Chronique d’Israël
Fatigue
Par Maurice Chalom
Après avoir vécu 45 ans à Montréal, Maurice Chalom a établi ses pénates à Netanya. Il nous livre dans sa deuxième chronique son regard sur la société israélienne de 2025.
650 jours depuis le 7 octobre. À peine le cessez-le-feu annoncé, après une campagne de douze jours contre l’Iran, le quotidien reprend ses droits. Les musiciens de rue réapparaissent. Loin d’être le fruit de mon imagination : que je sois à Jérusalem, Tel-Aviv, Ramat Gan, Hertzliah ou Netanya, j’entends partout les mêmes airs – Aniod haï, Imagine, Yiyé Tov, Let it be, Am Israel Hai, et autres Gracias a la vida –, comme si chanter prouvait que tout irait bien maintenant. Après douze jours d’alertes et de bombardements, j’ai besoin d’air, de rues, d’habitudes. Je veux écouter ce que dit l’Israélien lambda, entendre ses joies, sa fierté, mais aussi sa lassitude. Car Israël sort de cette campagne comme d’un cycle d’essorage : vidé.
Durant ces douze jours, nous étions sous hypotension. Rues désertes, magasins fermés, cafés bouclés, plages abandonnées et placiers au chômage technique. Disparus, les clampins et autres chalands du bitume. En berne, les Happy hour de Givatayim. Tel-Aviv sous Prozac. Seuls les dépanneurs et les supermarchés avaient droit de cité. Tout Israël, le regard rivé au smartphone, suspendu aux alertes du Commandement du front intérieur, attendait la prochaine alerte pour foncer vers l’abri le plus proche ou s’enfermer dans son abri antimissile. Top chrono : première alerte, dix minutes pour filer ; deuxième alerte, une minute trente pour s’y barricader, en attendant le signal de fin d’alerte. Bilan : 29 civils israéliens tués et quelque 640 blessés.
Cette campagne – frappes sur des missiles balistiques iraniens et sur trois de leurs centrales nucléaires – a révélé quelques absurdités (le mot est faible). Exemple : à Bnei Brak, ville aux immeubles souvent vétustes, les abris collectifs sont principalement dans les écoles… lesquelles étaient, bien sûr, fermées.
Parmi les autres abris, hors écoles, bon nombre étaient inaccessibles, cadenassés, transformés en dépôts d’associations caritatives. Et cerise sur le gâteau : l’adjoint au maire a admis ignorer le nombre exact d’abris dans sa commune, encore moins leur conformité. Cherchez l’erreur.
Ailleurs, dans d’autres quartiers, la promiscuité de circonstance a montré son profil le moins sympathique. Certains refusaient l’accès à des familles arabes israéliennes, à des travailleurs étrangers ukrainiens, philippins ou indiens.
D’autres ne supportaient pas la présence d’animaux de compagnie, pour raisons d’hygiène. D’autres encore, la présence de nourrissons en pleurs. Certes, la civilité n’est pas la qualité première du citoyen lambda, mais il n’est pas totalement farfelu que se retrouver à trois heures du matin en pyjama dans un abri collectif puisse engendrer un sentiment de malaise, de gêne, voire d’agressivité, en raison de l’absence d’intimité et de la difficulté à maintenir un espace personnel. Et puis on ne choisit pas ses voisins. Et dire qu’il y a quelques mois encore, les appels à l’unité et à la solidarité faisaient florès…
L’un dans l’autre, ça s’est « plutôt bien » passé, considérant les quatre à six alertes quotidiennes, les quelque cinq cents missiles, quelques blessés et deux ou trois morts. Et pourtant, l’épuisement est général. Le revers de la médaille ? Ruée vers les appartements sécurisés. En à peine six semaines, la demande explose. À Tel-Aviv comme ailleurs, quiconque possède un abri intégré voit la valeur de son bien grimper en flèche.
Une fois les dernières restrictions levées, Israël, bien que lessivé, retrouve ses réflexes et ses habitudes. La veille du cessez-le-feu, on était confiné ; le lendemain, attablé dans une trattoria. Bleu-blanc consomme à nouveau. Il sort au resto, fait les boutiques, voyage, bronzette on the beach, muscu, spa et tutti quanti. Il kiffe. Mais n’allez pas croire qu’il n’est que pur hédonisme, un égocentrique nombriliste. Que nenni ! Parmi ses réflexes réveillés, outre son côté bosseur, il donne de son temps, s’implique dans son milieu et se préoccupe de son prochain. Peut-être que c’est ce mélange unique qui explique qu’en 2025, Israël figure au huitième rang des pays les plus heureux au monde, loin devant l’Allemagne (22e), les États-Unis (24e) ou la France (33e), selon le World Happiness Report.
Ce classement, pour le moins étonnant, voire contre-intuitif, peut surprendre, mais pas tant si l’on considère les six critères évalués : espérance de vie, PIB, libertés individuelles, générosité, perception de la corruption et soutien social. Israël s’en sort bien sur presque tous les fronts, et se classe même premier en matière de soutien social. Ici, la famille va bien au-delà des liens du sang. On aide ses voisins, on soutient ses collègues et on vit les moments forts ensemble. Même en temps de crise, la vie continue. Un choix délibéré, celui de vivre pleinement, malgré la peur et celui de se raccrocher aux autres. Loin d’être un bonheur béatement naïf, c’est un bonheur lucide, collectif, enraciné dans les relations humaines.
La campagne contre l’Iran semble déjà une parenthèse. Dès le samedi 28 juin, la rue, caisse de résonnance des étrillages parlementaires, retrouve ses protagonistes et ses fondamentaux. Manifs, contre-manifs. D’un côté, ceux pour qui la libération de tous les otages est un impératif absolu non négociable ; de l’autre, ceux qui exigent la poursuite des combats à Gaza jusqu’à la destruction du dernier terroriste – la seule voie, selon eux, vers la libération des otages, même si le but paraît de plus en plus confus. Ajoutez à cela les Haredim qui prônent la désobéissance civile pour éviter l’enrôlement, et les interrogations croissantes sur l’efficacité réelle des frappes contre l’Iran. Si l’armée a mené une opération chirurgicale, modèle du genre et cas d’école pour les académies militaires, les experts, eux, restent prudents. Rien ne prouve que les installations aient été totalement détruites. Sans doute avons-nous gagné quelques années. Une décennie, peut-être. Le gouvernement jubile et Bibi engrange. Israël, lui, fatigue.
À la Knesset aussi, retour à la normale. Après une phase d’autocongratulation – le premier ministre célébré pour avoir osé ce qu’aucun autre n’avait fait avant lui, l’armée de l’air et le Mossad loués pour leur maîtrise –, les mêmes débats recommencent avec, une première, la démission en bloc de tous les ministres et députés du Judaïsme unifié de la Torah et du Shas. Ces démissions ont soulevé l’ire de plusieurs membres de la coalition qui y voient une absence totale de gratitude envers le gouvernement. Après l’Iran, balle au centre : mode de nomination des juges, limogeage du conseiller au gouvernement, indépendance de la justice, budget, conscription des étudiants en yeshiva et, surtout, Gaza. La guerre se poursuit, les otages restent. On ne comprend plus. Cela fait des mois que ce gouvernement parle d’une victoire imminente, de la désorganisation du Hamas, de la tête coupée. Pourtant, nos gamins de 19-21 ans continuent d’y laisser leur peau.
Certains députés et ministres ne manquent vraiment pas d’air. Ceux-là mêmes qui, avant la campagne iranienne, vouaient aux gémonies les réservistes de l’armée de l’air et du Mossad – qualifiés de traîtres et conspués pour avoir exprimé leurs doutes sur la poursuite des interventions à Gaza – les encensent désormais pour leur bravoure, leur patriotisme et leur sens du devoir. Un politicien, ça ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnaît, aurait pu dire Audiard…
Et moi ? Quelques semaines après le 7 octobre, j’ai commencé à avoir des réactions bizarres. Un matin, en écoutant les infos, une tristesse infinie, des larmes. Une colère contre le monde, contre le Hamas, contre le gouvernement. Puis l’euphorie à la libération des premiers otages. Une joie presque délirante. Jamais, même lors de ma soutenance ou de la parution de mon premier livre, je n’avais ressenti ça. Puis de nouveau la rage, la déprime, en voyant la mise en scène macabre du retour des corps de la famille Bibas. Un doute s’insinue. J’en ai parlé à des copains qui en avaient vu d’autres. « Ben oui, on connaît ça, les sautes d’humeur », m’ont-ils simplement répondu.
Rebelote, après l’opération « bippeurs », l’élimination de Sinwar, de son état-major, puis avec la campagne contre l’Iran. Exaltation XXL, suivie d’une chute libre. Chaque soldat tué à Gaza, chaque négociation sans fin, chaque otage encore en captivité, chaque magouille politicienne m’épuise un peu plus. Le doute prend forme. J’ai parlé de tout ça à mes voisins, des Israéliens pur jus. Eux aussi connaissent ces hauts et ces bas. Rien d’anormal, paraît-il.
Mais moi, hypocondriaque par précaution, je voulais en avoir le cœur net. Après consultation de ChatGPT (évidemment), je tombe sur ça : La cyclothymie. Un trouble de l’humeur où se succèdent de façon rapide des périodes d’exaltation et d’abattement. Des épisodes relativement courts et légers d’exaltation qui alternent avec des périodes de colère ou de tristesse courtes et légères. Trouble favorisé par un stress chronique important, des traumatismes émotionnels et des bouleversements majeurs.
Est-ce moi, ou sommes-nous en train de devenir collectivement cyclothymiques? Méthodique, je note les événements majeurs des vingt derniers mois. Après chaque coup dur – restitution d’otages au compte-gouttes, pénibles négociations à Doha, torture, sévices et viols rapportés, solitude diplomatique, Israël au ban des nations, magouilles politiciennes, projets de loi hors sol, otages toujours en captivité –, nous ressentons colère, frustration, déprime. Après chaque succès – dôme de fer, opération « bippeurs », élimination de Sinwar, campagne d’Iran (j’en oublie sans doute) –, c’est un bras d’honneur au reste du monde, la fierté, la joie, l’euphorie. Et cette fatigue, toujours là. À tous les étages. Partagée. Profonde. Persistante.
On coche toutes les cases.
Stress chronique ? Oui, et ça ne date pas d’hier. Traumatismes émotionnels ? Le 7 octobre, ça vous dit quelque chose ? Changements majeurs dans la vie ?
Déplacement de familles entières à travers le pays, scolarités bouleversées, endeuillements, femmes violées, otages brisés, soldats tués ou éclopés à vie, périodes de réserve interminables, pertes d’emploi, ruines financières, maisons détruites – name it. La cour est pleine.
Et pourtant, on ne demande pas grand-chose. Qu’on nous sacre patience. Et qu’on nous laisse enfin respirer tranquilles.
Crédit photo : © Maurice Chalom