LA GUERRE EN UKRAINE : LE DIFFICILE JEU D’ÉQUILIBRISTE D’ISRAËL. Entrevue avec le géopolitologue Frédéric Encel

« Realpolitik oblige, Israël ne peut pas se fâcher sérieusement avec la Russie de Poutine pour une raison très simple qui n’est absolument pas liée à l’Ukraine, mais à l’Iran »

Elias Levy

Elias Levy

L’agression barbare de la Russie contre l’Ukraine brouillera-t-elle sérieusement les relations entre Moscou et Jérusalem? Quels sont pour Israël et les Juifs russes les enjeux de ce conflit?
Nous avons questionné à ce sujet un spécialiste chevronné de géopolitique internationale et de la Russie, Frédéric Encel.
Docteur en géopolitique, professeur de relations internationales et de sciences politiques à la Paris School of Business et maître de conférences à Sciences Po Paris, Frédéric Encel est l’auteur d’une trentaine de livres sur les enjeux géopolitiques internationaux, la géopolitique d’Israël et de Jérusalem, le conflit israélo-palestinien, les stratégies militaires, la géopolitique de l’énergie…
Son dernier livre, Les voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIe siècle (Éditions Odile Jacob, 2022), est un brillant essai dans lequel ce fin analyste des conflits internationaux dresse un état des lieux de la puissance étatique et de son utilisation maximale dans un monde désormais tripolaire, dominé par les États-Unis, la Russie poutinienne et la Chine communiste. Cet ouvrage a obtenu le prix du livre de géopolitique 2022, décerné par le Quai d’Orsay.
Frédéric Encel a accordé une entrevue à La Voix sépharade.
Celle-ci a été réalisée avant la dissolution de la Knesset par Naftali Bennett et l’annonce de la tenue de nouvelles élections en Israël, le 1er novembre prochain.

Frédéric Encel

Votre analyse de la puissance de la Russie est implacable.

À l’instar du Royaume-Uni et de la France, la Russie est une grande puissance pauvre. Des critères et des paramètres illustrent la puissance d’un pays : une capacité nucléaire militaire, une armée redoutable, un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU… La Russie, ce n’est pas le cas du Royaume-Uni ni de la France, possède de surcroît des réserves énergétiques très importantes. Cependant, la Russie est une grande puissance pauvre parce que naine sur le plan économique et financier. On constate tous les jours son incapacité totale à adopter des sanctions économiques ou financières contre des pays qui s’opposent à sa politique. La Russie ne dispose pas des capacités d’une grande puissance riche. Il n’y a qu’un seul pays au monde dans cette catégorie, et à mon avis encore pour longtemps : les États-Unis.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, Israël s’est escrimé à adopter une position diplomatique équilibrée en essayant de ménager les deux camps adverses.

Realpolitik oblige, Israël ne peut pas se fâcher sérieusement avec la Russie de Poutine pour une raison très simple qui n’est absolument pas liée à l’Ukraine, mais à l’Iran. Depuis presque une quinzaine d’années, Poutine a laissé ouvertement les Israéliens attaquer de manière systématique et très efficace les installations militaires iraniennes établies en Syrie. En échange, les Israéliens ne sont quasiment jamais intervenus militairement contre la Syrie de Bashar al-Assad, ou tout du moins ce qui en reste. Un accord tacito-explicite a été conclu entre la Russie et Israël. Explicite, car quand Benyamin Netanyahou était au pouvoir, il a effectué de nombreuses visites au Kremlin pour régler avec Poutine des questions militaires et stratégiques de premier ordre. Ce dernier n’a jamais reçu aussi souvent un premier ministre ou un président en exercice. Il a même présenté des excuses officielles à Israël pour les propos erratiques tenus par son ministre des Affaires étrangères, Sergeï Lavrov, qui a déclaré abruptement que « Hitler avait du sang juif ».

Les voies de la puissance

Par contre, Yaïr Lapid, ministre israélien des Affaires étrangères, n’a pas hésité à condamner vigoureusement l’attaque russe contre l’Ukraine.

Yaïr Lapid a eu raison de parler de manière sévère de l’invasion russe parce qu’elle est brutale et illégitime. Mais force est de rappeler que ce dernier n’est pas à la tête du gouvernement d’Israël. En principe, si le gouvernement dirigé par Naftali Bennett se rend jusqu’à la fin de sa mandature, d’après l’accord de rotation conclu, Yaïr Lapid sera à son tour premier ministre dans quelques mois. À ce moment-là, je suis prêt à parier qu’il sera moins sévère dans ses propos à l’endroit de la Russie de Poutine. Comme le disait le sociologue Max Weber, il ne faut pas confondre l’éthique de conviction (tant que vous n’avez pas tous les leviers de pouvoir) avec l’éthique de responsabilité (une fois que vous les contrôlez)!

Qu’attendaient Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky de leurs pourparlers avec Naftali Bennett ?

Ce qui m’intéresse, c’est le jeu de miroir, c’est-à-dire ce que Poutine et Zelensky ont tenté d’obtenir rétrospectivement en s’adressant directement aux Israéliens. Le rôle joué par Israël dans le conflit russo-ukrainien est très honorable dans la mesure où ce pays n’a pas vocation de médiateur dans cette région.
Dans une scénographie paranoïaque, Poutine s’est entretenu au Kremlin avec plusieurs chefs d’État, Emmanuel Macron, Olaf Scholz… et même avec son ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, assis au bout d’une table immense d’une longueur de six mètres. Quand il a reçu Naftali Bennett, il s’est assis à côté de lui. Qu’est-ce que ça signifie? Que le premier ministre d’Israël était mieux vacciné contre la COVID-19 que les autres chefs d’États occidentaux qu’il a reçus? En accueillant assez chaleureusement Bennett, il ne s’adressait pas aux Juifs russes, ni aux autres Russes, mais bien aux Juifs américains, sur la base d’un vieux fantasme, partagé en Europe de l’Est et ailleurs, consistant à croire que les Juifs américains sont tout-puissants à Washington. Poutine a utilisé Bennett comme un viatique : en convainquant les Juifs américains de la justesse de la cause qu’il défend, il espérait influer en sa faveur la politique américaine.

Le discours de Volodymyr Zelensky à l’adresse des élus politiques israéliens a été accueilli froidement.

Zelensky a « manié » l’histoire de la Shoah, et implicitement sa judéité, d’une manière malhabile devant la Knesset, le parlement israélien, auquel il s’est adressé. Ça s’est mal passé lorsqu’il a accusé les Russes de perpétrer un « génocide » contre le peuple ukrainien et appelé les Israéliens à « sauver les Ukrainiens comme ils ont sauvé les Juifs il y a quatre-vingts ans ». Les Israéliens, qui n’ont pas la mémoire courte, ne sont pas dupes. Ils apprennent dans leurs livres d’Histoire le terrifiant degré d’antisémitisme meurtrier qui prévalait naguère en Ukraine. Surtout, la brutalité russe contemporaine en Ukraine, ce n’est pas la Shoah, ni de près, ni de loin.

Vladimir Poutine ne cesse de convoquer l’Histoire pour légitimer son obsession de
l’« antisémitisme » et du « nazisme » des Ukrainiens.

La propagande poutinienne, de ce point de vue, est grotesque. Aujourd’hui, en Ukraine, l’antisémitisme est un phénomène marginal. Zelensky, qui n’a jamais caché sa judéité, a été élu au suffrage universel direct lors d’un scrutin sincère et transparent, avec plus de 72 % des suffrages exprimés! Il faut rappeler qu’il y a aujourd’hui plus d’antisémitisme en Pologne, et dans plusieurs pays d’Europe occidentale, qu’en Ukraine.

La guerre qui fait rage en Ukraine aura-t-elle des incidences sur la communauté russe d’Israël ?

La majorité du million et demi de russophones vivant en Israël est très favorable à la Russie, y compris chez ceux d’origine ukrainienne dont la langue vernaculaire était le russe lorsqu’ils vivaient en URSS. Ces derniers s’accordent sur un point d’Histoire : globalement, de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, la Russie s’est plutôt moins mal comportée à l’égard des Juifs que la population ukrainienne, qui a parfois prêté main-forte aux nazis dans leurs exactions antisémites pendant l’Occupation de l’Ukraine par la Wehrmacht. Un grand nombre de Russes nés dans la Russie soviétique, ayant fait leur Aliya au début des années 90, éprouvent une forme de nostalgie culturelle. Ils demeurent attachés à ce que fut culturellement la grande Russie. Cependant, depuis le début de la guerre en Ukraine, la nouvelle génération de russophones, née en Israël, est plus solidaire du peuple ukrainien que celle de leurs aînés.

Les immigrants ne constituent-ils pas un groupe vulnérable dont la santé mentale se détériore après leur arrivée au pays ?

Oui. Lors de leur arrivée au Québec dans les années 60, 70 et 80, les Sépharades ont été aussi confrontés aux difficultés de l’intégration. La première génération d’immigrants sépharades, celle de nos parents, se sentait vulnérable. Elle a transmis son anxiété à leurs enfants. Les groupes d’immigrants successifs ont dû aussi composer avec cette dure réalité. Les études sur cette question sont très éloquentes: les enfants d’immigrants ont des valeurs et des façons d’aborder la vie différentes de celles des Canadiens de la même génération nés au pays. Ce sentiment d’insécurité s’est fortement atténué chez la 3e génération. Le meilleur antidote pour endiguer cette insécurité est de s’appuyer sur des facteurs de protection : la famille, les amis, réaliser qu’on n’affronte pas tout seul les problèmes.

Les sanctions économiques imposées à la Russie s’avéreront-elles efficaces ?

En général, les sanctions économiques ne fonctionnent pas. Celles imposées à l’Iran ont démontré leurs limites. Ces sanctions coûtent cher aussi aux pays qui les décrètent. Cependant, renoncer a cette épée de Damoclès sur des États autocratiques, c’est ouvrir la voie à l’aventurisme, et éventuellement à la sauvagerie, de n’importe quel dictateur ou régime ultra-autoritaire. Les sanctions imposées à Moscou par les pays occidentaux affectent surtout le peuple russe et non pas Poutine. Je ne veux pas faire de l’essentialisme ou du structuralisme, mais je constate que les régimes russes, depuis les tsars jusqu’au nationalisme de Poutine, en passant par les bolcheviks, se fichent complètement du bien-être du peuple russe. Poutine joue à fond cette perception morbide d’un collectif national condamné à souffrir historiquement et géographiquement. C’est aussi pourquoi il se comporte de façon criminelle.

Peut-on envisager une issue positive à ce conflit ?

Poutine finira par proposer ou accepter un cessez-le-feu. Mais celui-ci sera tactique. Je suis moins optimiste sur le long terme en ce qui a trait à la conclusion d’un accord de paix en bonne et due forme. Poutine, qui a déclenché cette guerre principalement parce qu’il ne reconnaît pas l’indépendance de l’Ukraine ni l’existence d’un peuple ukrainien, n’acceptera pas de négocier avec une Ukraine indépendante, et encore moins de conclure un traité de paix reconnaissant ses frontières tout en monnayant l’annexion de pans du territoire ukrainien. Il emploiera la même stratégie qu’il a mise en œuvre quand la Russie a attaqué la Géorgie : laisser pourrir la situation de façon à convaincre son opinion publique qu’il a sauvé les pro-Russes de l’Est du Donbass d’un génocide et qu’il a mis fin à l’entreprise nazie des Ukrainiens.Il laissera à son successeur le soin de poursuivre la reconquête de tout ou partie d’un grand imperium russe mythifié.

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