Imma Hbiba. Dictionnaire français judéo – marocain.Entretien avec Jacques Chetret.

Par Sonia Sarah Lypsic

Sonia Sarah Lypsic

 

 

 

 

 

 

 

 

Jacques Chetret, natif du Maroc, réside aujourd’hui en Belgique après avoir vécu dans plusieurs pays en Amérique du Nord et en Asie. Ingénieur, arrivé à l’âge de la retraite, il a plongé dans sa mémoire pour retrouver la langue de son enfance, le judéo-marocain et laisser en héritage le fruit de ce cheminement aux lecteurs.trices de son ouvrage. Son titre Imma Hbiba est celui de l’une de ces arrière-grands-mères, mais comme je le relève, et il acquiesce, ces deux mots peuvent aussi se traduire par « maman chérie », le lien qui nous unit à une langue maternelle.
Il a accepté très aimablement de répondre à nos questions pour le LVS.

Dans quel contexte avez-vous entendu le judéo-arabe, et plus précisément le judéo-marocain?
Dans un contexte familial, bien sûr. Ma famille est originaire de la région de Casablanca du côté maternel et de la région de Settat du côté paternel. J’ai connu mon arrière-grand-mère Imma Hbiba, décédée disait-on à 104 ans, mais l’état civil de l’époque était approximatif. Elle ne parlait qu’une seule langue, le judéo-arabe du Maroc qui était aussi la langue maternelle de mes grands-parents du côté maternel, les seuls d’ailleurs que j’ai connus. Ma grand-mère parlait également le judéo-espagnol et mon grand-père un peu le français. Quant à mes parents, ils parlaient couramment le judéo-marocain et le français.

Jacques Chetret

Parliez-vous vous-même le judéo-arabe dans votre enfance?
Né à Casablanca en 1941, j’ai toujours entendu mes parents parler le judéo-arabe, entre eux et aussi avec leurs parents âgés, leurs amis, des commerçants, la femme de ménage, etc. Je comprenais cette langue, mais je ne la parlais pas. En effet, mes parents, habillés à l’européenne, n’utilisaient que le français avec nous. Ils étaient soucieux que leurs enfants – j’étais l’aîné de trois sœurs suivies d’un frère – ne parlent pas autre chose que le français. La France, c’était la liberté, l’égalité, la modernité, le futur. Apprendre l’arabe n’était pas au programme, nous nous tournions vers l’occident. Alors oui, j’ai entendu pendant mes vingt premières années le judéo-arabe et J’ai quitté le Maroc à l’âge de 20 ans pour étudier à Paris, devenir ingénieur et jusqu’à ma retraite en 2006 je n’y ai plus pensé… Je voyageais énormément, j’ai vécu dans des univers très différents. J’étais bien occupé et tout ce qui s’était passé dans ma jeunesse au Maroc, était en quelque sorte « dormant ». Mais j’allais vite me rendre compte à quel point ce langage était ancré dans ma mémoire. Un mot me revenait, puis un autre, et c’est comme ça que j’ai mis le doigt dans l’engrenage…

C’est-à-dire?
Quand j’ai pris ma retraite en 2006, je me suis installé avec femme et enfants à Bruxelles. J’avais tout à coup plus de temps. Comme je suis passionné par les langues, les mots et leur histoire, je me suis intéressé au judéo-marocain dont des mots et des expressions me revenaient sans cesse en mémoire, très clairs après tout ce temps! Dans les conversations en famille ou avec des amis originaires du Maroc, ça devenait un jeu et un sujet de conversation.

Et qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre?
Sur Internet, les sites judéo-marocains parlaient de tout, mais finalement peu de la langue. Les ressources m’apparaissaient maigres. J’ai pensé qu’il fallait envisager quelque chose à ce sujet. Témoigner me paraissait d’autant plus urgent que la population juive marocaine a considérablement diminué ces dernières décennies. Il y avait donc le risque de voir cette langue, le judéo-marocain, disparaître. J’ai décidé qu’il y avait là quelque chose d’important à préserver et qu’il fallait en fixer la trace par écrit.
 
Comment avez-vous procédé?
Ma relation avec le Maroc a été renouvelée en 1993, soit 31 ans après que mes parents sionistes aient conduit notre famille en Israël. Dès lors, cette relation a été continuellement nourrie par des activités culturelles que j’ai soutenues entre le Maroc et le Canada et entre le Maroc et Israël. Depuis le début de ma présidence à la Fédération Sépharade du Canada, ces activités n’ont fait que s’intensifier. En 2019, sous les auspices de S.E Mme Souriya Otmani, l’ambassadeur du Royaume du Maroc au Canada, la fédération a activement contribué à l’organisation d’une exposition sur le Maroc d’une semaine au Musée Aga Khan de Toronto. L’exposition comprenait, entre autres activités, « des conférences sur la Convivence entre les Juifs et les Musulmans marocains. Un an plus tard, en février 2020, j’ai participé à une conférence organisée par le « Centre d’Études et de Recherches sur le droit hébraïque au Maroc » à Bayt Dakira à Essaouira au Maroc. C’est là que l’idée d’organiser une conférence en Israël a germé – bien avant l’annonce des accords d’Abraham et du renouvellement des relations diplomatiques entre Israël et le Maroc. La Fédération Sépharade du Canada a maintenant transformé cette modeste idée en une grande conférence sur « La culture juive et le droit hébraïque au Maroc » qui se tiendra du 7 au 8 novembre 2021, au Centre Dahan de l’Université Bar Ilan, au cours de laquelle 25 universitaires, dont dix du Maroc, présenteront leurs idées. Un protocole d’accord de coopération sera signé par le « Centre d’études et de recherches sur le droit hébraïque au Maroc », le « Centre Dahan » et la « Fédération Sépharade du Canada ». Dans le cadre du Festival Sefarad de Montréal 2021, la Fédération Sépharade du Canada, en partenariat avec la CSUQ, le Musée de l’Holocauste de Montréal, Dar Al Maghrib et le FNJ, (Fond National Juif) présentera une conférence majeure intitulée « Shoah et Afrique du Nord ». Cette conférence, qui se tiendra du 14 au 15 novembre, réunira des universitaires juifs et musulmans qui présenteront leurs réflexions sur ce sujet rarement étudié.

Pouvez-vous, puisque vous êtes également Israélien, formuler une opinion personnelle quant à la suite des accords d’Abraham et des espoirs que ceux-ci ont suscités au sein de la communauté juive mondiale et de la diaspora juive marocaine en particulier?
J’ai commencé un forum sur un de ces sites s’intéressant à la culture judéo-marocaine. Les participants, et parmi eux quelques Marocains musulmans, apportaient leurs propres souvenirs du judéo-marocain (mots, expressions, proverbes) pour enrichir le futur dictionnaire.
C’est là que j’ai mesuré combien cette redécouverte de leur propre langue apportait à chacun de plaisir, de joies, de rires. Ça m’a beaucoup encouragé!
La lecture de dictionnaires d’arabe m’a également aidé en me rappelant d’autres mots, de même que l’écoute de vidéos en arabe.
Je ne suis ni linguiste ni universitaire, ma démarche est personnelle, une reconstitution d’une langue à partir de la mémoire et d’échanges. J’ai fait appel à mes amis pour leurs propres souvenirs de cette langue. Mon travail s’est étendu sur plus sept ans.
Et j’ai souhaité écrire un livre sur le judéo-marocain en français pour des francophones. Je propose un dictionnaire avec des exemples de phrases pour illustrer un mot, mais aussi une sélection de proverbes ou d’expressions également transcrits en français.

Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confronté?
La première difficulté a été la collecte des souvenirs d’autres personnes, ces personnes n’ayant qu’un temps limité pour participer au projet. Il faut d’ailleurs poursuivre cet effort pour enrichir encore le dictionnaire, et si quelqu’un se sent prêt à prendre la relève et à continuer le projet, je serais heureux de l’y aider.
Le second défi a été la transcription des sons arabes en caractères lisibles par des lecteurs de langue française. La transcription que j’ai créée pour le dictionnaire est, je crois, lisible et précise, pas de « signes cabalistiques », à un son arabe correspond un signe et un seul. Elle est aussi pratique puisque tous les signes sont disponibles sur le clavier français.
 
Qu’est-ce qui caractérise le judéo-arabe marocain?
La base du judéo-arabe du Maroc est l’arabe et le berbère, avec des apports hébraïques et plus récemment français et espagnols.
Les Juifs du Maroc avaient coutume de rédiger certains documents en judéo-marocain, en utilisant les caractères hébraïques : des contrats commerciaux, des kétouboth (actes de mariage), et même des textes religieux comme la Haggada de Pessah. Mais le judéo-marocain reste essentiellement une langue parlée, avec des variations importantes d’une région à l’autre, dans la prononciation, l’accent et même le vocabulaire.
Pour que le dictionnaire reste homogène, j’ai fait le choix de la prononciation de Casablanca, la seule que j’ai personnellement entendue.
 
Quel est l’esprit de cette langue? L’humour?
Oui. Mais une chose était frappante : l’excès. Ainsi quand une mère veut dire à sa fille ou son fils, qu’elle l’aime, elle dira : « je t’aime, je me suis que je sois sacrifiée pour toi ». À l’inverse, quand on n’aime pas quelqu’un, on s’exclamera : « que la terre s’entrouvre et que tu tombes dans le trou ». L’excès fait partie de la saveur de cette langue. Sa diversité aussi… Les gens de Fez parlent un judéo-arabe que les casablancais n’ont jamais entendu de leur vie.

 
Comment se présente votre ouvrage?
Après une très brève introduction, je livre les clefs de j’explique en détail ma transcription, puis il y a des proverbes et des expressions suivis du dictionnaire. Pour chaque entrée, il y a une traduction littérale et je donne également, quand il y en a un, l’équivalent français de l’expression ou du proverbe.

 
Pouvez-vous nous donner juste quelques exemples?
« Mà kà i rsas », littéralement, il ne reste pas immobile, soit comme équivalence, il ne tient pas en place. « 3inik mizàn » , littéralement, ton œil est la balance, dont l’équivalence est, agis selon ton jugement. « zà i busha u 3màha », il est venu pour l’embrasser et il l’a éborgnée. Pour le dictionnaire, je donne un terme avec le plus souvent un exemple dans une phrase. Ainsi « apaiser » se dit henni et comme exemple, « l’ilah i hennik », littéralement Dieu t’apaise à entendre Dieu te donne la sérénité.

 
Comment se procurer votre ouvrage?
On peut le commander sur Amazon : il suffit de taper Imma Hbiba. Là, il vous est proposé en deux versions : papier en livre broché et numérique à lire sur tablette (liseuse Kindle, etc.). Il est livré directement dans beaucoup de pays d’Europe (France, Italie…), aux États-Unis, au Canada, etc.
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