La fracture sociale : naissance d’un féminisme d’origine orientale

Nelly Las

Nous remercions Nelly Las d’avoir actualisé pour le LVS une partie de son texte initialement paru sous le titre « Le Féminisme en Israël » dans Femmes et Judaïsme aujourd’hui sous la direction de Sonia Sarah Lipsyc, éd. In Press, Paris, 2008 pp 311-333

Nelly Las

Nelly Las

La question de l’hégémonie culturelle et économique des ashkenazes originaires d’Europe sur les Juifs d’origine orientale est un sujet toujours d’actualité en Israël. La prise de conscience s’était exprimée dès le début des années 1970 avec l’apparition du mouvement des Panthères noires 1, et s’était traduite politiquement en 1977 par la montée du Likoud et le rejet des travaillistes, accusés de ségrégation ethnique à l’égard des Juifs orientaux (mizrahim). Vers la fin des années 1980, la montée fulgurante du parti ultra-orthodoxe séfarade Shas marque un tournant dans la politique israélienne et le développement d’une nouvelle affirmation identitaire 2.

La sectorisation ethnique de la société israélienne va se refléter dans le mouvement féministe qui organise périodiquement des congrès de militantes de divers courants dans le but de forger un programme d’action et de décider de projets de solidarité féminine.

Lors du 10e congrès féministe de 1994 à Guivat Haviva, un groupe de femmes d’origine orientale (parmi elles, Henriette Dahan-Kalev, Vicky Shiran, Semadar Lavie) expriment, avec véhémence, leur frustration et leur colère pour les humiliations subies par leurs parents à leur arrivée en Israël dans les années 1950. Elles se tournent vers leurs camarades féministes ashkenazes stupéfaites, qu’elles accusent de « racisme », leur reprochant de les ignorer, et de ne pas tenir compte de l’oppression particulière dont elles sont victimes. Elles exigent que soit reconnue l’intersection entre les identités ethniques, celles de genre et des classes sociales. Il faut à leurs yeux que leurs luttes contre cette ségrégation soient reconnues et inclues dans l’ensemble du projet féministe israélien.

Elles reprochent ainsi aux femmes ashkenazes de s’être rangées du côté des « oppresseurs » (hommes ashkenazes), ainsi que l’écrivait Vicky Shiran : « Si j’ai choisi de me joindre à la lutte des orientaux, c’est qu’ en tant qu’orientale, je considère l’élément de classe et notamment mon appartenance à la classe sociale défavorisée, comme très importante pour moi […] » 3. Les féministes ashkenazes rétorqueront que ces revendications identitaires, empruntées au féminisme afro-américain, n’ont rien à voir avec la réalité israélienne et que ces femmes privilégient elles-mêmes une politique de l’identité au détriment des questions sociales.

Naissance de Ah’oti (ma sœur), un groupe de féministes d’origine orientale

Mais progressivement, la méfiance réciproque de ces débuts va être remplacée par une plus grande compréhension et même une estime mutuelle. Après plusieurs forums de réflexion sur la question de la place des orientaux en Israël, sera créé officiellement en 1999, un mouvement de femmes d’origine orientale qui prendra le nom de Ah’oti (ma soeur) 4. Il fera partie intégrale des diverses branches du mouvement féministe israélien. Parmi ses priorités, il prône une plus grande justice sociale pour les femmes de couches défavorisée : femmes originaires d’Orient, femmes éthiopiennes, femmes arabes, ou femmes migrantes de pays africains. Leur local, «Beth Ah’oti», situé à Neve Sha’anan, dans un quartier pauvre du sud de Tel Aviv, a pour vocation de devenir un centre culturel et social féministe. On y organise des ventes à bas prix, des aides juridiques, des activités d’enpowerment pour les femmes, ainsi que des expositions, des films, des festivals de musique, de poésie et de récits, à caractère oriental 5.

Le mouvement Ah’oti qui a aujourd’hui de nombreuses jeunes adhérentes dans les universités israéliennes, et une visibilité dans les médias, participe à tous les débats de la société israélienne.

Parallèlement au mouvement féministe religieux Kolekh (qui lutte en faveur de l’évolution du statut des femmes juives dans le judaïsme) 6, Aho’ti a contribué à donner de nouvelles orientations et à diversifier les objectifs du mouvement féministe israélien qui se préoccupait presque exclusivement du conflit israélo-palestinien.

Ce qui caractérisait, en effet, les mouvements de femmes pour la paix, c’était leur composition majoritairement ashkenaze. Les féministes orientales allaient donc leur reprocher d’ignorer les problèmes sociaux d’Israël et de se mobiliser uniquement contre l’occupation des Territoires, qui semblait être devenu un combat élitiste et plus prestigieux.

Certaines militantes pour la paix ont finalement compris ces dernières années l’importance du rapprochement avec les femmes orientales des quartiers défavorisés et des villes de développement. Celles-ci avaient continué à voter à droite par ressentiment envers la gauche qui avait brimé leur identité. Comme le reconnaissait la féministe Erella Shadmi 7: « Cette dissociation entre la justice sociale et la guerre, le fait de lutter contre une seule forme d’oppression, cet élitisme, reflète un certain racisme des groupes féministes et gauchistes » 8. Une telle affirmation de la part d’une militante « ashkenaze », témoigne de l’impact des femmes du mouvement Ah’oti qui ont, d’une part orienté l’action féministe dans un sens plus social, mais se sont d’autre part impliquées dans un dialogue avec des Palestiniennes d’Israël avec lesquelles elles partagent le sentiment de ségrégation et d’injustice sociale.

En plus des actions de la maison d’ Ah’oti à Tel Aviv, il convient de noter également celles du centre féministe Kol Ha- Isha de Jérusalem, qui est un exemple de rapprochement entre les divers secteurs de la population : femmes juives ashkenazes et séfarades, femmes palestiniennes, laïques ou religieuses, de diverses tendances idéologiques. Dans le même esprit à Haïfa, Isha l’Isha 9 centralise les activités féministes de la région nord, y compris celles de Kayan, l’association féministe palestinienne. Les sujets politiques susceptibles de diviser sont évités, cependant tout en affirmant leur pluralisme, ces centres sont orientés très à gauche notamment dans la question du conflit israélo-arabe.

Le dialogue et la coexistence judéo-arabe par le biais de la solidarité sociale et de la culture, sous l’initiation des mouvements de femmes, sont plus que nécessaires en ces temps où les espoirs de paix deviennent de plus en plus fragiles.

Nelly Las

Historienne, spécialiste du judaïsme contemporain et du féminisme, elle est attachée au Centre international de recherche sur l’antisémitisme de l’Université hébraïque de Jérusalem.
Son dernier livre Voix juives dans le féminisme – Résonances françaises et anglo-américaines (Honoré Champion, Paris), vient de paraître en anglais : Jewish Voices in feminism — Transnational Perpectives: Nebraska University Press, 2015.

Notes:

  1. Groupe de Juifs orientaux issus des quartiers pauvres qui se révoltèrent contre l’ordre établi (1970-73)
  2. De nombreux Juifs orientaux, traditionnellement modérés dans leurs pratiques religieuses, vont se joindre au mouvement ultra-orthodoxe Shas inspiré d’un certain extrémisme religieux de tradition plutôt ashkenaze. Shas avait fait son apparition pour contrebalancer l’hégémonie des ultra-orthodoxes ashkenazes qui avaient refusé au Grand rabbin Ovadia Yossef (1920-2013) la possibilité de siéger au Conseil des Grands de la Thora parce qu’il ne parlait pas le yiddish.
  3. Shiran, Vicky, “Feminist Identity vs Oriental Identity”, in Calling Equality Bluff (Swirsky and Safir ed.) pp. 303-31
  4. Voir http://www.achoti.org.il/english.html et Shiran, Vicky, “Feminist Identity vs Oriental Identity”, in Calling Equality Bluff (Swirsky and Safir ed.) pp. 303-31 et Dahan-Kalev Henriette, “The Oppression of Women by Other Women: Relations and Struggle Between Mizrahi and Ashkenazi Women in Israel”, Israel Social Science Research 12 (1), 1997, pp. 31-44
  5. Site de Ah’oti: www.achoti.org.il
  6. Site de Kolech : http://www.kolech.org.il/
  7. Erella Shadmi, professeur au Collège universitaire de Bet Berl est féministe radicale (c’est ainsi qu’elle s’affirme), d’origine ashkenaze. Cela ne l’empêche pas d’émettre une critique sévère de “l’élitisme” de ses camarades militantes.
  8. Voir Shadmi, Erella, “Gendering and Racializing Israeli Jewish Ashkenazi Whiteness” in Women’s Studies International Forum, 26(3), 2003, pp. 205-219
  9. Isha l’Isha, Haifa Feminist Center, centre d’activités féministes et une des plus anciennes maisons de femmes israéliennes, localisée à Haifa.
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