ELLES ET ILS ONT PUBLIÉ

par Sonia Sarah Lipsyc

Rachel Darmon, Tâter le diable, édition Folies d’Encre, Paris, 2023

Tâter le diableL’auteure nous avait déjà gratifié chez le même éditeur d’un premier récit truculent, Le gâteau de Varsovie, les tribulations humoristiques d’une jeune fille dans son milieu ashkénaze et sa découverte du milieu sépharade. Elle récidive avec succès avec son deuxième livre, un roman dans lequel elle met en scène une femme dans la quarantaine, Israélienne d’origine française et de parents juifs algériens. Cycliste chevronnée, elle se joint à un groupe chaque vendredi matin pour des escapades autour de sa ville, Binyamina, non loin de Haïfa. Lors de l’une de ses excursions, elle fait une chute magistrale, se relève courageusement malgré ses côtes cassées pour ne rien laisser paraître auprès de ses compagnons de route, quelque peu machistes. Mais elle ne sera plus la même car elle finira par s’apercevoir qu’elle a été frappée d’un don de voyance très ciblé… Chaque fois qu’elle touche quelqu’un, elle peut voir si il ou elle est fidèle à son conjoint-e. Et défilent alors, contre son gré, les visages et quelques aspects des frasques de ces protagonistes.

On rit beaucoup dans ce roman qui nous plonge dans l’Israël d’aujourd’hui et quelques-unes de ses problématiques sociologiques et culturelles comme les rapports entre Juifs religieux et laïques. D’ailleurs, il y a à la fin du livre une série de petites vignettes, en sus du récit, qui déploient, toujours avec humour, des indications sur les us et coutumes des Israéliens ou sur les rites et les fêtes juives.

D’une plume parfois ironique mais toujours tendre, ce livre narre la saga de la famille juive, l’immigration des Juifs d’Afrique du Nord en France et l’Alya des Juifs de France en Israël.

Mais, en fait, il est plus grave qu’il n’y paraît car au-delà des thématiques du désir, de l’infidélité, de la pérennité ou de la fragilité des couples, c’est une réflexion sur la filiation telle qu’elle est déclinée dans la tradition juive qui nous est proposée et à laquelle le personnage sera elle-même confrontée en apprenant ses véritables origines familiales.

On ne vous en dit pas plus et je vous laisse savourer ce roman qui ne se quitte pas dès qu’on le commence. Toujours la garantie d’un livre passionnant, non ? On attend déjà le troisième livre avec impatience car les deux premiers se lisent avec intérêt et délectation.

Caroline Bongrand, Les présences, Denoël, 2023

Les PrésenceNous retrouvons là aussi une auteure dont nous avions beaucoup aimé un précédent ouvrage Ce que nous sommes 1. Il y a dans ce roman un aspect surréaliste auquel nous sommes toujours sensible. Une femme, après avoir divorcée, élève seule son fils de onze ans, muet depuis sa naissance sans que les médecins ne saisissent vraiment pourquoi. Un jour devant des photos d’une ville grecque, l’enfant commence à parler une langue que la mère ne comprend pas. Ses recherches la mèneront vers le judéo-espagnol et la ville de Salonique que le petit garçon, habité par une mémoire antérieure, semble particulièrement connaître.

Les Présences nous plonge au sein de la communauté sépharade de Salonique (Thessalonique) qui a majoritairement été juive durant des siècles. On la nommait la « Jérusalem des Balkans », elle était habitée par des Juifs romaniotes, de langue maternelle grecque de longue date et des Juifs expulsés d’Espagne rejoignant l’Empire Ottoman. Faut-il rappeler que malheureusement cette communauté juive a été exterminée à quatre vingt pour cent durant la Shoah et déportées, pour cinquante quatre mille d’entre eux, dans les camps d’extermination nazis ?

Les pages de ce roman sur cette ville et sa communauté juive sont tout simplement magnifiques. Ils donnent immédiatement envie de prendre un avion et de s’y rendre.

Et comme l’énonce si bien la page de couverture : « Est-il possible que des âmes refusent d’être oubliées ? Jusqu’où portent les blessures de l’Histoire ? » L’héroïne part à la recherche de ses origines sur plusieurs générations. Une odyssée au sein de sa judéité qu’elle n’acceptera pas toujours aisément. Se reconnaître des origines juives peut séduire les uns mais troubler, voire effrayer, les autres. Car, on le sait, le destin juif est à la fois fascinant et difficile.

Caroline Bongrand est une auteure fine à l’écoute des siècles et des fils invisibles qui nous lient à eux. Encore un livre à offrir pour cette fin d’année civile.

Henri Atlan et Ariel Toledano, Croire et ne pas croire, édition In Press, Paris, 2023

Croire et ne pas croireQuel livre singulier et passionnant que cette correspondance entre deux penseurs français du judaïsme contemporain! Tout deux sont également des scientifiques réputés, illustrant ainsi parfaitement l’adage : « Quelle est belle la connaissance de la Torah associée au savoir du monde » 2. Le premier, Henri Atlan, ancien élève de l’École des cadres d’Orsay après la Shoah, professeur de biophysique et philosophe, a produit une œuvre impressionnante aussi bien en sciences qu’en études juives. Il est interrogé par celui qui fut l’un de ses élèves au début de ses études universitaires, Ariel Toledano, médecin vasculaire et auteur de nombreux ouvrages dans sa discipline ainsi que sur le judaïsme dont nous rendons régulièrement compte dans cette rubrique.

Pendant plus de deux ans et demi, durant et après la Covid, de 2020 à 2022, ils vont aborder de nombreux sujets parmi lesquels : le libre arbitre de l’être humain, la prophétie, la prière (dont Henri Atlan rappelle qu’en hébreu, la racine est « attacher », comme si dans ce moment-là, il s’agissait de « s’attacher à la totalité de ce qui existe »), les différents noms de Dieu, la création du monde, etc.

Toutes les sources de la tradition juive sont ici convoquées : Bible et exégèse, Talmud, Midrash, Kabbale dont un livre souvent cité L’âme de vie (Nefesh Hahayim) du rabbin de Volozhin (19e siècle) ainsi que les œuvres des rabbins Schlomo Eliachoff et Abraham Isaac Kook (tous deux du 20e siècle). Mais aussi Maïmonide, et un auteur de prédilection : Spinoza. Elles se mêlent au vécu des deux auteurs et des maîtres qu’ils ont pu rencontrer dans leurs vies : le rabbin Adin Steinsaltz, le kabbaliste Zalman Schneerson, le rabbin Léon Askénazi (Manitou) et Emmanuel Lévinas. C’est un régal.

On peut à loisir suivre cet échange dans l’ordre qui nous convient, grâce à un travail éditorial, remarquable, donnant des titres aux différents courriels : la transmission, notre monde et le monde à venir, l’espérance messianique, etc.

Un livre d’études juives, savant, humain et à la portée de tous.

Les deux hommes s’apprécient, le plus jeune ne se lassant jamais d’interroger l’aîné. Ils ne sont pas toujours d’accord, s’écrivent régulièrement et fondent en quelque sorte une havrouta, une étude en binôme à laquelle nous avons le privilège d’assister, à notre rythme.

Quelle que soit leur manière de croire, tous les deux s’accordent sur la définition du mot foi, émouna en hébreu, soit la fidélité. Fidélité à un peuple, à une tradition, à des rites, à l’étude, … « Et si la voix s’est tue, l’écho ne s’est jamais tari », rappelait une ancienne élève de l’École des cadres juifs d’Orsay (Jocelyne Gerson Askénazi); au travers de l’écho de leur correspondance, cette voix du Sinaï vient encore jusqu’à nous.

Sur Internet, un site sur les livres juifs et une revue en ligne ont attiré notre attention.

Le premier Sifriaténou/Notre bibliothèque 3 propose en français de faire « découvrir quelques-uns des livres essentiels pour comprendre l’existence juive » sous ses nombreuses facettes : culturelle, historique et religieuse. Le projet à l’initiative de Patrick Sultan est original puisqu’il réunit bénévolement un ensemble de collaborateurs du monde académique ou tout simplement amateurs de livres qui partagent avec nous leurs critiques, notes de lectures ou de cours ainsi que leurs recensions et articles. Les textes sont faciles à lire, à visée pédagogique, et nous amènent à prendre connaissance ou à revisiter des livres dans le domaine, par exemple, d’Israël, de la Shoah, de l’étude juive, etc. Bravo pour cette communauté de lecteurs, lectrices avisé-e-s partageant leurs connaissances.

La revue en ligne, K. Les Juifs. L’Europe. Le XXIe siècle 4 en est déjà à son 130ème article ou podcast. Dirigée par Stéphane Bou et Dany Trom, cette revue réunit à la fois des journalistes professionnels et des universitaires. « Sa vocation est de documenter et analyser la situation actuelle des Juifs européens au moyen de reportages, d’essais, d’entretiens mais aussi de contributions qui reviendront sur la longue histoire du fait juif en Europe. » Et ses auteurs de préciser dans un contexte antisémite que l’Europe connaît à nouveau : « Notre objectif est de contribuer au diagnostic de ce qui apparaît comme une crise affectant le lien des Juifs à l’Europe contemporaine, mais qui est aussi le symptôme d’une crise plus générale dont les Juifs sont un prisme ou un révélateur. » La revue de qualité regroupe de nombreuses rubriques en politique, reportages, histoire, culture et même des fictions originales. L’un de ses derniers dossiers s’intitulait « Vers le Maghreb » et donnait la parole à des Juifs renouant avec leur identité culturelle judéo-arabe. Il est possible de s’inscrire à leur Newsletter afin de plonger dans cet univers de réflexions.

Notes:

  1. Voir https://lvsmagazine.com/2021/11/elles-et-ils-ont-publie-novembre-2021
  2. Traité des Principes engendreurs (Pirké Avot) 2 ; 2 du Talmud de Babylone
  3. https://sifriatenou.com/
  4. https://k-larevue.com/