Crépuscule, un roman allégorique magistral de Philippe Claudel

« Aujourd’hui, on est dans une tentative de réécriture, et d’effacement aussi, de l’Histoire »

par Elias Levy

Philippe Claudel

Crépuscule (Éditions Stock, 2023), le nouveau roman de Philippe Claudel, est une fable intemporelle et effrayante, doublée d’une intrigue policière enlevante, qui plonge le lecteur dans un univers glauque où la barbarie humaine tient le haut du pavé.

Dans un pays qui nous semble familier, mais difficile à reconnaître, situé aux confins d’un « Empire » – on devine que c’est le début du XXe siècle –, un matin, le Curé d’un village est découvert mort, la tête fracassée à coups de pierres.

L’enquête est confiée au policier Nourio, personnage impétueux tourmenté par ses pulsions sexuelles récurrentes, et à son adjoint Baraj, un géant nonchalant et fort malhabile, qu’il méprise. Mais l’« Empire » réoriente insidieusement l’enquête. On s’escrime à fabriquer de toutes pièces un assassin. Pour arriver à cette fin, il faut désigner un bouc émissaire : la paisible communauté musulmane…

Un roman magistral, plein de suspense et de rebondissements, qui tient en haleine le lecteur jusqu’à la dernière page. Ce récit allégorique recèle aussi une réflexion perspicace sur les obsessions identitaires d’une société en quête d’homogénéité. Une forte résonance avec les dérives pernicieuses de notre époque.

Philippe Claudel est écrivain, dramaturge et cinéaste. Ses livres sont traduits dans le monde entier. Plusieurs de ses romans, tous publiés aux Éditions Stock, ont connu un succès mondial, notamment Les Âmes grises, qui a obtenu le prix Renaudot en 2004, La petite fille de Monsieur Linh, Le Rapport de Brodeck, qui s’est mérité le prix Goncourt des lycéens en 2007, L’Arbre du pays, Toraja, L’Archipel du chien.

Philippe Claudel est le secrétaire général de l’Académie Goncourt.

Crépuscule

La Voix sépharade l’a rencontré lors de son récent passage à Montréal.

Dans quelle catégorie littéraire doit-on classer ce roman : thriller policier, fable politique, récit sociohistorique?

C’est un roman transgenre, mais pas dans le sens où ce mot est employé aujourd’hui. La notion de « frontière », dans tous les sens du terme, m’a toujours intéressé, y compris les frontières littéraires. En littérature, je me sens plus à mon aise dans une transgression des frontières que dans un pays établi. Ce qui me plaît dans ce type de récit, c’est d’emprunter à différents genres. Le Rapport de Brodeck est aussi un drame historique, une réflexion sur l’acte génocidaire, une enquête policière. Dans Crépuscule, il y a un cadre policier et un cadre fabuleux, un emprunt à la fable, au conte, à la légende et au mythe. C’est une tentative de créer une mythologie moderne en narrant des histoires qui sont au fait des miroirs de ce que nous sommes aujourd’hui et des conflits qui déchirent l’humanité. On y retrouve aussi une réflexion politique, au sens très large.

Comme dans plusieurs de vos romans précédents, notamment Le Rapport de Brodeck, les repères historiques ou géographiques sont absents. Vous ne précisez pas explicitement le lieu ni l’époque où se déroule votre récit. C’est pour rendre celui-ci plus intemporel et plus universel?

Il y a deux raisons à cela. Pour moi, la littérature invente des mondes. C’est un grand plaisir de bâtir des géographies littéraires et d’inventer des histoires où l’Histoire – avec un grand H – est un désir de dépaysement. Elle emmène le lecteur loin ailleurs, mais en même temps lui fait faire une grande boucle pour le ramener à lui-même. Un des buts de cette approche littéraire est de déstabiliser le lecteur. Si j’avais situé le récit du Rapport de Brodeck en 1940 en Pologne, en Tchécoslovaquie ou en Hongrie, si j’avais employé les mots « nazis », « Juifs », « Shoah », « camps de concentration », le lecteur aurait peut-être eu la tentation de se dire : « Ça a existé, c’était à un moment précis de l’Histoire, c’est une tragédie du passé. »

Dans Crépuscule, j’ai préféré créer un récit qui emprunte des éléments historiques et géographiques. On peut penser à l’Empire austro-hongrois, on est sans doute au début du XXe siècle… En même temps, j’invite le lecteur à s’extraire d’une réalité trop précise pour qu’il comprenne qu’on est dans une fable qui parle d’aujourd’hui.

Vous abordez par le truchement de vos romans des questions politiques, sociales ou identitaires toujours d’une brûlante actualité : le racisme, les génocides, la persécution des minorités, la réécriture de l’Histoire… Pourquoi préférez-vous la forme romanesque à l’essai pour étayer en filigrane vos réflexions sur ces problématiques épineuses?

Le roman a un grand avantage, c’est une fiction qui travaille en parallèle d’une autre fiction, qui n’est pas souvent vue comme telle : le récit historique.

L’Histoire est aussi une fiction, mais qui se permet la plus faible marge possible par rapport au factuel. J’ai toujours considéré qu’à côté de l’Histoire, qui est une science humaine que je respecte beaucoup, il y a la littérature qui permet une approche complémentaire des grands questionnements humains. Ça m’avait beaucoup touché quand Le Rapport de Brodeck a été primé au Goncourt des lycéens. Plusieurs jeunes qui venaient de lire ce roman m’ont dit : « On nous enseigne la Shoah à l’école dans les cours d’Histoire, mais c’est avec votre roman que nous avons vraiment compris l’ampleur et les conséquences désastreuses pour l’humanité de cette grande tragédie humaine. » Je leur ai dit qu’il ne fallait pas non plus qu’un roman remplace l’Histoire. Ce sont des approches complémentaires. Dans un roman, on travaille plus sur la sensibilité et l’émotion que sur le factuel. Mais l’Histoire demeurera toujours un instrument de connaissances indispensable.

Les autorités de l’Empire où votre récit est campé instrumentalisent un fait divers, le meurtre du Curé du village, à des fins idéologiques.

L’Empire crée de toutes pièces un bouc émissaire, qu’on désigne ensuite à la vindicte populaire. Finalement, le véritable coupable et la découverte de la vérité importent peu. Ce qui est impératif aux yeux de l’administration impériale, c’est la façon dont le pouvoir va se servir de ce meurtre pour l’instrumentaliser dans la direction qui est la sienne. Le but est de stigmatiser et ostraciser une communauté minoritaire, en l’occurrence la communauté musulmane, sur laquelle s’abattent brusquement toutes les foudres de l’administration impériale.

Ce qui m’intéressait, c’est de montrer que le policier Nourio, qui pensait faire son travail adéquatement, se trouve dépassé par sa tâche parce que l’intention des autorités n’est pas de débusquer et châtier l’assassin du Curé, mais de fabriquer un coupable dans la « direction de travailler ». Dans la hiérarchie nazie, cette expression était utilisée par les hauts dirigeants du IIIe Reich : « Travailler en direction du Führer. » Ce qui est troublant, c’est qu’il y a très peu d’ordres écrits par Hitler. Dans la chaîne de commandement nazie, il y avait une interprétation de ce que « désirait » le Führer. L’historien Ian Kershaw le montre bien dans sa biographie d’Hitler.

Vous décrivez le processus de l’engrenage fatal menant à la persécution d’une communauté.

L’incendie de l’Église, où la communauté musulmane cloîtrée à l’intérieur est exterminée, est une réminiscence du drame d’Oradour-sur-Glane et des massacres ignominieux perpétrés par les nazis en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Depuis quelques années, en France et dans d’autres pays occidentaux, il y a des voix politiques extrêmes qui font tout pour que les communautés s’affrontent alors qu’elles vivent plutôt en bonne entente. Des discours de stigmatisation et de haine sont martelés dans le but de créer un chaos social.

Éric Zemmour trottait-il dans vos pensées pendant l’écriture de Crépuscule?

Oui, Éric Zemmour apparaît dans le livre de façon anecdotique. C’est le boutiquier qui s’appelle Semmour. Il arrive à vendre n’importe quoi à n’importe qui. C’est ce que fait Zemmour!

La notion de « vérité » est mise à mal dans votre récit. Les autorités de l’Empire réinventent la vérité et s’échinent à réécrire l’Histoire.

Ce qu’on a appelé pendant longtemps le révisionnisme était un phénomène assez marginal qui ne concernait que quelques pseudo-historiens, Faurisson… Le révisionnisme est aujourd’hui extrêmement répandu à travers la mise en place de vérités alternatives et d’une « Cancel Culture » – « Culture de l’annulation » –. Cette idéologie délétère, dominante aujourd’hui dans certains milieux universitaires et intellectuels, est une nouvelle forme de fascisme de la pensée qui interdit de dire telle ou telle chose ou d’employer tel ou tel mot, sans le moindre désir de contextualiser un acte ou un écrit pour essayer de le comprendre. Nous assistons aujourd’hui à une tentative de réécriture, et d’effacement aussi, de l’Histoire. Le plus dommageable, c’est le concept de « vérité alternative ».

Un concept très en vogue aujourd’hui.

Pendant longtemps, le concept de binarité, vérité-mensonge, avait un sens. Ce qui est vrai, ou ne l’est pas, était prouvé par des expériences scientifiques. Désormais, des voix autorisées, notamment des politiques de premier plan, Poutine, Trump, Bolsonaro… nous disent avec une conviction inébranlable: « Non, vous pensez que c’est vrai, mais il y a d’autres vérités. » Poutine affirme catégoriquement que l’Ukraine et l’Occident ont déclenché la guerre contre la Russie. Ce qui me préoccupe le plus, c’est la fabrication de l’Histoire et de récits historiques. Ce que ces leaders populistes claironnent aujourd’hui peut nous fait grimacer, mais leurs paroles et leurs discours resteront gravés dans l’Histoire. Dans six ou dix siècles, comment des jeunes interpréteront-ils les paroles prononcées par Poutine ou d’autres dictateurs en 2023? Est-ce qu’il y aura toujours cette hiérarchie de la vérité qui nous paraît aujourd’hui encore évidente? Qui nous dit que dans six ou dix siècles, ce ne sera pas la version réécrite de l’Histoire par ces leaders politiques autoritaires qui s’imposera?

On vous reproche de dépeindre dans vos romans des mondes d’une grande noirceur.

Je ne sais pas si c’est un reproche, en tout cas c’est une remarque qu’on me fait de plus en plus. Il y a vingt-cinq ans, quand j’ai publié Les Âmes grises ou Le Rapport de Brodeck, peu de lecteurs ou de critiques ont qualifié ces récits de « sombres ». Ces dernières années, je me rends compte qu’on me le dit de plus en plus lors de mes rencontres avec le public. J’ai deux explications à cela. La première ne relève pas du contexte, mais de la matière de mes livres. Pour moi, la littérature, c’est l’art d’inspecter ce qui ne va pas, c’est une radiographie de l’intime ou du social qui montre les dysfonctionnements de notre société et sa part sombre. Deuxième raison : nous vivons des temps extrêmement inquiétants et anxiogènes. Beaucoup de lecteurs espèrent trouver dans la littérature des portes de sortie, des lumières, des réponses aux questions que nous nous posons aujourd’hui.

Le climat très morose qui règne à notre époque vous inquiète beaucoup.

Oui. En France, ces cinq dernières années, nous avons vécu plusieurs crises graves : la révolte sociale des Gilets jaunes, la pandémie de COVID-19, la récession économique, la guerre en Ukraine, une crise politique profonde. Ce qui me préoccupe le plus, c’est le discours de la violence qui a désormais pignon sur rue en France. Dans des manifestations, des slogans prônent ouvertement la mort d’Emmanuel Macron. Au temps de François Mitterrand ou de Jacques Chirac, je n’avais jamais vu des manifestations aussi haineuses. Cette violence verbale, on la retrouve aussi dans l’hémicycle du Palais Bourbon, parlement des élus de la République française. Des représentants du peuple se traitent de tous les noms, qualifient des ministres d’« assassins », font des bras d’honneur… Quand on en vient aux insultes, c’est que le dialogue n’existe plus. C’est terrible. Quelle sera l’étape suivante après les insultes, les agressions physiques?

La parole cède peu à peu le pas à l’invective.

Aujourd’hui, des élus de l’Assemblée nationale française sont l’objet d’attaques antisémites, reçoivent des lettres de menaces, leurs locaux sont dégradés. On a franchi une étape dans l’agression, dans l’invective. La France n’est plus une société qui discute, mais qui s’affronte. On a l’impression que les mots ne servent plus à rien. Ça, c’est très dangereux dans une démocratie. Et, quand des leaders politiques radicaux s’escriment à semer le chaos, des citoyens, fascinés par l’abîme, sont subjugués par leur rhétorique spécieuse. Dans les années 30, le peuple allemand fut séduit par les sirènes captieuses du nazisme. Pourquoi un peuple civilisé choisit-il de chuter? C’est une dérive très inquiétante. En France, la révolte des Gilets jaunes et, aujourd’hui, la réforme des retraites préconisée par Emmanuel Marcon m’apparaissent comme des prétextes, ce sont des signes patents d’un malaise social plus profond.

Vous abordez subtilement dans ce roman la question du vivre ensemble et du dialogue interreligieux.

J’avais envie de réfléchir sur l’effondrement d’une religion traditionnelle dans l’Europe occidentale, le catholicisme. Dans les années 60, j’ai été enfant de chœur. J’aidais le prêtre de mon village à servir la messe. L’Église était alors pleine. Aujourd’hui, à peine trente personnes assistent à la messe dominicale. Pourquoi en l’espace de 50 ans, une religion qui, depuis 2000 ans, a structuré les mentalités, la pensée politique, l’art, la littérature… en Occident a-t-elle périclité?

La question du vivre ensemble religieux m’intéresse beaucoup. Nous assistons en France à l’effondrement d’une vieille religion, prédominante pendant des siècles, le catholicisme, et à l’émergence d’une autre religion plus jeune et plus vive, l’islam, pratiquée par plusieurs millions de Français. Quant au judaïsme, une religion ayant des racines très profondes en France, ces dernières années, plusieurs milliers de Juifs français, fuyant l’antisémitisme, sont partis vivre en Israël. Il ne faut pas éluder cette triste réalité.

Depuis le début des années 2000, la France est le théâtre d’un regain inquiétant de l’antisémitisme.

Ces dernières années, les Français ont été scandalisés, à juste raison, par les actes abominables perpétrés par des terroristes djihadistes contre les journalistes de Charlie Hebdo, le Bataclan… et par l’assassinat lâche et abject d’un enseignant, Samuel Paty. Mais force est de rappeler que le seul attentat qui n’a pas déclenché cette prise de conscience nationale face à l’horreur a été l’effroyable tuerie perpétrée, en 2012, par un assassin djihadiste dans une école juive de Toulouse. En 1990, la profanation du cimetière israélite de Carpentras avait provoqué beaucoup plus d’émoi. À Toulouse, Mohammed Merah a tué des enfants et un professeur parce qu’ils étaient Juifs. Pourtant, il n’y a pas eu 500 000 manifestants dans les rues de France pour dénoncer ces meurtres barbares.

Vos romans ont été traduits en hébreu et connaissent aussi un grand succès en Israël.

Je suis allé en Israël en 2016. Pour des raisons d’emploi du temps, j’avais été contraint de décliner les six premières invitations. J’ai rencontré mes lectrices et lecteurs israéliens à l’occasion de la publication en hébreu de mon roman Inhumaines. J’ai le grand privilège de compter de nombreux lecteurs et lectrices israéliens qui lisent mes livres dans leur traduction en hébreu où dans leur version originale, puisque beaucoup de francophones vivent aujourd’hui en Israël. Ça a été un magnifique séjour. J’y retournerai volontiers.

L’excellent traducteur de mes livres en hébreu, Shai Sendik, est un Juif ultra-orthodoxe. Je n’ai jamais pu déjeuner ou dîner avec lui à Tel-Aviv parce qu’il n’y a pas dans cette ville un restaurant assez casher pour lui! C’est assez rigolo! Il venait de traduire un de mes livres les plus « trash », Inhumaines. Un récit très violent, à l’humour noir extrême.

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