L’Égypte de la romancière Paula Jacques

« Je n’arrive pas à me défaire de l’Égypte, que j’ai quittée à l’âge de 9 ans »

par Elias Levy

Paula Jacques

Paula Jacques et née au Caire. Sa famille fut brutalement expulsée d’Égypte par Nasser en 1957. Elle trouva refuge en France.

Autrice d’une douzaine de romans, dont Deborah et les anges dissipés, lauréat du prix Femina 1991, les récits de Paula Jacques regorgent de réminiscences de l’Égypte de son enfance. Son égyptianité est toujours très vivace dans sa mémoire.

Dans son dernier roman, Mon oncle de Brooklyn (Éditions Flammarion, 2023), l’héroïne, Éva, une jeune journaliste française dépêchée à New York pour interviewer des personnalités américaines apparemment inaccessibles, dont la célèbre romancière Toni Morrison, prix Nobel de littérature, rend visite à sa famille maternelle, membre de la communauté sépharade égyptienne ultra-orthodoxe établie à Brooklyn. Un monde inconnu qui l’hébète. De récentes émeutes raciales viennent d’enflammer New York…

Dans cette fresque hilarante et touchante, brillamment composée, Paula Jacques nous livre en filigrane une réflexion subtile sur les mutations profondes que l’identité sépharade a connues en Terre d’Amérique et brosse une radioscopie saisissante des relations entre Juifs et Noirs. Un roman très captivant.

Paula Jacques a accordé une entrevue, par Zoom, à La Voix sépharade.

Comment est née l’idée de ce roman ?

Une amie m’a invitée à sa maison de campagne pour faire la connaissance d’une Américaine vivant à New York qui porte le même patronyme que ma mère, Sasson. Des souvenirs de mon histoire familiale ont alors rejailli avec force. Je me suis souvenue du plus jeune frère de ma mère, Maurice, qui, en Égypte, était un play-boy invétéré et un champion de basket-ball. Il est arrivé à Brooklyn avec sa femme après leur expulsion d’Égypte par Nasser à la fin des années 50. Et, d’un seul coup, ce couple, non observant, est devenu ultra-orthodoxe. Quelque 800 familles juives égyptiennes, qui ont émigré aussi à la même époque, ont formé une communauté sépharade ultra-orthodoxe dans la partie basse de Brooklyn.Un vrai phénomène sociétal!

Votre récit débute avec un drame familial.

L’histoire que cette Américaine m’a racontée, c’est le prologue de mon livre. Un Juif d’origine égyptienne très pieux, qui veut rentrer chez lui à temps pour le début du Shabbat, est coincé dans le trafic infernal new-yorkais du vendredi après-midi. Il arrive en retard. La chaudière dans le garage émet des bruits bizarres. Mais comme il ne peut plus toucher à celle-ci parce que c’est l’heure fatidique, il se dit : « On réglera ce problème à la fin du Shabbat. » Sa maison explose. Dans ce vrai fait divers, cet homme a malheureusement tué par négligence sept de ses enfants. Je suis partie de cette idée-là, je l’ai appliquée, toute licence gardée, à mon oncle, en ne tuant que sa femme, j’ai épargné ses enfants. Voilà comment est née l’idée de ce roman. L’histoire de cet oncle et de sa famille devenus ultra-orthodoxes m’avait toujours intriguée. Elle a comme théâtre les États-Unis, pays où la religion est très prégnante.

Êtes-vous allée à New York pour rencontrer votre oncle ?

J’y suis allée plusieurs fois. Malheureusement, mon oncle Maurice était déjà décédé. J’ai rencontré son fils, mon cousin, un homme absolument merveilleux. Sa grande générosité et son hospitalité chaleureuse m’ont permis de comprendre les mécanismes de soudure de ces communautés juives ultra-orthodoxes. Comme je le relate dans le roman, quand l’un d’eux tombe dans le malheur, tous volent à sa rescousse. Dans cette jungle urbaine qu’est New York, c’est très important pour ces immigrés, qui viennent d’arriver, de côtoyer d’abord des gens qui leur ressemblent et qui sont prêts à les aider uniquement par altruisme. C’est une manière d’être dans une bulle et entre-soi. Cette façon de vivre correspond à la définition de l’Amérique : on vit en communauté, où la religion est souvent omniprésente.

À New York, l’héroïne de votre roman, Éva, découvre une communauté sépharade ultra-orthodoxe très généreuse et bonne vivante.

Les Juifs égyptiens ont transporté avec eux une joie de vivre typiquement orientale. Ils n’ont pas été soumis au martyre, aux pogroms, aux massacres, à l’extermination dont ont été victimes leurs frères et sœurs ashkénazes. Ils ont une vision du monde moins noire. D’autre part, s’il est vrai que les Juifs égyptiens que j’ai rencontrés à Brooklyn sont profondément croyants et très rigoristes en ce qui a trait à la pratique de la religion juive, ils ne sont pas du tout tourmentés par les questions spirituelles ou métaphysiques. En fait, ils pratiquent leur religion avec bonne humeur. Ils sont fermés sur eux-mêmes, mais sont très bienveillants les uns envers les autres. Comme beaucoup d’Américains, ils sont très consuméristes. Mon cousin est très fortuné. Il vit dans une maison somptueuse, avec des meubles très moches, une piscine, un terrain de tennis… et pas un seul bouquin, sauf les livres de Torah qui ornent les étagères de sa bibliothèque. Dieu est omniprésent dans la vie de ces Juifs très pieux, mais ce n’est pas un Dieu qui réclame, qui tourmente et qui exige quoi que ce soit, seulement qu’on croit en Lui.

Y a-t-il des éléments autobiographiques dans ce roman ?

Tout est inventé, sauf le rapport d’Éva au journalisme. J’ai réellement interviewé la grande écrivaine américaine Toni Morrison à plusieurs reprises. Elle ne m’a jamais posé un lapin comme à Éva. Nous avons eu des rapports formidables. La rencontre d’Éva avec le réalisateur américain Spike Lee est basée aussi sur une expérience journalistique que j’ai vécue. Durant tout l’entretien, Spike Lee m’a boudé et me regardait à peine. Quand je lui posais une question, il soupirait. Cette interview a été pour moi un vrai martyr! J’ai vraiment compris à ce moment-là ce qu’est le racisme inversé. Spike Lee me détestait parce que j’étais Blanche, pas une Blanche américaine, mais une Blanche européenne. Ça suffisait à ses yeux pour être hostile à mon égard.

Éva est une jeune femme très curieuse, comme doit l’être tout journaliste. Elle observe, elle comprend, elle est portée à s’intéresser aux gens. Les expériences journalistiques d’Éva que je relate dans ce roman m’ont été inspirées par mon propre vécu professionnel.

Vous explorez les rapports ambivalents entre les Noirs et les Juifs à New York. C’est un sujet qui vous intéresse beaucoup ?

J’avais très envie d’écrire un livre sur les deux communautés qui ont subi le racisme systémique de l’Amérique, les Noirs, depuis l’époque de l’esclavage, et les Juifs, notamment au début de leur immigration aux États-Unis. Je suis partie d’un fait divers. J’ai imaginé un New York à feu et à sang après qu’un Noir ait été victime d’une violence policière effrayante. En 2020, il y a eu la scandaleuse affaire George Floyd. Et, trois semaines avant la sortie de mon livre, un autre drame funeste s’est produit: un jeune Noir new-yorkais a été tué par la police. La ville s’est embrasée à nouveau.

Avant l’émergence du phénomène « Black Muslims », Juifs et Noirs américains étaient très solidaires et faisaient cause commune. Beaucoup de Juifs libéraux ont milité très activement pour les droits civiques des Noirs. D’éminents juristes juifs ont été leurs avocats. Il y a vraiment eu une communauté de destin qui s’est peu à peu étiolée à cause du conflit israélo-palestinien et parce que beaucoup d’Afro-Américains se sont convertis à l’islam. Au début, ces deux communautés décriées et victimes d’un racisme systémique avaient toutes les raisons de s’entendre.

Dans le roman, le père de Barry Levine, l’amant d’Éva, qui a combattu vaillamment les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, est en train d’écrire un livre sur les rapports entre Juifs et Noirs. Il établit sans ambages un parallèle entre le racisme que les Afro-Américains subissent quotidiennement de la part des Blancs et la persécution des Juifs par les nazis.

Des décennies plus tard, l’Égypte continue de vous fasciner.

Je n’arrive pas à me défaire de l’Égypte, que j’ai quittée à l’âge de 9 ans. C’est une sensation très étrange que je ne saurais expliquer. Je suis profondément attachée à l’Égypte et à son histoire. C’est comme si j’avais été profondément blessée par une mère qui n’a pas été très maternelle et dont, sûrement inconsciemment, je continue à quêter son amour à travers les récits de mon enfance.

Êtes-vous retournée en Égypte ?

Oui, de nombreuses fois. Dès que je remets les pieds en Égypte, je me sens d’abord complètement ivre des odeurs, des accents, des visages que je reconnais, et de l’esprit, qu’on appelle l’« esprit léger », des Égyptiens. Je plane sur un nuage, mais rapidement la réalité me cogne à la figure.

Lors d’un reportage au Caire, à l’occasion de la présentation de l’opéra Aida, mis en scène par la chorégraphe française Karine Saporta, une jeune guide moderne égyptienne m’a accompagnée durant mon séjour. Nous sommes allées au Souk. Je me suis approchée d’un marchand de colliers de jasmins et lui ai parlé en arabe. Ma guide, née au Caire comme moi, fut très étonnée de me voir parler sa langue. Elle me demanda si j’étais Israélienne? Je lui répondis que j’étais une Juive née en Égypte, aujourd’hui de nationalité française. Elle me rétorqua alors narquoisement : « Vous étiez donc bien contente quand les Israéliens nous ont attaqués en 1967. » Avec ces propos décapants, elle reniait complètement ma qualité de Juive égyptienne. J’étais très choquée. Je me suis dit alors que je ne remettrais plus jamais les pieds en Égypte. J’ai piqué une colère. Je lui ai répliqué : « Si vous êtes à Paris sur les Champs-Élysées et quelqu’un vous demande : « Êtes-vous contente que les femmes soient lapidées en Iran ? », que lui répondriez-vous? » Elle me demanda placidement : « Que signifie être lapidée ? » Mon explication : « Quand une femme adultère est enterrée jusqu’au cou et qu’on lui lance des pierres jusqu’à ce qu’elle crève. » Sa réponse fut des plus effarantes : « Ça, c’est la volonté d’Allah ! » J’ai pris conscience ce jour-là que l’Égypte n’arrête pas de me repousser et que je n’ai plus de place dans ce pays. La seule place que je puisse avoir, c’est celle que je donne à l’Égypte dans mes livres.

Les Juifs égyptiens, expulsés manu militari à la fin des années 50, ont été spoliés de tous leurs biens.

Nasser nous a tout confisqué. Après une présence millénaire, les Juifs ont été chassés d’Égypte avec 20 livres en poche (20 dollars canadiens). On a réquisitionné tous leurs biens. Mais à la différence des Juifs polonais ou roumains, qui ont rompu leurs liens avec leur pays d’origine après la Shoah, vous entendrez rarement des Juifs égyptiens dire du mal de leur contrée natale. Ils gardent un lien de tendresse avec celle-ci.

Caressez-vous l’espoir que l’Égypte et les autres pays arabo-musulmans reconnaissent un jour cette grande tragédie qu’a été l’exil forcé de presque un million de Sépharades qui vivaient en Terre d’islam depuis des temps immémoriaux?

Je doute que le monde arabe reconnaisse un jour cette tragédie. C’est pourquoi il est important de continuer à écrire des livres, à faire des films, à constituer des fonds d’archives… qui remémoreront ce chapitre noir de l’histoire des Sépharades. De toute façon, le retour des Juifs dans les pays arabo-musulmans est impossible, notamment à cause du conflit israélo-arabe. La création d’Israël, en 1948, sonna le glas des communautés juives qui vivaient en Terre d’islam depuis des lustres. Indépendamment de l’affaire du canal de Suez et du panarabisme nassérien, qui a pris racine dans la société égyptienne vers la fin des années 50, l’Égypte était périodiquement en guerre contre Israël. À cette situation déjà très ardue est venu se greffer le problème palestinien.

Quel regard portez-vous sur l’Égypte d’aujourd’hui ?

L’Égypte s’est islamisée d’une façon honteuse. C’est effrayant ce qui se passe aujourd’hui dans ce pays pour les femmes. Une jeune femme ne peut pas marcher dans la rue avec un jeune homme sans qu’elle soit molestée par la police. Des Égyptiens et des Égyptiennes se battent vaillamment contre les intégristes, mais il y a un degré d’islamisation absolument effrayant dans le pays. Aujourd’hui, il ne reste plus en Égypte qu’une dizaine de Juifs très âgés.

Comment envisagez-vous l’avenir de la culture sépharade ?

Force est de constater qu’il y a aujourd’hui dans le monde juif un phénomène d’assimiliation. Les Sépharades ne seront pas épargnés. Cependant, je constate aussi un autre phénomène plus encourageant. Je n’ai pas d’enfants, mais les petits-enfants de mes amis juifs égyptiens s’intéressent beaucoup plus que leurs parents à leurs origines familiales. Bon nombre d’entre eux vont en Égypte sur les traces de l’histoire de leurs grands-parents. La 2e génération pose beaucoup de questions, lit des livres, visionne des films sur l’histoire des Juifs d’Égypte.

Autre constat triste : les judéo-langues, le yiddish, le ladino, le judéo-arabe… sont en train de disparaître. Les Juifs égyptiens avaient un dialecte savoureux. Un grand nombre d’entre eux parlaient un français truffé d’expressions arabes très folkloriques. À ce sujet, il y a quelque chose qui me fait grandement plaisir. On diffuse actuellement sur Netflix une série israélo-belge, « Diamants voilés », dont l’histoire se déroule à Anvers, dans le milieu des diamantaires juifs. Les personnages parlent en yiddish. C’est formidable!

Dans leur nouveau pays d’accueil, les réfugiés juifs d’Égypte se sont adaptés un peu plus vite que les Juifs venus du Maroc, de Tunisie ou d’Algérie, car ils étaient très cosmopolites. En Égypte, nous parlions plusieurs langues : français, anglais, italien… Les Juifs égyptiens se sont mieux adaptés à ce bouleversement radical du monde dans lequel ils ont été projetés après leur départ forcé de leur pays natal.