Entrevue avec le romancier Marc Levy

« Aucun peuple ne devrait être le détenteur du mot « génocide » »

Elias Levy

Elias Levy

Véritable phénomène de l’édition — 50 millions de livres vendus, traduits en 50 langues — Marc Levy est l’auteur français le plus lu dans le monde.
Le voici de retour en force avec le troisième volet, Noa (Éditions Robert Laffont-Versilio, 2022), des aventures des héros hackeurs de sa passionnante saga intitulée 9 — les 2 premiers tomes se sont écoulés à 1 million d’exemplaires —. Cette fois-ci, ces cracks du piratage informatique défient avec une hardiesse inouïe un dictateur impitoyable gouvernant d’une main de fer la Biélorussie.
Ce roman est aussi une ode poignante à la liberté des peuples à un moment charnière de l’Histoire où la démocratie n’a jamais été aussi fragile. Subjuguant et d’une brûlante actualité.
Très engagé dans l’action humanitaire pendant plusieurs années, Marc Levy est aujourd’hui Ambassadeur de la Croix-Rouge.
Il a accordé une entrevue à La Voix sépharade lors de son récent passage à Montréal.

L’actualité la plus brutale a rattrapé les membres intrépides du « Groupe 9 ».

9, Marc Levy
J’ai terminé d’écrire Noa une semaine avant que la guerre en Ukraine n’éclate. Je sentais poindre ce conflit, tout comme je sens venir une révolution en Biélorussie. La chute prochaine du dictateur Alexandre Loukachenko est un scénario de plus en plus plausible. Quand Volodymyr Zelensky martèle : « On ne vous demande pas de mourir pour nous, mais nous, Ukrainiens, mourrons pour vous », il dit la vérité. Si l’Ukraine triomphe sur la Russie de Poutine, les autocrates vont passer de très mauvais moments. Par contre, si Poutine réussit à anéantir l’Ukraine, le reste de l’Europe en souffrira énormément et le maître du Kremlin poursuivra impunément ses desseins impérialistes.

Vous avez mené une longue enquête avant d’écrire cette trilogie romanesque.

Je me suis appuyé sur les travaux de grands reporters d’investigation qui m’ont inspiré les personnages du « Groupe 9 ». Un travail d’enquête très fouillé, né en 2016 de suspicions, dont les révélations ont été fracassantes : le scandale Cambridge-Analytica, qui a révélé que les données personnelles de millions d’utilisateurs de Facebook ont été collectées et utilisées à des fins politiques; les alliances scellées entre les oligarchies d’extrême droite anglaise, américaine et russe; les motivations de Poutine quand il s’allie à Bashar al-Assad pour massacrer la population civile syrienne afin de provoquer un flux migratoire pour déstabiliser les pays membres de l’Union européenne; l’ingérence de la Russie dans les élections américaines…
Cette déconstruction des démocraties a comme objectif de recréer un nouvel ordre mondial. Si ces despotes parviennent à leur fin, les 60 années de démocratie qui ont succédé à la Deuxième Guerre mondiale ne seront plus alors qu’une parenthèse dans l’Histoire. Après avoir interdit des livres qui les dérangent, ces ennemis de la liberté s’échinent à réécrire le passé. C’est ce que font aujourd’hui des élus politiques républicains américains.

Marc Levy. (Photo : David Ken-Éditions Robert Laffont-Versilio)

Marc Levy. (Photo : David Ken-Éditions Robert Laffont-Versilio)

L’avenir des démocraties vous préoccupe beaucoup.

Indéniablement. La déconstruction des démocraties en tablant sur la désinformation et la division, c’est un projet de longue haleine mené avec entrain par la Russie de Poutine, qui s’est alliée aux mouvances ultraconservatrices, et surtout aux oligarchies du XXIe siècle. La phénoménale collecte de données, dont nous sommes tous l’objet dans la plus grande impunité, a permis, comme dans le cadre de Cambridge-Analytica, un microciblage des populations. Celui-ci avait une finalité précise : polariser des populations.
Ce qu’on vient de vivre avec la COVID-19 est extrêmement révélateur de ce phénomène délétère. Le port du masque est devenu un sujet de polarisation et de radicalisation politique. Aux États-Unis, des gens en sont venus aux armes. Pourquoi et comment s’est construite cette polarisation de la société américaine? Sur l’ignorance et la désinformation. Quand le corps médical nous informe, des adeptes des thèses complotistes en tirent profit pour nous désinformer et tourner en dérision les recommandations sanitaires des plus éminents experts médicaux. Ces campagnes de désinformation, très bien organisées, instillent le doute dans la population. À qui profite la division de la société américaine? Principalement aux ennemis de l’Amérique. Si je suis un ennemi du Canada, ce que je peux faire de mieux, c’est diviser la population canadienne.

Comment contrer cette désinformation très néfaste?

C’est une question que je me suis longuement posé. En fait, j’ai compris qu’à l’école, on n’apprend pas aux enfants ce qu’est la démocratie, il n’y a pas de cours de démocratie. Il faudrait enseigner à nos enfants pourquoi la démocratie est fragile, au lieu de leur faire croire que c’est un acquis. C’est un des grands sujets de société qu’il faudra aborder pour les générations à venir : instituer des cours de démocratie. L’apprentissage de l’histoire de l’apartheid a été le meilleur antidote contre l’apartheid.

Comment l’héritier de la Shoah que vous êtes a-t-il réagi lorsque le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a déclaré que « Poutine est en train de perpétrer un génocide en Ukraine » ?

Je suis gêné par le monopole du mot « génocide », dont aucun peuple ne devrait être le détenteur. Très franchement, si vous avez l’intelligence du cœur, l’usage du mot « génocide » doit avant tout faire comprendre le drame humain qui se joue derrière la barbarie russe. En tant que descendant de la Shoah, je vous donne les droits de ce mot, je vous le prête ! Je n’ai pas hésité à dire à mes amis israéliens qui s’indignent de l’usage du mot « génocide » par Zelensky : « Vous devriez être d’abord outrés par les centaines de cadavres de gamins ukrainiens innocents, ensuite nous nous assiérons autour d’une tasse de thé pour discuter de sémantique! » En réagissant de la sorte, ils desservent très mal la cause du judaïsme. Tout comme je suis agacé par le débat qui nous oppose à la Turquie depuis 50 ans sur l’usage du mot « génocide » dans le cas du peuple arménien. Appelez cette hécatombe un « massacre » si vous voulez, ce n’est pas ce débat sémantique futile qui ressuscitera pour autant les morts et apaisera le chagrin du peuple arménien.

L’obsession de Poutine de « dénazifier » l’Ukraine ne relève-t-elle pas d’un délire pathologique?

Poutine fait aujourd’hui ce que Goebbels, le maître d’œuvre de la propagande du IIIe Reich nazi, a fait jadis. Je rappelle dans le livre que les dictatures fonctionnent toujours sur le même principe : inventer un ennemi invisible pour fédérer la haine d’une population contre lui. Je compte un large lectorat en Russie, où je suis allé souvent. Je suis conscient que si j’y remettais les pieds, je serai certainement arrêté. Poutine est un barbare qui a participé sans la moindre gêne au massacre des populations civiles syriennes. Il claironne aujourd’hui qu’il va libérer l’Ukraine des nazis. Quelle grande foutaise! C’est comme si Hitler nous disait qu’il allait sauver les Juifs! À un moment donné, il n’y a plus de limite à l’indécence chez un barbare.

Votre livre est un vibrant hommage à tous les résistants luttant farouchement pour la liberté.

C’est tout le propos de ce livre. Chacun d’entre nous, à notre échelon, est détenteur d’une partie de cette résistance. Nous sommes tous les gardiens de la démocratie. C’est ce que j’ai raconté dans le roman Les enfants de la liberté, relatant les faits d’armes audacieux de mon père et de ses compagnons durant l’occupation nazie de la France. La résistance ne se déroule pas toujours dans la grandiloquence, ce sont aussi de petits gestes du quotidien. Par exemple : ouvrir simplement une porte pour laisser entrer un Juif persécuté pendant qu’il y avait une rafle. Ça, c’était un acte courageux de résistance. C’est cette étincelle qui fait de nous un résistant ou un Lacombe Lucien, personnage du film éponyme mémorable de Louis Malle narrant l’histoire d’un jeune Français devenu milicien. On peut basculer en une seconde : être un collaborateur ou un résistant. L’Histoire ne serait pas la même si pendant la rafle du Vel’ d’Hiv les policiers français avaient dit : « Non »; si, aujourd’hui, les journalistes de la télévision russe disaient « Non » à Poutine. Ce dernier ne pourrait pas les mettre tous en prison.

Craignez-vous le pire pour le peuple ukrainien?

Mon père est entré dans la résistance en 1941. Il fallait une sacrée dose d’optimisme pour se dire qu’on allait vaincre Hitler et les forces nazies qui occupaient alors toute l’Europe. Celles-ci étaient bien plus puissantes que ne le sont aujourd’hui les armées de Poutine en Ukraine. Oui, j’ai envie d’être optimiste, en dépit du fait que les dernières nouvelles en provenance du Donbass sont inquiétantes.

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