« La décision » un remarquable roman de Karine Tuil

« Je suis très attachée à mon héritage juif sépharade »

Elias Levy

Elias Levy

Dans son dernier roman, La décision (Éditions Gallimard, 2022), Karine Tuil met en scène une juge antiterroriste ambitieuse et respectée, Alma Revel, qui doit se prononcer sur le sort d’un jeune musulman suspecté d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie. Doit-elle le laisser en liberté conditionnelle ou le maintenir en prison ? Au même moment, elle est confrontée à un autre dilemme, intime celui-ci : empêtrée dans une relation extraconjugale addictive avec un avocat, doit-elle quitter son époux ? Ironie du destin, cet avocat défend le mis en examen…
Passionnant et bouleversant, porté par une intrigue dense, La décision nous tient en haleine jusqu’à la dernière page. Un autre grand tour de force littéraire de cette brillante romancière.
Née à Paris dans une famille juive tunisienne, Karine Tuil est l’une des voix les plus singulières de la littérature française actuelle. Autrice de douze livres, elle s’est mérité, en 2019, deux prestigieux prix littéraires, l’Interallié et le Goncourt des lycéens, pour son précédent roman, Les choses humaines, qui s’est écoulé à 300 000 exemplaires. Adapté au cinéma par Yvan Attal avec, dans les rôles principaux, Charlotte Gainsbourg, Mathieu Kassovitz et Ben Attal.
Karine Tuil a accordé une entrevue à La Voix sépharade.

Karine Tuil

Karine Tuil. (Photo : F.Mantovani-Éditions Gallimard)

Dans vos deux derniers romans, Les choses humaines et La décision, vous explorez des problèmes sociétaux d’une brûlante actualité – le viol et le terrorisme islamique – en disséquant le fonctionnement de la justice. Les affaires judiciaires vous passionnent.

Oui. J’ai toujours voulu être écrivain, mais j’ai une formation de juriste. Ces deux livres ont un point commun : essayer de décrypter la société d’aujourd’hui à travers le fonctionnement ou les dysfonctionnements de la justice. Dans Les choses humaines, pour comprendre la question du consentement sexuel et du viol, j’ai assisté à des procès d’assises, à Paris, pendant deux ans. Dans La décision, je voulais comprendre la façon dont travaille la justice antiterroriste à travers le quotidien de juges d’instruction œuvrant dans ce domaine sensible et très exposé. Ces deux livres ont la même finalité : placer le lecteur dans une position d’observateur et aussi d’acteur du récit. Dans La décision, le lecteur est à la fois dans la tête de la juge d’instruction Alma Revel et dans son bureau quand elle mène les interrogatoires de djihadistes. Pour moi, la littérature est un espace de questionnement.

Votre livre est très bien documenté. Jusqu’à quel point le récit que vous relatez est basé sur des faits réels ?

Pour écrire mes livres, je mène toujours un travail d’investigation et d’immersion pour tenter de comprendre le fonctionnement du milieu que je décris. Pour La décision, j’ai rencontré différents acteurs du monde judiciaire : des juges d’instruction antiterroriste qui ont accepté de me parler de leur quotidien — dans la limite bien sûr de leur déontologie —, un agent du renseignement, des avocats de djihadistes et des présidents de cours d’assises qui ont présidé ces dernières années les grands procès des attentats terroristes en France.

Vous narrez les conflits professionnels et intimes d’une juge d’instruction antiterroriste qui vit une pression constante, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, confrontée quotidiennement à des doutes. Dans son cas, prendre une décision, c’est une dure épreuve existentielle.

Prendre des décisions, c’est le cœur du métier de juge. On imagine l’intensité, la dureté et la difficulté de la prise de décision. Alma Revel est une femme à l’approche de la cinquantaine confrontée à des prises de décisions majeures dans sa vie professionnelle et intime. Son couple se délite, elle envisage de se séparer de son mari, Ezra Halevi, un Juif qui a renoué avec la tradition religieuse orthodoxe de sa famille qu’il avait délaissée pour l’épouser. Pendant l’écriture de ce livre, j’avais en tête une phrase de Claude Lanzmann extraite de ses mémoires, Le lièvre de Patagonie : « Tout choix est un meurtre. » On est tous amenés à faire des choix cruciaux au cours de nos vies. Dans le cas de la juge Revel, ses choix ont une portée particulière : quand elle demande le placement sous contrôle judiciaire d’un jeune de retour de Syrie, donc sa libération conditionnelle ou son maintien en détention, cette décision capitale peut avoir un impact très grand sur la sécurité de la nation, mais aussi sur le devenir de cette personne.

À travers le personnage d’Ezra Halevi, un écrivain, lauréat du prix Goncourt, en plein déclin aux prises avec une crise identitaire profonde, vous abordez la question très sensible du retour du religieux. Pourquoi, ce sujet, que vous aviez déjà exploré dans Les choses humaines, vous intéresse-t-il particulièrement ?

Le rapport à la foi et à la spiritualité et le besoin de donner du sens à une vie dans des sociétés ultra-capitalistes et ultra-libérales, très compétitives, sont des sujets qui m’intéressent. J’ai toujours été fascinée par le parcours de Benny Levy, qui fut le secrétaire particulier de Jean-Paul Sartre. Il est passé de l’extrême gauche à l’orthodoxie juive, de Platon à l’étude du Talmud à Jérusalem. Par l’entremise du personnage d’Ezra Halevi, j’aborde la question du retour à la foi. Ce dernier espère renouer avec sa famille, son histoire et un patrimoine culturel et religieux dont il s’est privé. Son mariage mixte avec Alma l’a amené à renoncer à ce patrimoine. Après l’avoir aimée, il reproche à sa femme de ne pas avoir élevé ses enfants dans le judaïsme. La crise identitaire très forte qu’il traverse est un élément romanesque et conflictuel intéressant, à la fois parce qu’elle montre cet homme chancelant, en rupture, et parce qu’elle est symptomatique d’un phénomène de plus en plus marquant dans nos sociétés contemporaines consuméristes qui est la quête de spiritualité et, parfois, le repli.

La crise identitaire qui ébranle Ezra Halevi n’est-elle pas aussi un signe tangible du retour en force du communautarisme dans une France qui se targue d’être farouchement républicaine ?

J’aime aborder la question de la mixité frontalement, c’est-à-dire en montrant les difficultés qu’elle peut soulever au sein d’une union entre deux êtres issus de confessions différentes. Particulièrement, à la naissance des enfants. Ezra Halevi a un désir de renouer avec son histoire personnelle, qui peut être perçu comme un repli identitaire. Mais, plus que le communautarisme, ce qui m’intéressait, c’était de montrer des points de fractures nées de la mixité, décrire un couple qui s’est vraiment aimé et qui désormais fait face aux dures réalités de la différence. Quand, par exemple, les enfants n’ont pas suivi la voie dont vous rêviez pour eux, quand il y a eu un renoncement à la foi de vos pères et que tout d’un coup, à l’âge mûr, vous vous sentez perdu et nostalgique. Ezra a le sentiment d’avoir renoncé à une partie de lui-même. Sa femme, Alma, se sent assez loin de ses préoccupations. Son retour à la foi est une source d’incompréhension totale pour elle.

Alma Revel essaye de comprendre le processus qui a mené Abdeljalil Kacem à cette haine. Ce dernier a grandi dans un cadre familial ravagé par la violence. Est-ce vraiment l’explication principale de sa radicalisation, tous les damnés de la terre ne deviennent pas des terroristes invétérés ?

Rien ne peut vraiment expliquer la violence meurtrière des djihadistes. Mais en tant que romancière, ce qui m’intéresse, c’est d’explorer la psychologie et l’histoire de mes personnages, de raconter comment, à l’origine de la barbarie, il y a aussi des parcours marqués par le saccage et la violence. Abdeljalil Kacem croit trouver dans la rencontre avec des idéologues islamistes une forme de fraternité et dans la foi une forme d’apaisement. Ces jeunes désarçonnés, en rupture de liens ou qui avaient des carences affectives très fortes, se sont construits sur la violence. Ils sont devenus des proies faciles pour les idéologues islamistes. Mais on ne doit pas généraliser car les profils sont divers.

Ce livre est une puissante réflexion sur la notion du mal.

La question du mal et du passage à l’acte m’intéresse beaucoup. À l’origine, il y a une interrogation très intime puisque moi-même j’ai été confrontée à l’adolescence à la découverte de ma propre histoire: le génocide du peuple juif. Cette révélation a fait naître en moi une incompréhension totale : pourquoi ce peuple a-t-il subi une telle violence ? Au nom de quoi ? Cette incompréhension ontologique a fini par devenir un questionnement lancinant qui traverse toute mon œuvre. Alma Revel cite une phrase de Marie Curie : « Dans la vie rien n’est à craindre, tout est à comprendre. » Mais, elle s’empresse d’ajouter : « Parfois on ne comprend rien. » Elle sait qu’elle ne comprendra jamais rien car il n’y a aucune explication possible à cette violence effroyable.

Êtes-vous attachée à votre héritage culturel sépharade ?

Je suis née dans une famille sépharade traditionaliste. J’ai été élevée dans l’amour de la France. Nous étions Français avant tout ; la question de la judéité et de la pratique religieuse relevait de la sphère intime, qui est longtemps restée cachée. J’ai renoué avec ma judéité en lisant des textes sur la Shoah. À l’adolescence, j’ai ressenti le besoin de me rattacher au judaïsme, de comprendre, de mieux connaître le patrimoine culturel. Plus tard, j’ai découvert certains philosophes comme Emmanuel Levinas et des grands penseurs du judaïsme, tels que Martin Buber, Gershom Scholem… Je suis très attachée à mon héritage juif sépharade.

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