Nous sommes tous des Juifs ukrainiens

Sylvie Halpern

Le Fonds de secours pour les Juifs d’Ukraine de la Fédération CJA a déjà collecté plus de 2,5 millions de dollars.

«Ma vision de la vie a complètement changé. Je ne cesse de songer à ces enfants ukrainiens qui traversaient la frontière dans un silence assourdissant », Yair Szlak, chef de la direction de la Fédération CJA.

Nous sommes tous des Juifs ukrainiens

Une famille de réfugiés ukrainiens accueillie à Montréal. (Photo : Fédération CJA)

Nous sommes tous des Juifs ukrainiens

Des enfants réfugiés ukrainiens en compagnie de représentants de la Fédération CJA dépêchés à la frontière ukraino-polonaise. (Photo: Fédération CJA)

Hineni (je suis là)! Depuis le début de la guerre en Ukraine, la communauté juive de Montréal, Ashkénazes, Sépharades… a formidablement répondu présente.

Le 24 mars dernier, un mois jour pour jour après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Yair Szlak, chef de la direction de la Fédération CJA, se trouvait au poste-frontière de Medyka, le principal des neuf points de passage entre la Pologne et l’Ukraine. Les scènes déchirantes auxquelles il a assisté l’ont profondément bouleversé.

« Ma vision de la vie a complètement changé. Je ne cesse de songer à ces enfants ukrainiens qui traversaient la frontière dans un silence assourdissant, en n’emportant avec eux que ce qu’ils pouvaient tenir dans leurs petites mains. Et comment rester indifférent en voyant ces milliers de réfugiés en fuite, traumatisés et privés de leur dignité ?», a confié Yair Szlak à son retour à Montréal.

À la mi-mars, trois Rabbins montréalais, Reuben Poupko, de la Congrégation Beth Israel Beth Aaron de Côte Saint-Luc, Mark Fishman, de la Congrégation Beth Tikvah de Dollard-des-Ormeaux, et Adam Scheier, de la Congrégation Shaar Hashomayim, sise à Westmount, se sont rendus à la frontière polono-ukrainienne pour soutenir les efforts humanitaires sur place et venir en aide aux nombreux réfugiés qui affluaient vers celle-ci.

Il y a 80 ans, les Juifs d’Europe n’avaient nulle part où se sauver. Mais aujourd’hui, parmi les drapeaux du monde entier qui les ont accueillis à la frontière, signe de l’extraordinaire mobilisation de la communauté internationale face au calvaire que vit l’Ukraine, c’est celui d’Israël que ces réfugiés ont vu flotter au vent en premier.

Alors dans son immense peine, Yair Szlak, qui avait été mandaté sur place par les Fédérations juives d’Amérique du Nord, s’est senti fier. Aussi fier que du magnifique sursaut de sa communauté montréalaise qui, à travers toutes ses agences et ses institutions, ses leaders, ses bénévoles et jusqu’au moindre de ses membres, s’est

mobilisée vigoureusement dès le début de la guerre pour apporter son soutien inconditionnel à la communauté juive ukrainienne dévastée.

Quelques jours après le début du conflit, dans le cadre d’une vaste campagne internationale visant à fournir de l’aide humanitaire et protéger la communauté juive ukrainienne et celles des pays voisins, la Fédération CJA lançait un fonds de secours d’urgence pour l’Ukraine.

Quasi instantanément, plus d’un millier de membres de la communauté juive montréalaise y ont répondu généreusement, versant des dons totalisant 500 000 dollars. Trois semaines plus tard, on avait déjà collecté 1,4 million de dollars. À la fin juin, le fonds de secours atteignait plus de 2,5 millions de dollars.

Ces sommes importantes amassées en quelques semaines ont permis à un grand nombre de réfugiés juifs ukrainiens de faire leur Aliyah. Et, à soutenir dans tous les domaines de leur nouvelle vie, ceux qui ont fait le choix du Québec – personnes âgées, jeunes couples ou familles – pour, la plupart, se rapprocher des leurs qui vivaient déjà ici.

Il est vrai que l’argent est essentiel pour répondre aux innombrables besoins des réfugiés ukrainiens, mais il n’est pas tout.

« Les Ukrainiens ont un grand attachement à leur pays, ils nous arrivent avec peu ou pas de moyens, ils ne maîtrisent souvent pas nos langues, et ne connaissent absolument personne ici à part leur famille qui les accueille. Il leur faut tout reconstruire », dit Yael Sousanna, responsable du service Immigration de l’Agence Ometz.

Depuis le mois de mars, l’Agence Ometz a pris en charge une cinquantaine de Juifs ukrainiens à Montréal, arrivés pour la plupart chez un membre de leur famille qui leur a ouvert sa maison, le temps qu’ils se refassent. Et d’autres continuent d’affluer.

L’Agence Ometz accompagne les nouveaux arrivants dans toutes leurs démarches qui sont difficiles quand on débarque, sans avoir pu s’y préparer, de l’autre bout du monde. Pour recevoir l’aide que les deux paliers de gouvernement ont mis en place (3 000$ par adulte et 1 500$ par enfant, versés une fois par le gouvernement fédéral; et au provincial, le droit à l’aide sociale pendant trois mois), ainsi que le statut spécial de résident temporaire qui leur permettra de rester au Canada au maximum pendant trois ans. Pour ouvrir un compte bancaire, obtenir un numéro d’assurance sociale, une carte d’assurance-maladie, pour recevoir leur permis de travail, bénéficier des cours de français mis en place par le gouvernement du Québec, inscrire leurs enfants à l’école ou à la garderie…

« Les Ukrainiens tiennent beaucoup à travailler. Nous les aidons donc activement dans leur recherche d’emploi. Sans parler de leur recherche de logement. Les

personnes âgées restent chez leurs enfants, mais les jeunes couples et les familles ne veulent pas peser sur les leurs ni sur personne, ils tiennent à être indépendants », souligne Yael Sousanna.

Autour d’eux, chacun a fait sa part à l’échelle de la communauté. Dès le mois de mars, un appel a été lancé pour recevoir des biens de première nécessité – manteaux, bonnets, écharpes, gants, chaussettes chaudes, produits de toilette… – qui ont été collectés et emballés par des bénévoles montréalais et livrés aux frontières de l’Ukraine. Tandis qu’à Montréal, l’Agence Ometz a ouvert une petite boutique où les nouveaux arrivants viennent chercher gratuitement les vêtements, les sacs à dos, les produits d’hygiène… dont ils ont besoin.

Pour les appartements comme pour le reste, toute la communauté a été mise à contribution – la CSUQ, le Centre Cummings pour aînés, les synagogues, les écoles …

Beaucoup d’employeurs montréalais se sont proposés pour engager des réfugiés ukrainiens.

La moindre initiative compte car les besoins sont criants. Ainsi celle des passionnés de bons scotchs et de cigares du « Scotch And’Cigar Evening », qui participent annuellement à une vente aux enchères destinée à financer les activités du Centre Ben Weider. Cette année, ils ont décidé d’utiliser toutes les sommes recueillies pour financer l’installation, toutes les dépenses courantes et les études de 25 jeunes femmes ukrainiennes désireuses de venir s’établir à Montréal.

Il est essentiel aussi de créer des liens. L’Agence Ometz multiplie les activités sociales.

« C’est tellement important pour la santé mentale, dit Yael Sousanna. Les Ukrainiens y participent bien. Ils sont curieux de rencontrer des gens, de découvrir notre pays, de savoir comment on vit ici. »

Au printemps dernier, des bus sont partis en direction d’Ottawa pour leur faire découvrir le Festival des tulipes : le prétexte de quelques fleurs, bien sûr, pour essayer de leur changer les idées.

Évidemment, la langue reste un gros obstacle, car ils sont peu nombreux – parmi les plus âgés, en tous cas – à parler l’anglais, et encore moins le français. Qu’à cela ne tienne, des membres de la communauté montréalaise qui parlent russe et ukrainien ont été abondamment mis à contribution. De la même façon qu’à Varsovie – deux des trois millions et demi d’Ukrainiens qui ont fui leur pays ont trouvé refuge en Pologne –, la Fédération CJA a dépêché en avril dernier dans cette ville d’Europe centrale sept bénévoles de sa division de la Philanthropie des Juifs parlant russe (JPR) pour répondre aux besoin juridiques, sociaux et médicaux de ces réfugiés et leur faciliter ainsi un peu la vie.

La directrice de JPR, Oxana Pasternak, elle-même native de Kiev, n’était pas retournée en Ukraine depuis son départ, il y a 25 ans : « Mais, assure-t-elle, nous vivons ce cauchemar ensemble ».

En avril dernier, dix-sept musées de l’Holocauste – lieux de mémoire et témoins de l’Histoire, s’il en est –, dont le Musée de l’Holocauste de Montréal, ont signé une lettre publiée dans le grand quotidien américain The New York Times pour dénoncer les atrocités, la violence et la destruction perpétrées par les Russes en Ukraine depuis le début de la guerre.

« Alors que la Cour pénale internationale enquête sur des allégations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide en Ukraine, le Musée de l’Holocauste de Montréal réitère sa plus totale solidarité avec le peuple ukrainien et se tient aux côtés des communautés canadiennes d’origine ukrainienne dans cette tragique épreuve », a déclaré Daniel Amar, directeur général du Musée de l’Holocauste de Montréal.

Hineni – littéralement : « Me voici, je suis là, j’accepte ma responsabilité morale » – a répondu Abraham à Dieu. Pour les hommes, les femmes et les enfants survivants des terres meurtries de Kiev, de Lviv et d’Odessa, toute la communauté juive montréalaise a su être là.

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