Le leadership religieux des femmes en Israël

Une révolution inédite dans le monde juif contemporain

par Sonia Sarah Lipsyc

Des milliers de femmes pour la plupart orthodoxes, de tout le pays et de tous les âges, parfois même au sein d’une même famille, de la grand-mère à la petite-fille, se pressent dans la salle du Binyanei HaOuma de Jérusalem, ce 5 janvier 2019. Elles viennent célébrer le siyoum, c’est-à-dire l’achèvement d’une étude, en l’occurrence de tous les traités du Talmud de Babylone, que certaines d’entre elles, un petit nombre, viennent d’accomplir. Il s’agit de l’étude du daf ayomi, la page quotidienne, instituée en 1923 par le rabbin Meïr Shapiro, qui donne la possibilité à des Juifs du monde entier d’étudier le même jour la même page du Talmud où qu’ils soient. À raison d’une page recto verso quotidienne, il faut sept ans et trois mois pour achever un cycle complet. Mais alors qu’il y a déjà eu treize cycles qui ont été marqués depuis le 20e siècle, cet évènement, à cette échelle de célébration pour les femmes, est une première. C’est émouvant et historique.

Que s’est-il passé? Dans les années 70, il était quasi impossible de trouver un cours d’étude du Talmud ouvert aux femmes en Israël, à moins de l’étudier comme un sujet académique à l’Université, et encore au sein d’une classe très majoritairement composée d’hommes. Cinquante ans plus tard, des femmes étudient le Talmud dans plusieurs instituts et l’enseignent déjà, comme Michèle Cohen Farber, cofondatrice d’Hadran, l’association qui a organisé l’évènement prémentionné du siyoum et qui propose depuis des années un cours et un podcast quotidien sur le daf ayomi. Et il y a maintenant en Israël une bonne dizaine de midrashot, ces lieux d’études où les femmes ont enfin pleinement accès à ce trésor de l’étude juive, le Talmud.

Ainsi, il y a par exemple dans le monde orthodoxe – tous les noms cités dans cet article ne font référence qu’à ce courant du judaïsme – : Matan, créé par la rabbanit 1 Malka Bina, l’Institut Lindelbaum d’où a émergé The Susi Bradfield Women’s Institute of Halakhic Leadership (WIHL), dirigé par Dévorah Evron dans le cadre du réseau Ohr Torah, et le séminaire Migdal Oz fondé par Esti Rosenberg, dont le père, le rabbin Aaron Lichtenstein, fut un élève du rabbin Joseph B. Soloveichik. C’est justement cet illustre leader de l’orthodoxie moderne qui initia cette révolution, car, jusqu’alors, les femmes étaient écartées, sauf à de très rares exceptions dans l’histoire de l’antiquité au 20e siècle, de cette étude pourtant au cœur du judaïsme et à l’origine des orientations de la Loi juive.

Les femmes étudient, enseignent et même écrivent maintenant des commentaires sur la Torah, la Loi juive ou le Talmud. Malka Pioterkowsky a signé ainsi l’un des premiers recueils de responsa écrit par une femme, Mehalakhet Bedrakha. En 2017, elle était reconnue comme l’une des cinquante femmes les plus influentes du pays par le magazine Forbes. « Kitvuni » est un autre programme porté par la Dre Yael Ziegler de Matan afin d’aider des femmes érudites à écrire sur tous ces sujets « le livre qu’elle porte en elle », dit-elle, « afin que nos petits-fils et petites-filles apprennent de ces livres (…) et qu’ils soient une contribution significative de la bibliothèque juive » 2 .

Cette évolution spectaculaire au cours des quatre dernières décennies en Israël est le résultat d’une synergie avec le monde juif américain, et en particulier avec la sensibilité moderne orthodoxe, mais elle a acquis maintenant son autonomie dans le paysage de l’État hébreu.

De l’étude du Talmud à l’accès au leadership religieux

Cette ouverture à l’étude talmudique permet aux femmes d’avoir accès au leadership religieux et d’occuper des fonctions essentielles qui leur étaient précédemment fermées ou n’existaient pas pour elles.

Elles peuvent devenir avouée rabbinique (toenet rabbanit), c’est-à-dire accompagner les femmes auprès des tribunaux rabbiniques pour les aider à obtenir leur guet, leur divorce religieux. Comme Rivka Lubitch, Rachel Levmore ou Katy Bisraor qui aident tellement de femmes dans ces situations douloureuses. Il y a aussi les conseillères en Loi juive (yoétsot halakha), qui se spécialisent dans les questions portant sur l’intimité des femmes en lien avec les règles du judaïsme (lois relatives au couple, sexualité, union, etc.). Elles se forment comme Nathalie Loewenberg au sein de l’Institut Nishmat fondé par la rabbanit Hannah Heinkin, répondant ainsi aux besoins de ces femmes préférant aborder ces questions avec d’autres femmes.

Ces femmes érudites deviennent également des cheffes spirituelles de communautés ou de synagogues qui souhaitent les accueillir en tant que telles et sollicitent leurs lumières. Shira Marili-Mirvis a été choisie à la tête de la synagogue Shira Hatamar dans l’implantation d’Efrat, tout comme la Dre Jennie Rosenfeld qui exerce une fonction similaire. Elles ont été adoubées par le rabbin Shlomo Riskin après avoir suivi une formation à Ohr Stone. Quant à Carmit Feintuch, elle évolue dans cette fonction à la synagogue Rambam à Jérusalem, dirigée par le rabbin Benny Lau.

Outre le fait d’être des talmidot hachamot (des sages), ces femmes, qui souhaitent mettre leurs compétences au service des communautés juives en Israël, portent différents titres, comme meshivat halakha, mora halakha (répondante ou maître en Loi juive) ou d’autres, mais nombre d’entre elles, y compris parmi celles que nous avons citées jusqu’à présent, sont aussi pleinement des rabbins au sein même de l’orthodoxie. Elles ont reçu leur attestation rabbinique (semih’a) de différents rabbins de façon privée ou de la part d’institutions spécialisées dans la formation rabbinique.

Ce phénomène qui existe depuis une vingtaine d’années s’est amplifié, car il répond à un besoin profond : le désir de ces femmes compétentes de prendre leur place dans ce leadership et le souhait, voire l’attente, des femmes et des hommes de les accepter en tant que telles. Car, en la matière, rien n’empêche les femmes selon la Loi juive d’accéder à ces fonctions après avoir été formées à condition que le public (tsibour) le souhaite, l’accepte et soit honoré par cette évolution. Ne prenons comme exemple que deux femmes francophones : les rabbins Bitya Rozen-Goldberg et la Dre Eliora Peretz, qui a suivi son parcours d’études rabbiniques orthodoxe au Beith Midrach Harel de Jérusalem et a obtenu le titre de Yoreh Yoreh décerné aux experts en Loi juive par le Professeur Daniel Sperber et le Rav Herzl Hefter. Certes, ces guides spirituels ou femmes rabbins ne peuvent faire partie d’un mynian (quorum de dix personnes pour des prières collectives) ou mener l’ensemble de la prière, mais elles donnent publiquement des drashot (homélies) et répondent aux questions spirituelles et portant sur la Loi juive. Elles demandent également à être reconnues par le Rabbinat israélien afin de pouvoir poser leur candidature à des postes rémunérés par l’État hébreu et non seulement par des collectivités privées.

Encore des résistances à vaincre

Nombre de ces droits ont été obtenus après un recours auprès de la Cour suprême d’Israël, que ce soit pour être membre du conseil religieux d’une ville décidant de la cacherout, des bains rituels, de l’éducation religieuse, comme dans le cas de Léah Shakdiel devenue également rabbin, pour être avouée rabbinique, membre des commissions chargées de la nomination des rabbins payés par l’État ou pour avoir la possibilité de passer les examens officiels sanctionnant la maîtrise de la Loi juive par les femmes. Ces résistances proviennent du rabbinat officiel israélien qui s’est, de manière générale, beaucoup ultra-orthodoxisé ces dernières décennies ou de la part d’autres hommes ou de femmes animés d’un esprit plus conservateur.

Cependant, comme le rappelait feu le Grand Rabbin sépharade d’Israël, le Rav Eliahou Bakshi-Doron, dans l’un de ses responsa : « Une femme pourrait même devenir juge (dayan) dans un tribunal rabbinique à condition d’avoir l’assentiment du public 3 . » La question se posait déjà au temps du Talmud dans le traité Meguila 23a du Talmud de Babylone puisque les sages considéraient qu’une femme pouvait être appelée pour lire la Torah dans l’enceinte d’un lieu de prières, mais qu’elle ne le ferait pas en raison de la « dignité de la communauté » (kevod hatsibour). En effet, sa présence pourrait signifier qu’aucun homme ne serait capable de le faire, ce qui était vu comme un affront. Or est venu apparemment maintenant le temps où des hommes et des femmes de plus en plus nombreux estiment que l’honneur de leur congrégation, communauté, ville ou pays passe aussi par les femmes.

Ce phénomène a commencé également à toucher le mouvement ultra-orthodoxe (haredi) où a émergé le groupe « pas d’éligibilité pas de votes », mené par Esti Shoshan, au sein duquel des femmes affirment que si les partis religieux ashkénazes ou séfarades, comme le Shass, continuent à refuser les candidatures de femmes, elles ne voteront plus pour ceux-ci.

Cette évolution du statut des femmes au sein du leadership religieux en Israël ou ailleurs, quelles que soient les difficultés, semble être irréversible.

Elle s’effectue cependant de façon disparate. En témoigne un paysage religieux et communautaire diversifié sur la question à l’intérieur même du monde orthodoxe 4.

Notes:

  1. Le titre de rabbanit est ici donné dans son sens classique de femme de rabbin
  2. Alan Rosenbaum, « The next frontier in women’s Torah studies-Kitvuni », dans Jérusalem Post, 3.10.2022
  3. Cité par Gabriel Abensour dans « Émergence d’un leadership féminin orthodoxe en Israël » sur le site Aderaba. Questions juives en chantier, 26.10.2016.
  4. Nous n’avons pu aborder dans cet article tous les aspects de cette problématique, comme par exemple l’autorisation du Grand Rabbin Ovadia Yossef qu’une femme lise la Meguilat d’Esther et acquitte également les hommes de cette obligation « à condition qu’il n’y ait pas d’hommes capable de le faire ». Voir Yair Ettinger, « Top Sephardi Rabbi Rules Women May Chant Scroll of Esther for Men» dans Haaretz, 02.03.2009.
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