L’Iran avant, c’était comme ça !
Après l’Irak, c’est au pays de la Rose et du Rossignol que vit depuis 26 siècles la plus vieille communauté juive du monde. Alors avant l’ère des Ayatollahs, elle en a vu d’autres!
C’est un ouvrage d’amateur, au sens fort du mot. Car à chaque détour de phrase, on sent combien Nasser Rassekh a aimé le pays où il est né et qu’il a dû quitter peu après la Révolution islamique pour venir s’installer au Québec en 1982. Longtemps directeur des écoles de l’Alliance israélite, comme son père qui y a également enseigné pendant une soixantaine d’années, il a été un témoin privilégié de toute la richesse de cette communauté et de tout ce qu’elle a apporté à l’Iran moderne. Mais son Précis de l’histoire des Juifs d’Iran 1, qui a récemment paru ne s’en tient pas qu’aux glorieuses années du 20e siècle où les Juifs se sont enfin vus reconnaître comme minorité religieuse et ont pu déployer leurs ailes pour profiter eux aussi de la prospérité des années de la dynastie Pahlavi. Ce livre touchant traverse avec émotion 26 siècles d’« une odyssée somptueuse parsemée de sévices et d’amertume », comme il l’écrit, celle de la plus ancienne communauté juive du monde après celle de l’Irak.
En fait, c’est un devoir de mémoire, le souci de raconter une longue histoire qu’il estime mal connue et que la géopolitique actuelle a tendance à nous faire oublier. Nasser Rassekh dédie d’ailleurs ce livre à ses ancêtres « proches ou lointains qui, en dépit des privations et des épreuves, ont courageusement et tenacement préservé, avec beaucoup d’abnégation, leur croyance, leur identité, leurs valeurs et leur culture juives ».
Juifs d’Iran dans la Bible et l’Antiquité
L’histoire des Juifs d’Iran remonte très loin, raconte-t-il : à 538 av. J.-C., lorsque Cyrus le Grand a fondé l’Empire perse qui s’étendait à tout le Proche-Orient et dont la terre d’Israël a fait partie pendant des siècles. Il rappelle d’ailleurs que dans le Livre d’Esther – dont le mausolée ainsi que celui de Mordechaï est à Hamadan, la ville de villégiature où la Cour passait ses étés et où l’auteur est né au début des années 30 -, il est question d’un empire couvrant 127 États, de l’Inde jusqu’à l’Éthiopie. Un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais et où les choses ont semblé bien commencer puisque Cyrus autorisa les Juifs à retourner en Israël et à reconstruire le Temple de Jérusalem.
« Jusqu’à la victoire d’Alexandre le Grand, en 330, l’Iran était vraiment une terre bénie pour les Juifs », dit Nasser Rassekh. Et à cette rare époque glorieuse, dans la galaxie des personnages importants, il mentionne en tout premier lieu l’action conjointe de deux grands Juifs iraniens : Ezra et Néhamia. Ezra le scribe qui, envoyé par le Roi à Jérusalem muni d’une grande quantité d’or et d’argent, y a été dévasté par l’assimilation des populations juives et l’insécurité dans laquelle elles vivaient, et s’est battu pour les recentrer dans leur patrie retrouvée. « Depuis la destruction du Temple, commente l’auteur, les Juifs pensaient qu’ils n’avaient plus de patrie et toute l’action d’Ezra leur a redonné de l’espoir ».
Quant à Nehamia, c’était le chef des échansons du Roi, l’homme de terrain qui a convaincu le souverain de reconstruire Jérusalem en ruines. Nasser Rassekh relate qu’à peine arrivé à Jérusalem, Nehamia réunit les chefs du peuple, leur propose de « tout reconstruire afin que la ville ne soit plus honteuse », et les travaux commencent tout aussitôt. Sauf que systématiquement, les Sumériens s’attaquaient aux ouvriers et tout ce qui était construit le jour était détruit la nuit. Nehamia a alors eu l’idée de diviser les travailleurs en deux – les uns construisaient, les autres surveillaient – et employa même des trompettistes pour alerter les travailleurs de l’arrivée des ennemis. Ainsi les travaux avancèrent rapidement et Nehamia fut nommé gouverneur de Jérusalem…. Ezra a assisté à la grande cérémonie de la fin de la construction du Temple. Quant à Nehamia, comme il l’avait promis au Roi, il est rentré en Iran après avoir confié la gestion du pays à une assemblée formée de l’élite du peuple juif.
Sous domination de l’islam
La conquête arabe de 642 apr. J.-C. a tout changé. Dans ce pays majoritairement zoroastrien jusque là, les Juifs, s’ils n’ont pas été massacrés, se sont retrouvés dhimmis (méprisables et inférieurs) et assujettis au djazieh, la taxe dont étaient frappés les mécréants. Mais cela ne les a pas empêchés de prospérer, souligne Nasser Rassekh en citant les Cahiers de l’Alliance : « Ils avaient une liberté complète dans le domaine économique et ont développé leurs activités dans différentes branches d’artisanat. À partir du 10e siècle, les Juifs s’adonnent au prêt et aux activités bancaires, en particulier pour le compte des califes et des vizirs : ce sont les jahabidha qui ont parfois un rôle politique et qui équipent les armées. Durant les six siècles de la domination islamique sur la Perse, les Juifs connaissent une remarquable expansion géographique : des communautés juives iraniennes essaimeront vers des endroits aussi lointains que la Chine ».
Mais au 13e siècle sont arrivés les Mongols, bientôt suivis de Tamerlan, qui n’ont laissé en vie aucun homme rencontré sur leur passage et pour effrayer les populations, érigeaient des « minarets de crânes » dans chaque ville traversée. Quelques décennies plus tard, un signe distinctif était inventé pour les Juifs et d’une des nombreuses occupations à l’autre – arabe, turque, mongole – relate Nasser Rassekh, « l’oppression des Juifs d’Iran est entrée dans les mœurs et ne s’est plus démentie jusqu’aux débuts du 20e siècle ».
La répression a connu son apogée en 1502 lorsque, chassant les envahisseurs, la dynastie Safavide arrive au pouvoir et que le nouveau Roi proclame l’indépendance chérie pendant des siècles par les nombreux poètes iraniens et fait souffler un vent de renouveau et de nationalisme chauvin. Du coup, jusqu’à l’Iran qui est à des milles de Tolède, les idées voyagent plus vite que la lumière. Et une décennie après l’Inquisition, il a suffi que le Chah écoute un jour l’ambassadeur d’Espagne lui vanter les secrets de son pays pour établir l’unité nationale, pour qu’il y trouve l’inspiration.
Aussitôt, le Jâm-é-Abbassi, le Statut des Juifs, est promulgué en douze points et ouvre l’ère de l’institutionnalisation de l’antisémitisme. Ainsi, Nasser Rassekh donne en exemple le 12e point : « Les Juifs n’ont pas le droit d’imiter la tenue vestimentaire des musulmans et ils sont tenus de porter une rouelle jaune ou rouge sur leurs poitrines. Ils n’ont pas le droit de monter à cheval et s’ils montent sur un âne, ils n’ont pas le droit de l’enfourcher. Ils n’ont pas le droit de porter des armes. Sur les voies publiques, ils doivent passer furtivement sur le côté de la rue. » Quant aux femmes juives, comme les prostituées, elles ne doivent pas se couvrir le visage.
À l’époque contemporaine
Ce climat de persécutions et d’interdits a duré pendant des siècles, décrété en haut et religieusement appliqué en bas. Moussa Rassekh, le père de l’auteur qui était né en 1896, lui a par exemple raconté que les jours d’hiver, les femmes musulmanes se postaient parfois devant la porte de leurs maisons, attendaient les enfants juifs en route vers l’école et leur versaient un seau d’eau sur la tête. « Les pauvres enfants, déjà grelottants de froid, avaient tous leurs vêtements mouillés, transformés en morceau de glace qui les enveloppait et leur collait à la peau. Mais ils n’avaient pas d’autre choix que d’aller à l’école. »
Pourtant, les Juifs n’ont pas émigré. « Où est-ce qu’ils auraient pu aller? demande Nasser Rassekh. En Russie qui était tout aussi antisémite? En Europe? Ils n’en avaient pas toujours les moyens et d’ailleurs ils n’y étaient pas particulièrement bienvenus! » Alors ils ont tenu bon, en attendant des jours meilleurs. Et ces jours ont fini par arriver. Déjà en 1906, avec l’avènement d’une nouvelle monarchie constitutionnelle qui a rétabli les Juifs dans leurs droits. Mais surtout, l’ouverture des écoles de l’Alliance israélite dont l’auteur a été directeur pendant 23 ans et qui, selon lui, a tout changé : « Bien sûr que c’est important d’avoir des droits, dit-il, mais ça l’est encore plus d’avoir des connaissances et ce réseau de l’Alliance a sauvé les Juifs d’Iran. Il a non seulement fait œuvre d’éducation, mais surtout d’émancipation qui a littéralement métamorphosé la communauté et l’a libérée. Après des siècles d’avilissement, les Juifs d’Iran se sont réveillés, ils ont retrouvé leur orgueil et leur estime de soi. »
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il n’y a pas eu de déportations ni de camps en Iran. Mais ce pays qui s’est toujours revendiqué pur aryen n’a pas été en reste. En 1941 – Nasser Rassekh avait dix ans – il se souvient très bien que le voisin musulman écoutait tous les soirs l’émission en persan de Radio-Berlin qui vantait l’avancée des troupes allemandes au sud de l’Ukraine, puis vers les puits de pétrole de Bakou, et martelait comme un leitmotiv : « Chers Iraniens, chers Aryens, nous ne sommes qu’à quelques jours pour que notre armée arrive à vos portes pour venir vous saluer. Finissez-en avec ces Juifs, ces sangsues qui vous entourent. Vous avez nos félicitations à l’avance. »
Puis les jours radieux sont revenus. À partir de 1953, le pays a connu une nouvelle ère de prospérité, un boum économique qui a abondamment bénéficié aux Juifs comme aux autres. Jusqu’à ce que dans les années 70, tout bascule de nouveau au pays de la Rose et du Rossignol. Mais ça, c’est une autre histoire dont Nasser Rassekh, avec de l’émotion dans la voix, n’a vraiment pas envie de parler 2.
Notes: