des courants non orthodoxes du judaïsme, le plus important en Amérique du Nord jusqu’à ce qu’il soit récemment supplanté par le mouvement réformiste. ↩
- Voir https://www.jewishideas.org/articles/comparative-study-sephardic-and-ashkenazic-wedding-ceremony ↩