Le jugement des vivants et des morts de Rosh Hashana à Kippour

Les vivants et les morts sont convoqués

Par Sonia Sarah Lipsyc

Sonia Sarah Lipsyc

La tradition juive enseigne qu’à Rosh Hashana, au Nouvel An hébraïque, le Tout-Puissant juge les êtres humains. Les orientations majeures, à l’échelle individuelle comme collective, sont ainsi décidées pour l’année à venir. Il y a possibilité d’interférer dans ce jugement en se ressaisissant par la reconnaissance de ses égarements, petits ou grands, la prière, l’étude, la charité et l’engagement à mieux être et mieux faire. Toute sorte de leviers qui caractérisent la teshouva, littéralement le retour ; le retour aux points des basculements et animé de ce discernement, le désir de rejoindre une voie droite. Différentes stations dans le temps permettent à l’être humain d’accomplir ce chemin, toute l’année et toute la vie, mais plus particulièrement durant les dix jours entre Rosh Hashana et Yom Kippour, suivi en fait de quelques jours supplémentaires jusqu’à Hoshana Rabba, le 7e jour de la fête de Souccot.
Il y a cependant dans le Talmud de Babylone, dans le traité Rosh Hashana 32b, un passage étonnant au sujet du jugement de la gent humaine :
« Rabbi Abahou a dit… Les anges du service se sont adressés au Saint Béni Soit-Il :
– Maître du monde, pourquoi Israël ne récite-t-il pas de cantique devant Toi à Rosh Hashana et à Kippour?
Il leur répondit :
– Le Roi siège sur le trône de la justice, les livres des vivants et des morts sont ouverts et Israël entonnerait un cantique ? »
Rabbi Abahou, ce maître juif du 4e siècle de notre Ère rapporte ici un dialogue entre les anges qui interpelleraient l’Éternel afin de savoir pourquoi le peuple d’Israël (à entendre les Juifs) ne lit pas durant ces deux fêtes le cantique que l’on assimile ici au Hallel. Il s’agit d’une prière de louanges que l’on récite à certaines fêtes ou demi-fêtes et qui est composée de quelques Psaumes du roi David.
La réponse de Dieu est sans équivoque, au moment du jugement, de ces jours que l’on appelle « redoutables » (yamim noraim), cette allégresse ne serait pas à propos car les êtres doivent être mobilisés par l’introspection, la contrition et la réparation de leurs actes.
Les livres des vivants et des morts sont donc ouverts devant Dieu mais le rabbin français Jacky Milewski, dont ces lignes s’inspirent, l’entend ainsi : « Dans un premier mouvement, on comprend que les livres des morts en question sont ceux où seront inscrits les hommes qui mourront dans l’année. Or, certains commentateurs expliquent différemment ce passage : les livres des morts sont les livres où sont inscrits ceux qui sont déjà morts. Ces livres sont de nouveau ouverts à Rosh Hashana et à Kippour, car les morts sont appelés à être jugés une nouvelle fois comme les vivants. L’absence de vie terrestre n’empêche pas les morts d’être de nouveau convoqués au tribunal céleste. » 1

Comment ?

Mais les morts n’ont-ils pas déjà été jugés après leur trépas rejoignant ensuite la place qui leur a été assignée dans le monde de l’au-delà ?

Pourquoi le seraient-ils à nouveau ?

Réponse : à cause des conséquences de leurs actes qui se poursuivent après leur mort, sur une et plusieurs générations.
Et le rabbin Milewski de nous éclairer à l’appui encore de certains commentateurs : « En effet, les conséquences et les effets de certains actes ne s’arrêtent pas avec la mort de leur auteur (…) la suite d’une parole ou d’un geste peut connaître une longue histoire (…). C’est donc chaque année que les morts sont jugés car la Justice céleste prend en considération la chaîne des enchaînements. »
On le voit, selon la tradition juive, rien n’est figé ni de notre vivant par la force de la teshouva ni après apparemment.
Mais s’il y a jugement à ce moment-là, il doit y avoir possibilité de demander pardon et de faire acte de réparation. C’est ce que souligne Israël Meir Kagan (1838-1933), connu sous le nom du Hafetz Hayim : « On rappelle l’âme des défunts à Kippour, car il peut y avoir « kappara » pour les morts. » 2 Kappara signifie expiation au sens de regret et mortification en vue de demander pardon. Et il poursuit : « C’est pourquoi Yom Kippour est en fait écrit Yom Kippourim pour les vivants et pour les morts. » Kippour est en effet écrit ici au pluriel.
Soit. Mais qui peut être dans l’expiation, demander pardon et faire acte de propitiation, c’est-à-dire influer sur la décision divine en ce qui concerne son propre sort? Les morts? Non. Même s’il arrive que l’on fasse appel à leurs mérites comme à ceux des Justes pour appuyer toute requête et prière personnelle, il reste qu’ils ne peuvent plus agir sur leur propre destinée.
Il y a, en effet, dans la tradition juive, cette idée centrale que tout se joue sur terre comme l’exprime à plusieurs reprises le Talmud. Ainsi, Rabbi Simon ben Eleazar a dit : « Fais (le bien) tant que tu en as l’occasion, tant que tu en as les moyens et que c’est encore en ton pouvoir. » 3 C’est ici en quelque sorte que se prépare notre place dans le monde futur, dans un présent considéré comme un passage ou une veille de chabbat 4. Après il est trop tard et le Roi David dans les Psaumes l’exprime plus d’une fois avec regret lorsqu’il vécut des situations comparables à la mort : « Je suis tel un homme qui a perdu toute sa force comme affranchi parmi les cadavres » (Psaume 88;6). Affranchi de la possibilité d’accomplir les commandements et de bonnes actions 5 et donc mort, privé d’augmenter son « capital » spirituel pourtant si déterminant.
L’être humain prépare ici sa place dans le monde de l’au-delà, littéralement le monde qui vient (olam habah). Ce monde futur ou de l’au-delà est dit au présent car c’est un monde que l’on fait advenir chaque instant de notre existence pleinement vécue. Nous bénéficierons du mérite de ce pécule spirituel qui ne nous permettrait pas cependant de répondre au jugement réitéré chaque année 6.
En fait, sur ce point ce sont les vivants qui peuvent agir pour celles et ceux qui ne sont plus de ce monde. Et c’est là, l’une des autres idées fortes de notre tradition : les vivants peuvent œuvrer d’une certaine manière pour les morts. Pas seulement pour leur souvenir ou leur mémoire, mais également, tout aussi paradoxal que cela puisse paraître, pour leur devenir. Tout se passe comme si leur place dans le monde de l’au-delà pouvait encore évoluer au regard des actes que leurs descendants pourraient faire à leur égard.
On le sait, la relation avec un être ne s’arrête pas à son décès. Des choses peuvent bouger au fil des ans et au travers de cette conversation intime que nous avons avec les disparus.
C’est pourquoi la loi juive rappelle qu’il est de coutume d’allumer une veilleuse ou une bougie de vingt-quatre heures la veille de Kippour et de s’engager à faire un don (tsedaka) en la mémoire du défunt. Et précise encore le Rabbi Yossef Karo (1488-1575) dans son recueil du Shoulkhan Arouch, l’opus de la loi juive jusqu’à nos jours : « On rappelle l’âme des défunts à Kippour car les morts bénéficient aussi de l’expiation.» 7 Rappeler au sens de souvenir et de prier. D’ailleurs, il y a, aussi bien dans le rite ashkénaze que sépharade, une prière pour les morts (askarat neshamot) ce jour-là. 8

L’élévation de l’âme dans la tradition juive

Mais ce qui est faisable à ce sujet durant cette période de Rosh Hashana à Kippour, d’une façon intense, l’est aussi tout le reste de l’année. C’est ce que la tradition juive nomme « Ilouy Neshama », l’élévation de l’âme.
Il est possible pour les vivants de faire un certain nombre d’actes qui participeront à cette élévation de l’âme du défunt 9.
Il y a l’allumage des bougies à leur mémoire ainsi que la récitation du Kaddich le jour du calendrier hébraïque de leur départ terrestre, les prières de la Hachkava, pour les Sépharades et pour les Ashkénazes du Yskor et du El Maleh Rahamim. Il y a toujours l’action caritative (tsedaka) si minime soit-elle et l’étude de la Torah. Étude que l’on peut effectuer soi-même, ou en organisant une étude autour de soi, ou en permettant à un groupe de se réunir à cet effet. L’important étant qu’il soit mentionné explicitement que cette étude est faite à la mémoire de la personne disparue.
L’étude du Zohar, ce corpus important de la mystique juive, est particulièrement conseillée, mais aussi l’étude du Talmud dans sa première partie, c’est-à-dire la Michna dont les mêmes consonnes dans un ordre différent sont celles de Neshama (l’âme). Il peut également s’agir de n’importe quelle autre étude juive quelle que soit la modalité (cours, conférence, homélie etc.) et langue dans laquelle elle est donnée.
Précisons que toutes ces initiatives dévolues à la descendance, du ou de la disparue, peuvent également être accomplies par des proches ou des amis, voire d’autres personnes.
Toutes ces actions, notamment celle de donner la tsedaka au nom de la personne décédée, « lui fournit certainement un grand salut et accorde à son âme beaucoup de satisfaction (nachat ruah) » spécifie le Shelah Hakadoch, soit le Rabbin Yeshayahu ben Avraham Ha-Levi Horowitz 10. Elles participent également de l’effort de partager et soulager la peine de son prochain 11.

Conclusion

Ainsi non seulement, tout le long de notre vie, nous bénéficions du mérite de celles et de ceux qui nous ont précédés mais nous pouvons aussi agir en leur faveur.
D’ailleurs cette possibilité qui nous est offerte n’est-elle pas encore un mérite potentiel que nous accorderaient les disparus? Comme le relève l’universitaire Patricia Hidiroglou, aux yeux de la tradition juive, au moment du jugement des vivants, « ce devoir de mémoire et de commémoration est un mérite (pour les vivants) qui leur sera compté aussi dans le jugement de Yom Kippour 12 ».
C’est ce que nous rappelle notamment ce jugement des vivants et des morts, ici liés, durant cette période.

Notes:

  1. Voir Les convocations d’automne. Rosh Hashana et Kippour, PUF, Paris, pp. 58-59 d’où sont tirées les deux citations de cet auteur dans le présent article.
  2. Voir son ouvrage Michna Beroura 621; 18 et 19 d’où sont extraites cette citation et la suivante.
  3. Traité Shabbat 151b de T.B
  4. Voir la Michna des Pirké Avot 4; 16 ainsi que le Midrach Michelé 6
  5. Et Rabbi Tanhoum l’interprète ainsi dans le traité Shabbat 30a du T.B : « Un être humain doit se vouer à l’étude de la Torah et à l’accomplissement des commandements constamment jusqu’à sa mort. Car dès qu’il est mort il est quitte de ces deux obligations et il ne célèbre plus le Saint béni soit-il. »
  6. Même s’il arrive que l’on fasse appel aux mérites des défunts comme à ceux des Justes pour appuyer toute requête et prière personnelle. Mais qui peut prier pour eux si ce n’est les vivants ?
  7. Se référer à la partie Orah Hayim 621 ; 6 du Shoulkhan Arouch.
  8. Il s’agit du Yskor pour le rite ashkénaze ou au sein des synagogues Spanish and Portuguese et d’une prière Achkava insérée dans la prière du Kol Nidré le soir du Kippour pour les sépharades (merci au rabbin Samuel Mellul de cette précision).
  9. L’origine biblique de cette possibilité d’œuvrer pour les disparus se trouve dans Deutéronome 21 ; 8, telle qu’interprétée par Midrach Siffri. Voir à ce sujet l’explication éclairante de Rabennou Behayé (1255–1340) qui écrit que « les offrandes pécuniaires que les enfants font en souvenir de leurs parents défunts sont d’une utilité certaine pour les morts de même quand un fils récite une prière ou un kaddich à la mémoire d’un proche parent décédé. » Traduction du rabbin Elie Munk dans son livre La voix de la Thora sur Deutéronome, Fondation Samuel et Odette Lévu, Paris, 1998 p. 198.
  10. Voir Rabbi Asher Resnick, « L’iluy Neshama: Helping and Maintaining Our Relationship with the Deceased” qui relate que cette citation est rapportée par le Hafetz Hayim dans les notes de bas de page de son livre Ahavat Chessed 2; 15 sur https://outorah.org/p/71746/
  11. Concept connu sous le nom de « nasso ‘ol havero ». Voir à ce sujet la Michna des Pirké Avot ( Maximes des Pères ) 6; 6 et l’article précité du rabbin Asher Resnick
  12. Se référer à « Nourriture des vivants, mémoire des morts dans les sociétés juives » dans Ethnologie française 2013/4 (Vol. 43), pages 623 à 632 sur https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2013-4-page-623.
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