La grande saga familiale tunisienne de Michèle Fitoussi

La famille de Pantin, un roman biographique très émouvant

par Virginie Soffer

Michèle Fitoussi

Après avoir écrit des livres sur des femmes remarquables, Malika Oufkir, Helena Rubinstein, Janet Flanner… l’écrivaine et journaliste Michèle Fitoussi a publié La famille de Pantin (Éditions Stock, 2023), un livre personnel sur sa propre famille. L’ancienne grande reporter met en lumière l’histoire des Juifs tunisiens dans ce roman très émouvant et fort bien documenté.

Qu’est-ce qui vous a incitée à écrire ce livre très personnel ?

Ça m’a toujours intéressée de savoir d’où je venais. Il y a environ trente ans, j’ai écrit Le marchand de jasmin, un roman inspiré de la vie de mes grands-parents. Cependant, ce manuscrit n’a pas été bien accueilli par mon éditeur à l’époque. Après deux gros succès, j’étais un peu vexée et j’ai mis ce roman de côté. Je ne l’ai ressorti que trente années plus tard après avoir perdu ma mère. J’ai voulu combler les silences et écrire une histoire qu’on ne m’avait pas racontée pour la transmettre à mes enfants et mes petits-enfants.

Je voulais écrire un récit qui parlerait à la fois de l’histoire de ma famille et de l’histoire des Juifs de Tunisie. La petite histoire contenant la grande histoire, je voulais contextualiser le récit familial et aborder des éléments non transmis autrement que par la vie quotidienne, tels que la nourriture et les accents. Ça m’a permis de m’interroger sur le destin des Juifs tunisiens, sur leur départ de leur terre natale. Je souhaitais aussi raconter un exil parmi d’autres.

Comment avez-vous fait pour écrire ce livre sur l’histoire des Juifs de Tunisie et sur votre famille ?

Quand j’ai commencé à écrire ce livre à la fin des années 80, il y avait peu de documentation. Je me rendais à la Bibliothèque nationale à Tunis et je consultais de nombreux journaux. Lorsque j’ai repris ce livre des années plus tard, les livres, les revues et les sites Internet sur les Juifs tunisiens avaient proliféré. J’ai pu consulter des sites Web, comme celui d’Akadem ou de la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie, ainsi que des groupes sur Facebook qui facilitent la reconnexion avec d’anciens résidents de Tunisie. Mais mes témoins étaient morts et je ne voulais pas écrire un roman cette fois-ci.

Je suis retournée en Tunisie et me suis laissée guider. Je suis allée voir l’immeuble où j’ai habité pendant les premières années de ma vie, mais je n’ai pas osé rentrer dans l’appartement de mes souvenirs. Je suis retournée voir l’immeuble de mes grands-parents qui a aujourd’hui laissé place à une banque, et j’ai revu la mercerie de mon grand-père. Je suis aussi allée voir la tombe de mon arrière-grand-père.

J’ai convoqué ma mémoire, mes souvenirs et ma nostalgie, mais aussi ceux de mes parents et de mes grands-parents. Je les ai interrogés et j’ai repris les notes que j’avais écrites à l’époque.

Et si je narre la vie des gens, ce n’est pas réellement leur vie, c’est une fiction. Je ne peux pas savoir avec certitude ce qu’ils ont vécu et ce qui s’est passé dans leur esprit. Et même lorsque je suis complètement immergée dans l’histoire des Juifs de Tunisie, je maintiens cette forme romanesque, travaillée et littéraire.

Vous nous faites découvrir l’histoire des Juifs de Tunisie à travers la fiction. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Les Juifs de Tunisie sont arrivés en Ifriqiya probablement après la destruction du premier Temple. Ils ont été parmi les premiers à peupler la Tunisie. Ils ont rencontré des Berbères qu’ils n’ont pas judaïsés n’étant pas prosélytes. Les Juifs sont arrivés en Tunisie à divers moments, probablement avec les Phéniciens, éventuellement avec Didon lors de la fondation de Carthage. Il y a eu d’autres vagues d’immigration, notamment avec les Livournais au 18e siècle. Ces arrivées ont créé une mosaïque culturelle unique en Tunisie, où les Juifs se sont intégrés aux populations locales, y compris les Juifs de culture arabe. Le pays est une véritable mosaïque de peuples, accueillant des Espagnols, des Grecs, des Italiens, des Siciliens, des Maltais, des Corses, et bien d’autres, tout au long de différentes vagues d’immigration.

C’est ce que je raconte dans le livre. Ce qui est intéressant à voir, c’est que les Arabes sont arrivés d’Arabie au 8e siècle; ils ont déferlé sur toute la péninsule du Maghreb et l’ont colonisée. Les Juifs ont refusé de se convertir. On leur a accordé alors un statut de dhimmi, de sous-citoyens inférieurs aux Arabes, qui va leur coller à la peau.

Puis, la France est à son tour arrivée et a colonisé ceux qui étaient colonisateurs. Une relation triangulaire compliquée s’est alors instaurée. Les Juifs ne sont pas restés en Tunisie, comme ils ne sont pas restés au Maroc ni en Algérie, ni en Irak, ni en Libye, ni au Liban, ni dans tous les pays à dominance arabe. Quelque 900 000 Juifs ont dû quitter ces pays au moment des indépendances.

Ce fut un véritable exil. En Algérie, la guerre a contraint les Juifs à partir avec les Français. Au Maroc, bien que les relations avec les Arabes étaient tendues, le départ a été moins difficile, facilité par le roi du Maroc. En Égypte et en Irak, les Juifs ont été chassés, avec des massacres terrifiants en Irak. En Tunisie, bien que non expulsés, les Juifs n’ont pas été retenus. Certains Tunisiens musulmans se demandent pourquoi ils sont partis, mais aucun appel à rester ne leur a été lancé à l’indépendance. Bourguiba aurait accepté la présence de Juifs tunisiens, à condition qu’ils maintiennent un statut de dhimmi.

En quoi ce statut de dhimmi éclaire-t-il aujourd’hui la situation en Israël ?

Le conflit israélo-palestinien peut s’expliquer avec cette histoire de dhimmitude puisque les Juifs étaient des dhimmis en terre ottomane. Je pense que cette sujétion imposée par les Arabes pèse encore beaucoup aujourd’hui dans les relations entre Juifs et Arabes, même si elle est inconsciente. C’est compliqué d’accepter l’autonomie de gens qui n’étaient que vos sujets.

Je pense que les pays de la Ligue arabe ont vu d’un très mauvais œil les Juifs, les anciens soumis, devenir indépendants et avoir un État. Ceci peut expliquer cette hostilité absolue. Bien sûr, il y a d’autres facteurs.

Quel est votre point de vue sur la situation actuelle des Juifs tunisiens ?

Lorsque j’ai commencé l’écriture de ce livre, j’ai demandé naïvement à des Juifs tunisiens quelles étaient leurs interactions avec leurs voisins musulmans. Les expériences variaient énormément en fonction de la classe sociale, de l’orientation politique, des souvenirs personnels et des circonstances de leur départ. Une personne m’a dit quelque chose d’intéressant : « On était tous frères, mais on n’était pas beaux-frères », expliquant ainsi la non-mixité entre les communautés en Tunisie. Les communautés pouvaient partager des traditions à l’occasion de différentes fêtes, mais un sentiment de méfiance était toutefois présent. Albert Memmi évoque dans plusieurs de ses livres la peur constante, ne sachant jamais comment les gens allaient réagir. Il suffisait d’une étincelle pour provoquer un embrasement social.

En période de tensions avec Israël, les Juifs de Tunisie, bien que peu nombreux, sont souvent pris pour cible. Aujourd’hui, il y a à peine 1 500 Juifs dans toute la Tunisie, dont 1 200 à Djerba. En 2023, après l’attentat contre la synagogue de la Ghriba à Djerba, des pèlerins juifs se sont retrouvés coincés toute la journée et il n’y a eu aucun mot d’empathie à leur égard de la part du gouvernement tunisien.

Le président actuel, Kaïs Saïed, est extrêmement anti-israélien, et c’est un euphémisme. Il y a eu une tentative de faire voter une loi stipulant que les Juifs tunisiens ayant un rapport avec Israël seraient passibles de prison. Cette loi n’a heureusement pas été votée, mais il s’en est fallu de peu. Aujourd’hui, la situation s’est un peu calmée parce que c’est toujours comme ça en Tunisie, les tensions montent au moment des crises entre Israël et les Palestiniens et quand le conflit israélo-palestinien atteint un tournant très aigu, celles-ci s’atténuent.