Deux mille ans d’histoire juive en France

Une encyclopédie remarquable et imposante dirigée par l’historienne Sylvie Anne Goldberg

par Elias Levy

Sylvie Anne Goldberg

Grande spécialiste de l’histoire des Juifs, l’historienne Sylvie Anne Goldberg, directrice d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS), a dirigé l’encyclopédie Histoire juive de la France (Éditions Albin Michel, 2023), fruit d’un travail de cinq ans. Cent cinquante universitaires et chercheurs chevronnés de six nationalités ont contribué à cette somme imposante — plus de 1 000 pages — et d’une grande érudition, enrichie d’une somptueuse iconographie, qui retrace 2000 ans d’histoire des Juifs en France, de l’Antiquité jusqu’à l’aube du XXIe siècle.

Sylvie Anne Goldberg a accordé une entrevue à La Voix sépharade.

Plusieurs livres ont déjà été consacrés à l’histoire des Juifs de France. Qu’apporte cette encyclopédie de nouveau ?

En fait non, il y a peu d’ouvrages sur les Juifs de France, dont l’histoire soit vraiment complète, leurs périodisations sont généralement parcellaires, reflétant l’absence de connaissance de cette histoire dans l’espace public. En outre, il s’agissait ici de réaliser quelque chose qui ne s’apparente pas qu’à une histoire juive ou des Juifs. L’idée était de revisiter le récit national français, car tel qu’il a été pensé et narré à partir du 19e siècle, il est devenu problématique. Je fais partie d’une génération qui fait de l’histoire autrement. Un des buts de cette entreprise a été de montrer que ce récit national a fait son temps. Nous présentons une histoire de France vue certes d’ailleurs, mais de l’intérieur, en l’occurrence par les Juifs.

Est-ce une manière de déghettoïser l’histoire des Juifs ?

Mes travaux et mes recherches ont toujours été dédiés à l’histoire des Juifs, mais j’ai systématiquement essayé de les resituer dans leurs contextes historiques, les replacer en tant qu’acteurs de ces histoires parce qu’ils l’ont toujours été. Cette vision que certains ont d’une minorité passive qui subit et d’une majorité active qui agit fait partie des clichés d’un récit révolu.

À quand remonte la présence des Juifs sur le territoire de la France ?

Il est toujours difficile de reconstituer une histoire cohérente des origines, étant donné la pauvreté des sources. Le récit traditionnel raconte que les Juifs sont partis de Palestine, seraient arrivés en France par l’Italie, et de là passant jusqu’aux rives du Rhin et l’Île-de-France. Cet itinéraire reste lacunaire et aucune donnée réelle ne le corrobore. Il n’y a pas eu de nouvelles sources anciennes découvertes pour les Juifs d’Europe. Par contre, de nouvelles sources ont été découvertes pour l’Orient, grâce à la Guéniza du Caire au 19e siècle et la Guéniza du Yémen au 20e. Mais même ces nouveaux corpus ne remontent pas jusqu’aux époques reculées de l’Antiquité qui permettraient de trouver des traces d’origines, de migrations ou de conversions locales.

D’autre part, on ne lit pas l’histoire aujourd’hui comme au 19e siècle. Une même source peut être interprétée différemment avec des approches variées. Dans les grands récits historiques d’autrefois, y compris ceux consacrés aux Juifs, les histoires locales n’apparaissent pas. C’est l’École de Trèves, en Allemagne, qui a initié l’utilisation de l’histoire locale, avec l’exploration de sources différentes, dont les documents économiques sur les taxes et péages. Par exemple, en étudiant la composition démographique et l’histoire de départements comme les Alpes et la Savoie, on a retracé la manière dont les Juifs ont pu au Moyen Âge quitter la France pour s’installer dans ces régions en suivant leurs traces. Aujourd’hui, on sait mieux utiliser des sources qui existaient mais qu’on avait négligées parce que la priorité était de relater de grands récits. En explorant l’histoire locale, on est moins dans le noir et blanc. Cela permet de voir les choses de manière beaucoup plus large, à plus grande échelle.

Vous rappelez dans votre livre qu’au Moyen Âge, les Juifs ont connu des périodes d’apaisement, que vous qualifiez d’« âge d’or relatif ».

Le terme « relatif » est important. À vrai dire les « âges d’or » n’existent que dans les contes et légendes d’un passé mythique. L’histoire des Juifs a été édifiée sur les sources existantes, qui se fondent sur les éléments les plus sombres qui sont restés dans les récits. On peut donc relater les expulsions des Juifs parce que nous avons les décrets qui les concernent, ainsi que les tragédies qui les ont frappés et qui sont consignées. Mais on le sait, les gens heureux n’ont pas d’histoire! Les périodes paisibles ne sont pas aisées à reconstruire, parce qu’il ne s’y passe rien de remarquable.

Les historiens s’attellent à reconstituer la vie quotidienne des Juifs. Ils utilisent ainsi des documents guère consultés auparavant : l’utilisation des livres de comptes, ou des taxes locales, permet de mieux comprendre leur vie quotidienne, leurs professions et leurs lieux de vie. Ces réalités historiques fondamentales n’étaient pas entraperçues comme cela il y a deux cents ans.

L’histoire des Juifs est pleine de paradoxes, jalonnée de persécutions et de périodes d’intégration. Il y a eu des périodes où ils étaient associés à la vie des populations locales, d’autres où ils en ont été exclus, ils ont aussi été victimes de ce qu’on qualifierait aujourd’hui de « pogroms », mot anachronique pour le Moyen Âge. Protégés par les papes, ils pouvaient être persécutés par des membres locaux de l’Église. Ces persécutions, bûchers et meurtres qui ont notamment suivi la peste noire au 14e siècle, sont des moments tragiques mais ne disent pas leur quotidien.

L’émancipation des Juifs en 1791 n’a-t-elle pas été un temps fort de la Révolution française ?

Pas vraiment, c’est passé de justesse, à la veille de la fermeture de la Constituante, presque en catimini. Depuis 1788, un an avant la Révolution, on discutait au niveau national de l’accès des membres de religions non catholiques à la société. C’est l’un de ces moments charnières où le Royaume de France, comme les autres monarchies européennes, tente de s’adapter à ce qui est considéré comme la modernité, le progrès des mœurs. Le royaume français étant catholique, il n’admettait pas l’existence de ce qu’on appellerait aujourd’hui une « minorité religieuse », mais qui, à l’époque, était considéré comme une « déviance religieuse », il s’agit là des protestants.

Le roi Louis XVI avait chargé son ministre Malesherbes de régler cette question. Le statut des protestants a effectivement été réglé en 1788. Le dossier des Juifs, moins brûlant, était en revanche resté à l’étude, en suspens. Puis il y a eu la Révolution. Au lieu de régler ce dossier au niveau du droit religieux, comme ça avait été le cas pour les protestants, il a été réglé au niveau du pénal (du criminel), l’accès à la citoyenneté a été octroyé aux Juifs en même temps qu’à d’autres laissés-pour-compte : bourreaux et prostituées. Ce dossier sensible a traîné de 1789 à 1791 parce qu’on ne savait pas comment le traiter. Mais entre-temps, il s’était passé beaucoup de choses. Certains Juifs s’étaient intégrés dans les brigades et les milices révolutionnaires, avaient combattu dans les rangs de la Révolution. Ceux-là étaient déjà entrés de facto dans la citoyenneté avant qu’on ne leur accorde l’émancipation.

Napoléon joua un rôle majeur dans la politique d’assimilation des Juifs français.

Il a joué un rôle immense qui est à présent jugé de manière ambiguë. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Napoléon prend le pouvoir en tant qu’empereur des Français et non en tant que chef révolutionnaire. Il veut rétablir des privilèges monarchiques. Il a affaire à des populations juives très différentes. Il y avait des populations juives complètement intégrées, on dirait aujourd’hui « assimilées », qui vivaient dans le sud de la France ou à Paris. Et puis, il y avait une autre population juive, majoritairement établie dans les campagnes en Alsace et en Lorraine, qui aurait peut-être préféré rester sous le régime de la communauté, avec quelques privilèges. Celle-ci, plus nombreuse, plus visible, parlant plus les langues locales, le judéo-alsacien ou le judéo-lorrain, que le français, à l’inverse des Juifs du sud de la France d’origine ibérique, des Juifs parisiens ou encore des Juifs du Comtat Venaissin. La disparité régnait cependant au sein de cette population juive, car certains d’entre eux, partie de l’élite « éclairée », s’opposaient à l’autorité rabbinique et luttaient pour l’émancipation.

En outre, la population en Alsace et en Lorraine était particulièrement hostile à cette émancipation. Napoléon a dû composer avec une population juive et non juive contrastée. Il souhaitait que les Juifs soient tous soumis à un même régime, d’où la nécessité d’en repenser les données pour parvenir à uniformiser et moderniser le judaïsme. C’est ce qui a permis aux Juifs français de ne pas passer par la case Réforme, comme ça a été le cas en Allemagne, car cette Réforme, moins drastique, s’est faite par l’instauration du Sanhédrin par Napoléon en 1806. Les Consistoires israélites de France créés par Napoléon ont pour principal but de doter le judaïsme des mêmes structures institutionnelles que celles dont bénéficiait depuis longtemps le catholicisme, par l’introduction d’une autorité centrale sur les rabbins, ce qui n’avait pas été le cas jusque-là dans le judaïsme européen.

Un autre moment très marquant de l’histoire des Juifs de France fut la tumultueuse affaire Dreyfus.

On parle beaucoup d’antisémitisme. Mais il faut réaliser qu’il s’agit parfois d’autre chose que d’une simple haine des Juifs, ou bien que haïr les Juifs renvoie à d’autres haines. Ne pas oublier qu’aucun conscrit juif n’aurait pu s’élever ailleurs au grade d’officier et atteindre une telle position dans la structure hiérarchique militaire. En Europe, à cette époque, un plafond de verre excluait les Juifs des hautes fonctions. Il était impensable que des Juifs allemands accèdent aux hautes positions publiques, universitaires ou politiques. Par exemple, le grand musicien Gustav Mahler a dû se convertir au catholicisme pour accéder à la direction de l’Opéra de Vienne.

Quant au capitaine Dreyfus, sa condamnation ne fut pas qu’une question antisémite, mais aussi un déchaînement contre la République des droits de l’Homme. L’Affaire donna lieu à ce qu’on a appelé « l’émergence de l’intellectuel engagé ». Les intellectuels, les journalistes et les écrivains, comme Émile Zola, qui prirent parti pour Dreyfus ne s’y sont pas trompés. Ils ont compris qu’en attaquant ce militaire juif, c’était les valeurs de la République qu’on attaquait là. Si cette affaire n’avait été qu’un événément antisémite, elle n’aurait certainement pas eu un retentissement international. Vouloir ghettoïser l’affaire Dreyfus, c’est s’aveugler sur la place réelle qu’a eue l’émancipation des Juifs dans l’histoire et l’image de la République française.

Des textes très fouillés sont consacrés à la période sombre du régime de Vichy. Celle-ci continue-t-elle de hanter les Français ?

Un partage des eaux se fait dans la politique française autour de la place accordée au régime de Vichy. Parenthèse de l’histoire, comme l’affirmaient le général de Gaulle et François Mitterrand : « Vichy n’était pas l’État français, n’était pas la République » ? Les derniers témoins et acteurs du régime de Vichy sont en train de disparaître. Je ne peux présumer ce que les jeunes générations feront de cet héritage politique lourd.

Le discours de Jacques Chirac en 1995, prononcé lors de la commémoration du 53e anniversaire de la rafle du Vel’d’Hiv, où il a reconnu la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs durant l’Occupation, fut une véritable rupture avec la position sur cette question de ses prédécesseurs. Un changement générationnel. Toutefois, le vent est venu d’outre-Atlantique, car les premiers travaux sur la responsabilité de l’État français durant la période de Vichy ont été l’œuvre d’historiens américains. Une claque pour ceux qui minimisaient le rôle tenu par le régime de Vichy au cours de la Seconde Guerre mondiale.

La Shoah a été le catalyseur d’un mouvement de reconstruction du judaïsme français.

Cette grande tragédie a effectivement débouché sur une reconstruction à la fois religieuse, intellectuelle et culturelle. Certains Juifs ont voulu appréhender ce pour quoi ils avaient été persécutés, d’autres, comment et pourquoi on avait pu en arriver à de telles extrémités. La France a été le seul pays où il y a eu plus de Juifs après la guerre qu’avant. Aux survivants des camps de la mort qui n’ont pas pu ou voulu émigrer en Israël ou aux États-Unis se sont ensuite ajoutés les milliers de Juifs des pays d’Afrique du Nord qui venaient d’être décolonisés.

Des judaïsmes très différents se sont côtoyés, celui des survivants de la Shoah et celui de Juifs sépharades originaires de pays méditerranéens et des anciennes colonies françaises. Les initiateurs de ce mouvement de reconstruction, caractérisé par une effervescence intellectuelle et artistique impressionnante, avaient parfois déjà mis en œuvre ce travail de réédification de la judéité pendant la guerre, dans les maisons d’enfants. Phénomène tout à fait particulier et exceptionnel.

Votre livre s’arrête à la fin des années 90. Pourquoi ce choix ?

Il ne sera réellement possible d’appréhender l’histoire qui est en train de se faire que dans les prochaines décennies. L’histoire des Juifs continue à se faire. C’est aussi un camouflet envers ceux qui affirment que l’histoire des Juifs en France est terminée, car ces derniers seraient en train de partir.

Croyez-vous que l’histoire éclaire le présent ?

Bien sûr, sinon je ne serai pas historienne! Cependant, je ne dis pas que l’histoire peut aider à rendre le présent plus supportable! En France, comme dans d’autres pays occidentaux, l’antisémitisme est multiforme. Celui-ci a connu des mutations au fil des années. On le constate encore aujourd’hui. On a beau dire que les Juifs sont des individus ayant des histoires et des opinions distinctes, on les assigne toujours à un même groupe. Ce qui se passe aujourd’hui en Israël fait que les Juifs où qu’ils se trouvent peuvent être tenus pour des assassins. C’est odieux et déplorable.

Depuis le 7 octobre, la France a connu une explosion d’actes antisémites. Quelle est votre analyse de ce phénomène délétère ?

Il y a un catastrophisme cyclique, mais je vois les choses un peu différemment, à tort ou à raison. Il ne faut pas tout mélanger. La France est toujours un État de droit. En ce sens, quelle que soit la virulence des propos tenus, l’antisémitisme reste sur le mode verbal, contrairement à ce qui se passe actuellement sur certains campus américains. Il est vrai que ces dernières années, la France a été l’objet d’attentats terroristes islamistes violents et très meurtriers. Mais, pour moi, l’antisémitisme, c’est surtout l’application de directives et de conduites d’État. Comme ce fut le cas avant l’émancipation des Juifs et pendant le régime de Vichy. L’antisémitisme aujourd’hui, reste encore au niveau individuel. D’ailleurs, l’État français est en première ligne dans la lutte contre ce fléau.

Comment envisagez-vous l’avenir des Juifs en France ?

Je ne suis pas prophète. Je suis Ashkénaze, l’optimisme ashkénaze n’est pas terrible! Les massacres perpétrés le 7 octobre dernier par le Hamas renvoient à une mémoire collective traumatique. On a toujours reproché aux Juifs de France leur inconditionnalité à l’égard d’Israël. Or, les Juifs français ne constituent pas une communauté monolithique. Tous ne s’identifient pas à la politique menée par le gouvernement israélien. Au désarroi des Juifs de France, un autre sentiment s’est ajouté : celui d’une solitude de groupe au sein de la société française. Une partie de l’opinion publique, du monde intellectuel et de la classe politique banalise, en France comme ailleurs, la journée noire du 7 octobre en refusant de qualifier ces horreurs d’actes terroristes.

Il semble que l’attachement à tout ce qui peut se passer en Israël se soit réduit au fil des années, peut-être au vu des politiques menées là-bas, mais c’est peut-être aussi dû à un effet générationnel et non pas forcément à un éloignement culturel ou religieux.