Les combats judiciaires de Georges Bensoussan dans une France du déni. Entretien

Elias Levy
Elias Levy

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« Étrange acharnement dans une affaire où celui qui dénonce l’antisémitisme arabo-musulman est vilipendé comme raciste et envoyé devant les juges »

 

« Le seul crime de Georges Bensoussan, c’est sa clairvoyance et son engagement. Il témoigne, tout au long de son œuvre, de deux qualités : la lucidité et le courage, qui dans l’action politique ne sont rien l’une sans l’autre, mais qu’il est si rare de rencontrer ensemble », écrit le député historien, essayiste et journaliste français Jacques Julliard dans la préface du dernier livre de Georges Bensoussan, Un exil français. Un historien face à la justice (Éditions L’Artilleur, 2021).

Historien, auteur de plusieurs livres majeurs sur l’histoire de la Shoah, du sionisme et des Juifs des pays arabes et ancien responsable éditorial du Mémorial de la Shoah de France, Georges Bensoussan relate ses quatre années éprouvantes de combats judiciaires dans ce livre remarquable, audacieux et précis.

Il a accordé une entrevue à La Voix sépharade.

Vous avez été pendant quatre ans l’objet d’un grand acharnement judiciaire de la part de plusieurs organisations islamistes et antiracistes. Que vous reprochaient-elles?
J’ai été poursuivi par le parquet fin 2016 pour « provocation à la haine raciale » sur dénonciation d’une organisation islamiste, le Collectif contre l’islamophobie en France (CICF), aujourd’hui dissoute après l’assassinat en octobre 2020 d’un enseignant, Samuel Paty, par un jeune musulman « radicalisé » (sic). Ce qu’on m’a reproché : les propos tenus en 2015, lors de l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut, sur la radio France Culture. J’évoquais alors l’antisémitisme qui prévalait dans certaines des familles issues de l’immigration arabo-musulmane en France, en reprenant le constat du sociologue français d’origine algérienne Smaïn Laacher, qui déclarait dans un documentaire auquel j’avais participé moi-même (et diffusé quelques semaines plus tard à la télévision) : « Cet antisémitisme, il est déjà proposé dans l’espace domestique et il est quasi naturellement déposé sur la langue, déposé dans la langue… Une des insultes des parents à leurs enfants, quand ils veulent les réprimander, il suffit de les traiter de Juifs. Bon, mais ça, toutes les familles arabes le savent. C’est une hypocrisie monumentale que de ne pas voir que cet antisémitisme, il est d’abord domestique. Il est comme dans l’air qu’on respire. » Dans le cadre d’un débat m’opposant à un contradicteur agressif et méprisant, en me référant au propos de Smaïn Laacher, j’utilisai, moi, une autre métaphore : « Dans les familles arabes, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère ».

On vous a alors accusé de prôner un racisme de nature génétique.
Le constat était d’ordre culturel, ce que les juges ont bien compris. Mais pour me traduire devant un tribunal, il fallait tronquer mon propos, transformer le lait en sang et faire de la transmission généalogique dont je parlais une transmission génétique, caractéristique du racisme. Les parties civiles vont s’abstenir de citer Smaïn Laacher. Plus encore, ce dernier demande un droit de réponse à France Culture qui le lui accorde sur le champ, parlant d’« ignominie » à mon propos, en transformant, lui aussi, le lait en sang.

Vous avez remporté trois victoires claires en justice.
J’ai été relaxé trois fois par la justice : en première instance, en appel et par la Cour de cassation. Un épisode difficile et violent de ma vie, certes, mais révélateur à commencer par ce fait majeur : c’est le parquet, c’est-à-dire l’État profond, qui initie le procès et fait appel de la relaxe. Étrange acharnement dans une affaire où celui qui dénonce l’antisémitisme arabo-musulman, ce secret de polichinelle, est vilipendé comme raciste et envoyé devant les juges. C’est la France de Houellebecq, entre Père Ubu et Kafka.

Votre procès n’avait-il pas une finalité plus politique que judiciaire?
Vous avez raison. Ce fut un procès politique de bout en bout qui a rencontré un écho important dans la communauté juive de France. Pourquoi la « rue juive » m’a-t-elle exprimé son soutien? Parce que nombreux furent ceux qui comprenaient que ce procès parlait de leur avenir en France. Seule une petite fraction de notables israélites à l’ancienne, une bourgeoisie financière soucieuse de ses intérêts de caste, m’a tourné le dos. L’histoire la jugera. Comme elle jugera la direction du Mémorial de la Shoah qui a estimé plus prudent de ne pas renouveler mon contrat. Un Juif qui dénonce l’antisémitisme arabo-musulman dans l’institution qui se veut à la pointe du combat contre l’antisémitisme? Il fallait faire cesser ce scandale.

Durant votre procès, vos accusateurs se sont surtout acharnés à discréditer votre travail d’historien et d’intellectuel.
Mon affaire illustre la réalité de cette partie de la gauche qui a érigé les arabo-musulmans en figures archétypales de la victime. Les islamistes ouvrent le feu, le gauchisme culturel les relaie. Ce procès fut pour moi l’occasion de comprendre que ce qui taraudait ce petit monde n’était pas mes travaux sur la Shoah ou le sionisme, ni même l’ouvrage que j’ai coordonné, Territoires perdus de la République, mais mon livre sur la fin des Juifs en pays arabes[1]. En éclairant les raisons d’un déracinement si massif, j’avais brisé l’illusion de la « lune de miel judéo-arabe » et mis à nu la vacuité de ce « vivre ensemble » qui est surtout un côte à côte et parfois un face-à-face.   Le départ des communautés juives du monde arabe n’avait pas de rapport direct avec la création de l’État d’Israël. C’était d’abord le résultat du choc entre une modernité émancipatrice et un univers mental qui ne conçoit le Juif qu’en position dominée. Le divorce était inévitable. En faire porter la responsabilité au sionisme, c’est épouser la propagande arabe et, du même coup, se voir adoubé par ce gauchisme culturel qui domine encore le monde médiatique français. Pour cette doxa, il importait de démontrer que si le « vivre ensemble » avait jadis régné dans le monde arabe, ce modèle sociétal demeurait donc valable dans la France d’aujourd’hui. Un leurre quand on sait que, depuis vingt ans, la communauté juive de France, qui a perdu près de 100 000 de ses membres, vit souvent en position d’« assiégée ».  

Selon vous, la France est en plein déni de réalité ?
Pour voir ce qui s’étale sous nos yeux, il faut surmonter préjugés et habitudes de pensée. Mais le refus de voir est plus reposant et se mue rapidement en condamnation morale et en vocabulaire stigmatisant : « infamie », « climat nauséabond », accolé à l’inévitable étiquette d’« extrême droite ». Ce refus de voir et de nommer aboutit présentement aux 35 % d’intentions de vote en faveur du « fascisme ».

Le terrorisme intellectuel dont vous avez été victime est-il un phénomène répandu dans la France de 2022?
Ce terrorisme intellectuel, héritier de l’ancienne domination de la culture communiste, est le réceptacle de la régression intellectuelle venue des campus américains. Il aboutit à cette Woke et Cancel culture qui génère un climat évoquant l’atmosphère bêtifiante de moralisme du régime de Vichy, ou l’Ordre moral mac-mahonien qui suivit la Commune de Paris (1871). En France, le débat intellectuel serein a vécu. Nul besoin de censure. L’autocensure suffit, la crainte de s’exprimer et de se voir taxer de « racisme » ou de « fascisme » est telle que beaucoup se taisent ou ne s’expriment plus qu’en cercles privés et sûrs. Nous vivons une forme intellectuelle d’occupation menée par les ténors d’un antiracisme dévoyé qui s’emploient à faire taire toute voix discordante. Au nom bien sûr de la liberté d’expression. Cet antifascisme d’opérette, qui chaque matin rejoue la « guerre civile espagnole », est l’arme la plus efficace de la bourgeoisie française pour déconsidérer les milieux populaires et les faire taire en les renvoyant à leur « xénophobie » et à leur « fermeture d’esprit ». 

Le phénomène Zemmour est-il la résultante de ce grand déni de la réalité sociale?
Le phénomène Zemmour est la rançon de quarante ans de déni d’une situation créée par les classes dominantes, économiques et culturelles, droite et gauche socialiste confondues. Cette réalité sociale irrécusable, souvent dramatique, s’étale sous les yeux des classes populaires et des classes moyennes auxquelles on répond lorsqu’elles évoquent la dégradation de leur pays : « Vos propos font le lit du fascisme ». Un déni de souffrance si puissant qu’il ne pouvait qu’offrir un boulevard de notoriété à un homme aussi désinhibé qu’Éric Zemmour.

Pourquoi Éric Zemmour s’emploie-t-il à blanchir la France de Vichy?
Zemmour est le Golem du décret Crémieux, un Juif originaire d’Algérie, Français depuis 1870, et à ce point enivré de sa francité qu’il tend à blanchir la nation idolâtrée. Inutile de revenir sur l’antisémitisme intrinsèque du régime de Vichy, sa participation (même indirecte et involontaire) à la « Solution finale » par l’entremise des fichiers, des rafles et des camps d’internement. Par ailleurs, quand Zemmour déclare qu’on ne saura jamais si le capitaine Dreyfus était innocent, on frôle l’infamie. Au Juif soumis devant la peur des arabo-musulmans qui finit par épouser leur discours répond, en miroir, le Juif soumis devant l’ultra-droite à laquelle il adresse un signe de connivence. Dans les deux cas, ce qui se donne à voir est la même tragédie de l’aliénation diasporique.

Les Français et leurs gouvernants ne sont-ils pas plus conscients du nouvel antisémitisme depuis janvier 2015, quand ils ont subi aussi les affres de la violence djihadiste?
L’antisémitisme n’est plus nié, il est dénoncé. Pour autant, il est rare qu’on désigne les antisémites qui tuent alors que depuis le début des années 2000 la France est le seul pays d’Europe où seize Juifs ont été tués parce que Juifs.  Si l’antisémite est issu de l’extrême droite, il aura affaire à une condamnation unanime. Mais s’il est de culture musulmane (ce fut le cas pour les seize assassinats), un silence gêné s’installe, voire, pire, ceux qui montrent du doigt les « nouveaux antisémites » seront accusés d’« essentialiser les Arabes ».

Songez-vous à quitter définitivement la France?
Tourner la page de cette histoire, oui, quitter la France, non, en dépit du pathétique que ce pays inspire quand on le regarde d’un peu loin, comme c’est souvent mon cas désormais. Alors, pour reprendre un titre célèbre, on balance entre « le chagrin et la pitié ». Mais l’histoire de cette nation, ses combats, sa langue dépassent la mièvrerie de ses élites actuelles, et leur « vivre-ensemble-citoyen », ce slogan aussi crédible que l’était jadis « l’avenir radieux » des régimes communistes. Parce qu’il reste des combattants en France, tout un peuple, il faut continuer à s’y battre en espérant un sursaut libertaire contre cet ordre bourgeois qui, fardé en « camp du bien », l’étouffe littéralement.

[1] Juifs en pays arabes. Le grand déracinement 1850-1970, Tallandier, 2012

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