Elles et ils ont publié – mars 2023

Delphine Horvilleur

Il n’y a pas de Ajar. Monologue contre l’identité., Éditions Grasset, 2022.

Il n’y a pas de Ajar

L’auteure nous avait gratifiés d’un livre remarquable et touchant, Vivre avec les morts. Petit traité de consolation, maintenant disponible en poche, dans lequel elle nous relatait la manière dont, en tant que rabbin du Mouvement Juif Libéral à Paris, elle accompagnait les endeuillés, les familles de défunts anonymes ou célèbres.

Dans cette dernière livraison, elle nous parle de sa fascination pour le célèbre écrivain juif d’origine russe Romain Gary, aux multiples facettes.

Au travers d’un dialogue qu’elle aurait avec lui ou celui qu’elle imagine en lui créant un fils fictif qui s’adresserait à lui ou plutôt, à l’un de ses pseudonymes, Emile Ajar, elle s’interroge sur ce qui fonde une identité en évitant de s’y enfermer : « Les Juifs se sont toujours débrouillés pour que la définition de leur judaïsme – ce à quoi « ça » tient – reste un indéfinissable, un au-delà de la naissance, de la croyance ou d’une quelconque pratique ». Elle se plaît même à rêver à une étude talmudique qu’elle aurait partagée avec Gary autour de ce sage devenu hérétique, Elisha Ben Abouya, que l’on ne nommera plus que par le surnom de Ah’er (ou Ah’ar), l’autre en hébreu. Elle y voit d’ailleurs une ressemblance avec le nom de Ajar. « Pure coïncidence évidemment. A moins que son inconscient, héritier de la sagesse talmudique, n’ait choisi de le mener là ? ». Et, en effet la question de ce qui se transmet, de façon visible ou invisible, au travers des générations qui parfois ne se sont même pas connues – liée aux découvertes récentes de la psycho génétique – est évoquée dans cet ouvrage. Mais ce qui est au cœur de ce bref essai, c’est cette hypothèse récurrente qui nous enchante « que nous sommes aussi et pour toujours les enfants des livres que nous avons lus, les fils et les filles des textes qui nous ont construits de leurs mots et de leurs silences ». Delphine Horvilleur pointe ici une expérience universelle : on se construit également au travers de ses lectures, réalité que les Juifs connaissent bien car ils se penchent et décortiquent un texte inépuisable, la Torah, depuis des milliers d’années. Et elle conclut avec humour que finalement « on est tous conçus par procréation littérairement assistée. »

 

Ludmila Oulitskaïa

Le corps de l’âme, Éditions Gallimard, 2022.

Le corps de l’âme

Ce recueil de nouvelles est l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné de lire.

L’auteure, Juive russe, est régulièrement sur la liste des nobélisables, et aurait mérité de le recevoir encore l’année dernière!
Elle qui, dès le lendemain de l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine, a quitté Moscou avec son mari et deux valises et se trouve actuellement en exil à Berlin.

Elle commence ce livre par une poésie dédiée aux femmes, « Mes amazones, mes petites filles, mes petites vieilles », avant de raconter, avec toute la finesse d’esprit et l’humour qui la caractérise, sa première histoire dans laquelle Zarifia, à l’article de la mort, à Chypre, convoque sa meilleure amie et sa famille. Elle pose à chacun des questions qui peuvent nous paraître futiles ou plus sérieuses mais qui, pour elle, sont importantes au moment de quitter ce monde. Elle laisse derrière elle sa compagne Moussia qui passe, en vain, du temps sur Skype auprès de sorcières arméniennes pour essayer de trouver une potion magique qui sauvera sa bien-aimée. L’ouvrage se termine sur Nadiejda Guéorguievna, une remarquable bibliothécaire « de l’ancien temps, d’avant l’informatique » qui connaissait tous ses livres. Elle appartenait à cette « race particulière – de ceux qui croient au livre comme d’autre croient en Dieu » et qui atteinte, sans doute d’Alzheimer, perd la mémoire. Tout s’estompe, les livres, le nom de ses proches, ses souvenirs jusqu’au moment de rejoindre dans l’autre monde le savoir absolu. Entre ces deux histoires, Ludmila Oulitskaï, qui décrit avec précision et tendresse la psyché humaine, nous aura menés auprès d’un médecin légiste qui découvre la musique des anges. Et d’une femme, Sacha, qui s’intéressant tardivement à la question de l’origine des âmes apprend qu’à côté de l’immense réserve d’âmes (ou monades dans un vocabulaire plus philosophique) produite par le Créateur « pour tout le temps que durerait l’humanité ; (…) il subsisterait aussi un mince flux de production de nouvelles monades par accumulation et concentration d’amour ». Elle comprend alors pourquoi il y aurait un air de ressemblance entre les yeux de son petit-fils et celle d’une peluche autrefois tant aimée dans sa famille, de génération en génération, mais qui périt dans un incendie…
C’est le livre que j’ai le plus offert ces derniers mois.

L'iris sauvage

L’univers de Ludmila Oulitskaïa est à la fois réaliste et empreint de fantastique, et surtout décline à sa manière une métaphysique de l’âme ancrée dans le réel. À ce sujet, je ne peux manquer par association d’idée de mentionner l’ouvrage d’une autre femme juive, l’Américaine Louise Gluck, poétesse très connue dans son pays qui a reçu le Prix Nobel de Littérature en 2020. On y retrouve dans L’iris sauvage (Gallimard, 2021), cette même singularité, à la fois grave et malgré tout résolument optimiste, face aux questions fondamentales de l’univers. Jugez-en par vous-mêmes à partir de ces quelques vers : « (…) Écoute-moi bien : ce que tu appelles la mort, je m’en souviens (…) je te dis que je pus de nouveau parler : tout ce qui revient de l’oubli revient pour trouver une voix (…) bleu foncé sur eau marine azurée ».

 

Françoise Coriat

Pérégrines II. L’envol, 2022 1.

Qui n’a rêvé, s’avançant vers l’automne de sa vie, d’écrire ses mémoires? Car de quoi peut témoigner l’être humain si ce n’est d’avoir tenté de traverser une existence? « Ma vie est un roman!» s’exclame certains regrettant cependant de ne pouvoir prendre la plume. C’est un pari difficile que de s’essayer à l’écriture. Françoise Coriat, artiste, costumière, créatrice de masques et de marionnettes, vivant depuis des décennies à Jérusalem, aujourd’hui enseignante au Département de Théâtre de l’Université Hébraïque de cette cité, relève superbement le défi. Elle écrit : « Afin de laisser derrière moi, à mes enfants tout d’abord, un bilan de ce que j’ai vu, connu, ressenti et compris dans cette vie (…) en outre, il m’est doux de partager mes souvenirs tant avec eux qu’avec mes amis (… et aussi) avec d’autres, ceux que je ne connais pas encore. »

Elle dévide les fils de sa vie de la France en passant par l’Angleterre jusqu’en Israël grâce à une mémoire fabuleuse, aidée d’archives familiales qu’elle a recueillies et d’un journal ou de notes qu’elle a pris soin de tenir tout le long de sa vie. Elle mêle également à son récit, qui se lit justement comme un roman, des extraits de sa correspondance en particulier avec ses parents, des réflexions sur le judaïsme, la Shoah, Israël et des entretiens ou des articles qu’elle a pu donner ici ou là.

La Pérégrine 1

Née à Gibraltar en 1941 peu avant que ses parents ne rejoignent la résistance à Londres, d’un père juif d’origine marocaine et d’une mère française dont la famille est bien ancrée dans l’Hexagone et qui se convertira au judaïsme, elle découvrira assez tôt que la vie n’est pas un long fleuve tranquille : « En 1945, j’avais quatre ans et déjà une certaine expérience de la vie. Je connaissais la peur du vacarme, la douleur des séparations, le déracinement sous toutes ses formes, l’isolement, la nécessité de surmonter mes émotions ». Son premier tome, La Pérégrine 1. La Merlette, Éditions Baudelaire (le premier terme renvoie à la femelle d’un faucon, le second à un autre oiseau), est consacré aux vingt premières années de sa vie, principalement son éducation de jeune fille de bonne famille.

Dans la vingtaine, elle découvre à la fois sa famille paternelle sépharade de Tanger, ses racines juives… et Israël : c’est un véritable coup de foudre. Partie pour un été dans les années soixante, elle choisira de rester, coûte que coûte, sur cette terre des Hébreux, en étudiant et travaillant d’abord au kibboutz Merhavia près d’Afoula. Dans ce présent ouvrage, on suit Françoise Coriat dans son apprentissage de l’hébreu, ses émois amoureux, la vie en Israël dans les années soixante, et son dialogue avec ses parents pour leur faire comprendre qu’elle a choisi de vivre en Israël. Pays qu’elle ne quittera plus et où elle fondera une famille tout en menant une vie artistique et sous certains aspects de bohème conjuguée à une intense aspiration identitaire et spirituelle. « Jérusalem, une échelle de Jacob où j’essaye de me hisser, degré par degré vers ce rêve messianique, à la fois si proche et si lointain, d’un monde rédimé, d’une patrie terrestre réunifiée à son idéal céleste, ce rêve de milliers d’années ». Elle prendra d’ailleurs connaissance, beaucoup plus tard, à l’Institut Beith Zvi, de ses illustres ancêtres parmi lesquels le rabbin Yehoudah Coriat qui écrivit un commentaire de la Torah d’inspiration kabbaliste : « Maor Vashemesh ».

L’auteure, mère de quatre enfants et maintenant grand-mère, espère traduire en hébreu ses mémoires afin que sa progéniture puisse la lire sur plusieurs générations.

Respect Madame pour le carrousel de votre vie dans lequel on entre en lisant ces pages écrites d’une plume passionnée, élégante et pudique. On attend maintenant le 3ème tome avec impatience.

Enfin, je ne peux manquer de vous signaler un cours récit de Rachel Darmon, Le gâteau de Varsovie (Éditions Folies d’encre), paru il y a quatre ans déjà et on me le pardonnera car c’est un petit bijou d’humour et d’humanité. De courts textes racontent l’enfance de l’auteure ou de son alter égo Annah, née à Paris dans une famille ashkénaze qui a vécu la Shoah. Le texte où elle est invitée chez sa jeune amie sépharade et pratiquante Débo Tolédano est un régal et aurait pu s’intituler : « Le judaïsme séph’ pour les Nuls ». Si vous en avez l’occasion faite vous plaisir en lisant ce petit livre très sympathique!

 

Notes:

  1. Le deuxième tome est disponible chez l’auteure : francoisedenisecoriat@gmail.com
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