Juifs et Noirs, combats communs et désunions

Entrevue avec l’historienne Edith Bruder

par Elias Levy

Edith Bruder

Spécialiste renommée des communautés juives émergentes d’Afrique noire, l’anthropologue et historienne Edith Bruder décrypte les rapports complexes entre Noirs et Juifs dans une somme magistrale d’une grande érudition, Histoire des relations entre Juifs et Noirs. De la Bible à Black Lives Matter (Éditions Albin Michel, 2023).

Edith Bruder est chercheuse au Centre national de la recherche scientifique de France (CNRS), à l’École d’études orientales et africaines de l’Université de Londres et à l’Université d’Afrique du Sud. Elle est l’autrice d’un livre très remarqué, Black Jews (Éditions Albin Michel, 2014), et a dirigé l’ouvrage collectif Juifs d’ailleurs. Diasporas oubliées, identités singulières (Éditions Albin Michel, 2020).

Elle a accordé une entrevue, par Zoom, à La Voix sépharade.

Au début de votre livre, vous évoquez la représentation des Noirs dans la Bible hébraïque.

Le passage 9 de la Genèse dans l’Ancien Testament, intitulé « La malédiction de Cham », porte les stigmates de la relation qui s’est instaurée au fil du temps entre les Juifs et les Noirs. Lorsque Cham voit la nudité de son père Noé ivre, il en informe ses frères, Sem et Japhet, qui le dénoncent à leur géniteur. Noé maudit alors son petit-fils, Canaan. Il y a là une incongruité, pourquoi Noé maudit-il son petit-fils, à la place de Cham? Il lui dit : « Tu seras l’esclave des esclaves. » Le terme « esclavage » fait alors son apparition dans l’Ancien Testament sous la forme d’une malédiction.

Cette formule fut ensuite réemployée, détournée et instrumentalisée. Elle a connu des glissements de sens épistémologiques et sémantiques, jusqu’à ce que la couleur noire devienne associée à cette malédiction. Cette association fut par la suite reprise par les exégètes juifs, dans les mondes gréco-romain et arabe. Chacun la transforma, la modifia et la fit évoluer à sa façon. Ainsi, le « Kushi », qui dans les écrits bibliques désigne les habitants de l’Afrique, est devenu le « proscrit ». L’esclavage des Noirs ultérieur ne fit qu’entériner cet état de fait.

Vous consacrez un long chapitre au rôle joué par les Juifs dans le commerce des esclaves. Or, quand on parle des Juifs et de l’esclavage, on évoque surtout le commerce triangulaire, c’est-à-dire le transport et le marchandage des esclaves.

Oui. C’est là où le bât blesse. Depuis le début des années 1990, aux États-Unis, des écrits du mouvement Nation of Islam ont mis le feu aux relations entre les Afro-Américains et les Juifs. Les dirigeants de ce mouvement ont affirmé avec véhémence que les Juifs furent les leaders du commerce triangulaire. Pourtant, les statistiques dont nous disposons prouvent le contraire : la participation directe des Juifs dans le commerce des esclaves fut assez limitée. Par exemple, de 1685 à 1826, à Bordeaux, où les Juifs représentaient 20 à 25 % des marchands locaux, la participation directe de ces derniers dans le commerce des esclaves fut faible : 20 expéditions sur un total de 460.

Aux États-Unis, les deux communautés ont vécu des moments d’intense rapprochement, mais aussi de profondes divisions.

Aux États-Unis, au début du XXe siècle, Noirs et Juifs étaient les deux minorités discriminées. C’est ce point commun qui les a rapprochés et « associés ». Les Juifs, arrivés en Amérique vers 1650, n’obtinrent des droits civiques qu’en 1750. Il aura fallu un siècle pour qu’ils deviennent des citoyens américains à part entière. Ils savaient donc ce que c’était que d’être exclus de la société américaine, tout en faisant partie de celle-ci. De 1930 à 1960, les Juifs, qui avaient déjà une expérience éprouvée en matière d’intégration sociale, et les Noirs luttèrent main dans la main pour l’obtention des droits civiques de ces derniers. Dans l’après-guerre, les relations judéo-afro-américaines connurent leur « âge d’or ». La rupture entre les deux communautés s’est produite dans les années 1990, quand The Nation of Islam accusa les Juifs d’être les principaux instigateurs et bénéficiaires du commerce des esclaves. On a assisté alors à la radicalisation politique d’un grand nombre de membres de la communauté afro-américaine, notamment les jeunes.

Le conflit israélo-palestinien n’est-il pas un facteur important qui nourrit la division entre Juifs et Noirs ?

C’est indéniablement un élément majeur du différend qui les oppose aujourd’hui. Un autre facteur explique également la détérioration des relations entre Juifs et Afro-Américains. Quand une élite noire s’est progressivement formée, elle récusa la tutelle des Juifs. Accusant ceux-ci de « paternalisme », elle voulait absolument s’en affranchir. Les Juifs étaient déçus de se sentir ainsi mis à la marge alors qu’ils avaient été des acteurs importants de la lutte des Noirs pour leurs droits civiques.

Au début des années 1990, des textes virulents de The Nation of Islam ont littéralement saboté la relation entre les deux communautés. Louis Farrakhan et son entourage se mirent à claironner que les Juifs avaient été les promoteurs du commerce triangulaire d’esclaves et qu’ils étaient les plus impliqués financièrement dans le transport de ceux-ci. Des affirmations fallacieuses réfutées par des chercheurs juifs qui ont démontré, preuves à l’appui, le contraire en fondant cette contre-offensive sur des bases de données et les archives relatives aux villes où le commerce d’esclaves était pratiqué. La situation n’était pas identique à Bordeaux, à Londres ou dans les Caraïbes. Le résultat de l’analyse de ces données indique que l’implication des Juifs était indéniable, sans pour autant qu’ils soient les leaders du commerce d’esclaves.

Le mouvement Black Lives Matter et les déclarations antisémites du rappeur Kanye West n’ont-elles pas aggravé la fracture entre les deux communautés ?

Dès ses débuts, les Juifs ont affiché une solidarité totale à l’égard du mouvement Black Lives Matter. Kanye West est le héraut d’un antisémitisme noir américain, mais il faut éviter les généralisations. Une balance naturelle s’est établie avec le phénomène du judaïsme noir états-unien. De nombreux Afro-Américains se sont convertis au judaïsme. Ce phénomène a pris sa source au tout début du XIXe siècle. Je rappelle dans mon livre que les esclaves noirs s’identifiaient très fortement au peuple hébreu. Quand les prêcheurs noirs évoquaient la libération des Hébreux, ils parlaient de la leur. À un moment, les Noirs ont voulu affirmer une identité autre que celle qui leur avait été assignée par les esclavagistes. Certains se sont affiliés à l’islam, d’autres au judaïsme. Il existe aujourd’hui aux États-Unis de nombreuses communautés juives noires. Il est vrai qu’il y a Kanye West et d’autres Afro-Américains qui partagent son point de vue judéophobe, mais les communautés noires ayant adopté le judaïsme ne cessent de mettre en garde la communauté afro-américaine contre la montée de l’antisémitisme : « Attention, quand vous stigmatisez les Juifs, vous nous stigmatisez aussi. » Les médias focalisent leur attention sur Kanye West, mais n’évoquent que rarement les Juifs noirs américains.

Le judaïsme suscite un grand engouement auprès des populations d’Afrique.

C’est un phénomène dont je suis attentivement l’évolution depuis une vingtaine d’années. Après le départ des Beta Israël (les Falashas) vers Israël, une autre communauté noire a affirmé vigoureusement son identité juive, les Lemba d’Afrique du Sud. Ils furent parmi les premiers à affirmer que leurs ancêtres étaient des Juifs soucieux de préserver les rites et traditions de la loi mosaïque : la pratique d’une circoncision des nouveau-nés dans un délai bref, l’interdiction de manger du porc et de mélanger le lait et la viande, la pratique de l’endogamie…

Dans les années 1990, des généticiens sud-africains prirent l’initiative d’étudier dans quelle mesure la génétique pourrait corroborer les traditions orales des Lemba. Leurs analyses révélèrent que chez les Lemba, 50% des chromosomes Y étaient d’origine sémitique et 40% d’origine négroïde, les 10% restant étant indéterminés, ce qui était cohérent avec leurs traditions. Dans les années 2000, une autre étude génétique a mis en évidence les relations entre les Bhuba, la classe sacerdotale des Lemba, et leurs équivalents juifs, les Cohanim : on a retrouvé dans les gènes des Bhuba une forte prévalence d’une variation particulière sur le chromosome Y appelé « haplotype modal des Cohanim » (Cohen Modal Haplotype ou CHM), considéré comme le marqueur d’une origine « exclusivement juive ». Ces découvertes génétiques suscitèrent un boom médiatique et firent connaître l’histoire des Lemba dans le monde entier. Depuis, de nombreuses communautés africaines, parfois de petite taille, revendiquent leur identité juive et affirment qu’elles descendent des Tribus perdues d’Israël.

Comment envisagez-vous l’avenir des relations entre Juifs et Noirs ?

L’adhésion de plus en plus importante de communautés noires au judaïsme laisse à penser que ce phénomène, qui ne fait que commencer, pourrait contribuer à réduire la fracture entre Noirs et Juifs. Il se pourrait que dans un monde futur les frontières identitaires entre les deux communautés, notamment l’identité religieuse, puissent s’assouplir plutôt que se rigidifier.

Le wokisme bannit l’emploi du mot « Noir ». Que pensez-vous de ce nouveau courant idéologique ?

Ma position est très claire sur cette question. Essentialiser la couleur de peau d’un groupe humain ne favorise certainement pas l’entente entre les communautés ou les peuples, ni la dignité de chacun. Par ailleurs et sur d’autres sujets, j’estime que le wokisme est une censure terrible, une forme de totalitarisme. L’usage de l’expression « Afro-Américain » est certainement moins polémique. J’utilise cependant volontiers l’expression « Black Jews », par laquelle se définissent ces derniers. C’est pourquoi j’ai intitulé mon livre sur les Juifs d’Afrique subsaharienne Black Jews.

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