Entrevue avec la grande romancière israélienne Zeruya Shalev

« Depuis le 7 octobre, je suis remplie d’un profond sentiment de chagrin sans fin »

par Elias Levy

Zeruya Shalev

Grande voix de la littérature israélienne, Zeruya Shalev, dont les livres ont été traduits en vingt-cinq langues, a été, à l’instar de tout le peuple d’Israël, profondément révulsée et meurtrie par les massacres abominables perpétrés le 7 octobre par des hordes de terroristes du Hamas. Un traumatisme indicible dont Israël peine à se relever.

Quels sentiments l’habitent depuis cette journée d’infamie, sans précédent dans les annales d’Israël?

« Depuis les événements funestes du samedi 7 octobre, je suis remplie d’un profond sentiment de chagrin sans fin. Ma perception du temps a complètement changé. C’est comme si une longue journée s’était écoulée sans aucun soulagement en vue. C’est une continuation directe de l’histoire tragique de notre peuple. Un choc horrible », nous confie la grande romancière en entrevue avec La Voix sépharade.

Zeruya Shalev est l’une des plus célèbres écrivaines d’Israël. En 2014, elle a obtenu l’une des plus prestigieuses distinctions décernées par la littérature française, le prix Fémina étranger, pour son magnifique roman Ce qui reste de nos vies (Éditions Gallimard). Elle est la première écrivaine israélienne à avoir remporté ce prix littéraire francophone fort renommé.

Née en 1959 au Kibboutz Kinneret, en Galilée, Zeruya Shalev a grandi au sein d’une famille où l’écriture et la littérature étaient grandement valorisées. Son père, feu Mordehaï Shalev, fut un critique littéraire réputé. Son cousin est le célèbre écrivain feu Meir Shalev. Elle habite aujourd’hui à Haïfa, après avoir vécu à Jérusalem pendant plus de trente ans.

Son dernier livre, Stupeur (Éditions Gallimard, 2023), finement traduit de l’hébreu au français par Laurence Sendrowicz, est un roman d’une justesse bouleversante, écrit dans une langue d’une beauté grandiose, qui explore magistralement les lacérations de l’âme humaine.

Porté par un souffle narratif puissant, Stupeur est un grand roman sur la culpabilité, les fantômes de l’Histoire, la lente déliquescence d’un couple, la fragilité des liens familiaux, le deuil, les rêves brisés. Thèmes de prédilection dans l’œuvre de Zeruya Shalev.

« J’ai toujours été fascinée par le mystère des relations. Même quand j’étais une enfant, je me comportais comme une espionne, essayant de comprendre toutes les nuances et les petits secrets de chaque famille que je rencontrais. »

La romancière montre comment l’histoire collective d’une société fracturée bouscule les liens familiaux.

Elle raconte quatre-vingts ans d’histoire d’Israël à travers le destin de deux femmes résilientes happées par les tourbillons de la vie.

La première se prénomme Rachel. Au début du livre, elle a plus de 90 ans. Dans sa jeunesse, de 1940 à 1948, elle a combattu vaillamment dans les rangs du Lehi (Lohamei Herut Israel – Combattants pour la liberté d’Israël –), organisation militaire clandestine d’extrême droite dont l’objectif était de libérer la Palestine du mandat britannique. Rachel croise dans sa route Mano, un autre combattant résolu à évincer les Anglais de la Terre sainte. Ils sont persuadés qu’après le départ de ces derniers, Juifs et Arabes pourront vivre pacifiquement. Ils tombent éperdument amoureux et se marient. Un jour, Mano décide brusquement de quitter Rachel et la lutte armée. On comprendra pourquoi au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture du roman.

La seconde héroïne est Atara, 40 ans, elle vit avec son mari Alex et son fils Eden à Haïfa. Profondément tourmentée, elle vient de perdre son père, Mano, un homme revêche et tyrannique. Agonisant, il l’appelle « Rachel » d’une voix fluette empreinte de tendresse qui contraste grandement avec les vociférations paternelles qu’elle a subies depuis son enfance.

Atara n’a jamais entendu parler de Rachel. Elle engage un détective pour la retrouver. Celle-ci vit seule dans le désert de Judée, dans une colonie sise dans les Territoires occupés. Qui est-elle? Et surtout, Atara se demande qui fut réellement son père, Mano?

La rencontre des deux femmes bouleversera de façon inopinée leur existence fragile et nouera à jamais leurs destinées très singulières.

Le titre de ce roman n’est-il pas prémonitoire? « Stupeur » est l’un des sentiments tragiques que les Israéliens ont ressentis le 7 octobre.

« Vous pouvez certainement qualifier de « Stupeur » l’état d’émotion qui s’est emparé des Israéliens le 7 octobre, mais mon intention initiale était bien plus positive lorsque j’ai choisi le titre de ce roman. Je n’aurais jamais pu imaginer une atrocité de l’ampleur de celle que nous avons vécue ce jour-là », dit Zeruya Shalev.

Les héroïnes de Stupeur, Rachel et Atara, appartiennent à deux générations différentes. Un chapitre peu connu de l’histoire d’Israël, l’aventure épique du groupe militaire clandestin Lehi, va les rapprocher.

Pourquoi Zeruya Shalev a-t-elle choisi particulièrement cet épisode de l’histoire de la création de l’État d’Israël?

« Tout d’abord, je dois admettre que ce n’est pas vraiment un choix : parfois un personnage têtu insiste et impose sa présence. Il émerge d’un coin profond de notre âme, en partie subconsciente. Par exemple, je ne m’attendais pas du tout à devoir composer avec le personnage de Rachel – il m’a fallu un certain temps avant de comprendre ce qu’elle attendait de moi. »

La littérature est un « excellent médium » par le truchement duquel « on peut explorer des complexités », comme l’histoire du mouvement militaire Lehi, explique-t-elle.

« L’histoire du Lehi est un chapitre complexe et unique de l’histoire de la fondation de l’État d’Israël. Une organisation courageuse et idéaliste, mais qui s’est complètement trompée. C’est un épisode très intéressant et presque oublié de l’histoire d’Israël. J’ai également ressenti le besoin de décrire la perspective féministe de cette époque, qui, dans une certaine mesure, ressemble beaucoup aux défis et aux difficultés auxquels les jeunes femmes sont confrontées aujourd’hui. »

Stupeur est indéniablement le roman le plus politique de Zeruya Shalev. Pourquoi a-t-elle hésité longtemps avant d’aborder la réalité politique israélienne dans ses livres?

« Pendant longtemps, j’ai ressenti le besoin de garder la politique israélienne en dehors de mes écrits. C’était une sorte de rébellion, je pense. J’avais alors envie de dire : “La politique peut contrôler ma vie, mais je ne la laisserai pas contrôler mon écriture.” Je tenais à décrire le monde intérieur plutôt que la réalité extérieure, en me concentrant sur des histoires universelles et intimes. Mais l’atmosphère israélienne, lourdement chargée de politique, était présente dans mes livres de manière indirecte. Celle-ci se reflétait dans l’intensité et l’essoufflement de mon style littéraire et dans le sentiment constant d’urgence qui m’interpelait. Cependant, quand je regarde en arrière, je constate qu’au fil des années, de plus en plus, la dure réalité s’est glissée dans mes romans. Peut-être que les choses ont changé pour moi après la blessure que j’ai subie lors d’un attentat terroriste à Jérusalem en 2004. »

Zeruya Shalev a été grièvement blessée lors de cet attentat-suicide commis par un kamikaze palestinien contre un bus. Bilan sinistre : dix morts et soixante blessés. Elle revenait à pied de l’école où elle venait d’accompagner son fils. Pendant six mois, elle est restée immobilisée dans son lit.

Zeruya Shalev vit à Haïfa, ville qui symbolise la coexistence entre Juifs et Arabes israéliens. Elle est membre d’un mouvement de femmes juives et arabes qui militent activement pour la paix, Women Wage Peace. Depuis la tragédie du 7 octobre, son espoir de paix s’est-il amenuisé?

« Non, pas du tout, répond-elle. Vivre à Haïfa m’a rendue plus optimiste. Même maintenant, pendant la guerre à Gaza, j’ai l’impression qu’il y a un sentiment de solidarité dans l’air. Mais, malheureusement, je ne suis pas optimiste quant à l’avenir proche. Non seulement nous sommes entourés d’un ennemi méprisable et monstrueux, mais nous sommes également sous l’emprise d’un gouvernement dangereux et d’un premier ministre narcissique qui n’agit que pour sa propre survie politique, plutôt que pour celle de l’État d’Israël. Je crois toujours en une sorte d’unification de toutes les puissances modérées de la région, qui peut créer chez nous un avenir meilleur. Mais, pour y parvenir, nous avons besoin d’une direction différente, tant du côté israélien que du côté palestinien. »