The Immigrant : From Morocco to Israel de Daniel Ben Simon

PAR Bernard Bohbot

Bernard Bohbot

 

 

 

 

 

 

 

 

Très présent sur les plateaux de télévision du monde francophone lorsqu’il travaillait pour le journal israélien de gauche Haaretz dans les années 90 et 2000, Daniel Ben Simon, journaliste et sociologue, était l’un des représentants de la gauche israélienne dans le monde francophone avant de devenir député travailliste à la Knesset de 2009 à 2013. Bernard Bohbot nous propose ici un compte rendu personnel de son dernier livre.

 

 

 

 

 

Du Maroc en Israël 

Dans cette autobiographie (encore non traduite en français), Daniel Ben Simon relate son parcours, et à travers lui, sous certains aspects celui de l’immigration marocaine en Israël.

Ce livre s’ouvre par sa convocation par Émile Sebban, le principal d’alors de l’École normale hébraïque de Casablanca. Ce dernier voyait d’un mauvais œil le fait que des émissaires israéliens tentaient de convaincre ce brillant élève d’à peine 15 ans, particulièrement doué pour l’écriture, de faire son alyah, de monter en Israël. En effet, il connaissait les récriminations des immigrés juifs Marocains qui se sentaient discriminés en Israël et pensait qu’un avenir plus prometteur attendait son élève en France, où il le voyait poursuivre de hautes études.

On est en 1969. Il restait environ 60 000Juifs vivant toujours au Maroc qui n’avaient pas encore suivi les 200 000 autres ayant déjà quitté le pays. Après la Guerre des Six jours, la tentation de partir, déjà présente pour les quelques dizaines de milliers de Juifs sur le sol marocain, se transforma en impératif. Même si la vague d’antisémitisme qui avait balayé le pays en 1967 était retombée, quelque chose s’était cassé dans la relation avec les musulmans au sortir de cette guerre.

À la fin des années 60, les Juifs qui n’ont pas encore quitté le Maroc appartiennent majoritairement à la petite et moyenne bourgeoisie (employés de banque, comptables, instituteurs, administrateurs, propriétaires de commerces, etc.). Contrairement aux Juifs de condition modeste des mellahs ou des villages de l’Atlas, qui ont rejoint Israël au lendemain de l’indépendance marocaine en 1956, ceux qui sont demeurés au pays sont largement européanisés (mais peut-être beaucoup moins qu’ils ne le croient!).

Selon le stéréotype en vogue à l’époque, la haute bourgeoisie francisée et parfois même diplômée (chose encore peu fréquente à l’époque) choisit la France, tandis que les couches populaires parlant surtout le judéo-arabe se destinent à Israël. Ajoutons que la plupart de ceux qui s’installeront à Montréal (ou Toronto dans le cas des Tangérois et des Tétouanais) appartiennent à la catégorie intermédiaire; ni académiciens ni chiffonniers!

Daniel avait tout le profil pour faire de brillantes études en France, mais il a déjà des frères et sœurs en Israël. Il arriva donc en Israël à la fin août 1969, en compagnie de sa sœur Eva, dont il fut rapidement séparé. Il dut attendre plusieurs mois avant qu’il ne soit réuni à son frère cadet Michel et à ses aînés Robert et Linda partis en Israël trois ans auparavant. Il rencontra aussi ses oncles, tantes et grands-parents maternels installés en Israël depuis les années 50, qu’il ne connaissait que de nom. En attendant, il fut scolarisé dans un mochav religieux, un village agricole du nom de Kfar Hassidim. Il s’agissait évidemment d’une « erreur de casting ». Ses parents souhaitaient que leur fils reçoive une instruction « traditionnaliste » (telle que prodiguée à l’École normale), mais il aura plutôt droit à une éducation de type yéchiva.

L’intégration fut laborieuse, mais Daniel finira par prendre ses aises dans la société israélienne. Il poursuivra ses études de sociologie en Israël, puis de journalisme à l’Université de Boston aux États-Unis et gravira les échelons d’une intelligentsia ashkénaze encore pétrie de condescendance envers les Sépharades en général et les Marocains en particulier. Il veut alors s’intégrer le plus possible à son environnement et ne s’intéresse pas outre mesure à la question sépharade (ou mizrahi comme on l’appelle en Israël).

Son parcours de journaliste 

Il fit d’abord ses classes au journal Davar, organe du Parti travailliste israélien dans les années 80, avant de rejoindre le Saint Graal de l’intelligentsia israélienne, Haaretz, en 1997 1. Daniel Ben Simon avait « réussi » pour utiliser l’expression consacrée, contrairement à la plupart des Juifs marocains qui à cette époque « stagnaient » dans les villes de développement. Mais pourquoi faisait-il partie de ces heureux élus?

Certes, il n’avait pas le même profil sociologique que les immigrés des années 50, généralement peu instruits et arabophones qui faisaient si peur aux dirigeants israéliens qui craignaient de voir les sépharades transformer Israël en pays oriental, autant dire, arabe. Mais même si parmi ces immigrés marocains plusieurs étaient déjà en voie d’européanisation, leur situation contrastait avec ceux, qui comme les anciens camarades de classe de l’École normale, avaient immigré en France où ils n’eurent aucune difficulté à s’épanouir socialement et professionnellement.

Sa réussite perçue comme un paradoxe ne passa pas inaperçue en Israël où, dès son entrée dans le monde du journalisme, les supérieurs de Daniel (comme Hannah Zemer, mythique directrice du journal Davar qui l’avait pris sous son aile) lui firent remarquer qu’il était si peu bruyant contrairement aux autres Marocains. Évidemment, selon elle, le problème provenait des Marocains d’Israël culturellement déficients par rapport à ceux qui avaient immigré en France. Il ne lui était pas venu à l’esprit que désurbaniser ces gens-là en les envoyant dans un environnement semi-rural dépourvu de toute vitalité économique pouvait jouer un rôle prépondérant dans cet échec.

Même si Daniel ne veut pas être le Marocain de service, il accepte néanmoins à reculons la demande de Zemer de couvrir le déplacement d’une délégation israélienne menée par Shimon Peres au Maroc en 1986 2.

Il couvrit également ensuite le dossier des Sépharades (principalement des Marocains), ce qui le mènera à se frotter à la réalité de l’échec de leur intégration, en visitant de manière régulière les villes de développement, siège de ce « Second Israël » comme on l’appelle encore parfois.  Il écrit ainsi : « Était-ce le nouvel Israël? J’étais peut-être dans son terrain vague. Pendant mes premières années en Israël, j’ai passé beaucoup de temps dans ce terrain vague et je m’y suis beaucoup familiarisé… Deux décennies en Israël n’ont rien changé. Des chariots tirés par des chevaux et des mules circulaient dans le quartier pour offrir des fruits et des légumes, leurs propriétaires vendant leurs marchandises en arabe marocain. Les scènes que j’ai vues sont restées bien ancrées dans ma mémoire et m’ont amené, des années plus tard, en tant que journaliste, à écrire sur la pauvreté et la misère. Les maux et les souffrances de la société m’ont attiré comme un aimant. » 3

Un sépharade dans les sphères dominantes ashkénazes en Israël

Dans cet arrière-pays israélien que constituent ces villes de développement, Daniel Ben Simon est accueilli comme un enfant du pays; un enfant prodige même, qui a réussi à s’en sortir et à transpercer l’armure du monde de l’élite ashkénaze. Mais il est aussi vu de manière suspecte. Après tout, il écrivait pour « l’ennemi » Davar, l’organe du Parti travailliste, et ensuite Haaretz, véritable Mecque de l’élite intellectuelle ashkénaze. « Encore une fois, le même dilemme auquel j’ai été confronté tout au long de ma vie professionnelle (…) Le fait d’être Marocain m’obligeait-il à montrer de la sympathie pour les motivations, les amours et les haines des Marocains que j’ai rencontrés à Netivot? Alors que je prenais encore des notes, l’un d’entre eux a élevé la voix : « Eh vous, Monsieur Ben Simon! Eh vous, oui, vous, Monsieur Ben Simon! Êtes-vous avec eux ou avec nous? » Si seulement la terre s’était ouverte et m’avait avalée! J’étais gêné. Je ne pouvais pas répondre. Je savais exactement ce qu’il voulait dire. Il me demandait de choisir un camp. »

En écrivant cette série d’articles sur le Maroc, après avoir couvert la visite de Shimon Peres au Maroc, Ben Simon fut « convoqué » pour discuter avec le fameux historien et légende du journalisme israélien d’origine viennoise Amos Elon, qui avait écrit une série d’articles et enquêtes sur sa propre visite dans le pays en 1953.  Dans cette enquête que Daniel Ben Simon avait bien entendu déjà lue, Elon avait brossé un portrait peu flatteur des Juifs marocains perçus comme sortis tout droit de l’ère médiévale… Au cours de la conversation, il remarqua qu’Elon, pourtant si sensible aux injustices subies par les Palestiniens, ne mâchait pas ses mots pour critiquer les Juifs marocains qu’il accusait d’avoir mis une droite, qu’il qualifiait de « fascistoide », au pouvoir. Il confia sans hésitations ses états d’âme à Daniel Ben Simon, comme s’il prenait pour acquis qu’il ne se sentirait pas visé par ses accusations, lui qui apparaissait si différent des autres Marocains. Ainsi, selon lui ou aux yeux de certains de l’establishment ashkénaze, c’était les Marocains d’Israël qui étaient les artisans de leur propre malheur.

Certes, on avait fait des erreurs en les envoyant dans des villes de développement reculées, alors que les Juifs de Pologne recevaient généralement des appartements ou des chambres d’hôtel en attendant de pouvoir obtenir un logement convenable. Mais les choses avaient changé depuis. Pourquoi la deuxième génération, voire la troisième gardait ce ressentiment intact? Pourquoi s’entêtaient-ils à soutenir la droite de Menahem Begin alors que l’État gouverné jusqu’alors par la gauche avait (malgré les discriminations) tout de même mis en place des politiques préférentielles afin justement de favoriser l’intégration des Sépharades?

Daniel Ben Simon consacra sa carrière à comprendre ce que certains qualifient de manque de résilience. Cette rancœur envers la gauche qui reste toujours aussi intense, comme si l’épreuve du temps ne parvenait pas à cicatriser la plaie que fut l’accueil inamical des Marocains dans les années 50 et 60. 

Le paroxysme de cette complainte de l’élite ashkénaze de gauche envers les sépharades s’exprima en 1998, alors que le député travailliste Ori Orr, candidat pressenti pour occuper le poste de ministre de la Défense en cas de victoire d’Ehud Barak, se confia candidement à Daniel Ben Simon, dans ce qui peut être considéré comme une interview suicide qui sonna le glas de son ascension politique. « Je sais que tu es Marocain… Mais je sais aussi que tu es différent des autres, donc ce que je dis ne t’inclut pas. Quand je parle des Mizrahis, je parle surtout des Marocains. Ils sont le groupe ethnique le plus important et le plus problématique », lui dira-t-il avant de se lancer dans une interminable tirade contre eux. Il rappelait justement qu’Ehud Barak avait demandé pardon aux Sépharades lors d’un discours tenu à Netivot en 1997 (Barak avait d’ailleurs demandé auparavant conseil à Daniel Ben Simon). Il ne manquait pas de souligner également que Yitzhak Rabin avait investi des sommes considérables dans les régions sépharades, ce qui avait largement contribué au début de leur essor dans les années 90. Pourtant, la gauche fut « récompensée » par un vote massif des Marocains pour Netanyahu. L’alliance des Sépharades avec la droite pour garder l’establishment de gauche hors du pouvoir semblait inébranlable.

Chez les Ashkénazes de gauche, le sentiment selon lequel les Sépharades se sont alliés à la droite pour leur prendre le pays était palpable. Mais Ben Simon souligne que la droite non plus n’est pas en reste, elle qui a pourtant réussi à s’imposer uniquement grâce au soutien massif de l’électorat sépharade. Il en veut pour preuve le fait que David Levy, l’ancien ministre des Affaires étrangères (qui aurait dû logiquement succéder à Yitzhak Shamir à la tête du Likud après sa défaite en 1992), était devenu la tête de Turc de ses collègues. Il passa finalement la porte du Likud pour créer le parti Gesher et s’allier brièvement à la gauche travailliste avant que sa carrière politique ne se termine en queue de poisson.

Ben Simon utilise aussi ses outils de sociologue pour traiter également de l’essor du Parti Shass dirigé maintenant par son ancien voisin meknassi, Arye Dery qui venait pourtant d’une famille qui n’était pas particulièrement religieuse avant son départ du Maroc. Daniel Ben Simon ne manque pas de souligner le contraste entre cette orthodoxie rigoriste originaire d’Europe de l’Est et le judaïsme dans lequel il avait grandi – où le Rabbin Messas permettait à ses fidèles d’aller à la piscine après le service du Chabbat à condition d’assister à toute la prière ou encore d’organiser un minyan 4 pour ceux qui devaient travailler le samedi. Il voit à travers cet abandon du judaïsme traditionnel marocain d’antan qui ne connaissait ni sécularisme ni orthodoxie, mais qui se déclinait plutôt en fonction des différences de pratique, l’incapacité des Marocains de préserver leur tradition dans un contexte d’effondrement social.

« J’étais revenu en Israël depuis les États-Unis au début du mouvement, mais il me semblait que l’ultra-orthodoxie ashkénaze avait été imitée à la perfection. Les Mizrahis portaient les mêmes chapeaux noirs sur la même kippa noire, les mêmes costumes noirs, et se laissaient pousser la même barbe. Certains d’entre eux avaient des boucles derrière les oreilles. Je me suis dit : « Quel changement! Quel lien y avait-il entre le judaïsme mizrahi et le fanatisme ultra-orthodoxe? Où étaient passées les centaines d’années de tradition? Qu’était-il advenu de la tolérance et de l’acceptation religieuses qui considéraient tout le monde, croyants et non-croyants, comme des membres légitimes de la foi juive? Quel glorieux échec, ai-je pensé. En tant que Marocain, je voyais le succès du mouvement Shass comme une distorsion de l’histoire. En tant qu’Israélien laïque, j’étais extrêmement inquiet de la croissance du mouvement, surtout parce que ses dirigeants étaient occupés à essayer de recruter de jeunes Mizrahis. Le mouvement qui avait inscrit sur son bouclier la réhabilitation de la tradition des Mizrahis était devenu un mouvement de recrutement religieux de masse. »

Quel constat faut-il tirer de ce récit?

Daniel Ben Simon n’est pas de ceux qui pensent que la fusion des communautés est un succès. Certes, nous ne sommes plus dans les années 50. Les Marocains ont occupé à peu près tous les postes prestigieux, à l’exception de celui de premier ministre. Les villes de développement n’ont plus cette vague allure de tiers-monde qu’elles avaient autrefois et ce sont les Sépharades qui dominent le paysage politique en votant massivement pour le Likud.

Pourtant, les Sépharades (et les Marocains surtout) se sentiraient encore, selon lui, marginalisés. En effet, il reste une institution qui leur échappe : l’élite intellectuelle (médias, universités, magistrature, fonction publique, etc.). Ainsi, lorsque Miri Regev (née Siboni) parle de remplacer les vieilles élites par de nouvelles, elle parle en fait de mener une guerre « de mouvement » pour contester aux Ashkénazes ce que le théoricien marxiste Antonio Gramsci qualifiait « d’hégémonie culturelle » 5. Comme le définissait le sociologue français Pierre Bourdieu ce sont les « habitus » culturels ashkénazes qui dominent encore et les Sépharades le vivent mal. Il semble bien qu’à ce niveau-là, la synthèse entre Sépharades et Ashkénazes n’ait toujours pas eu lieu.

Il nous semble, cependant, que Ben Simon met trop l’accent sur le ressentiment des Sépharades qui est certes palpable, mais qui n’explique pas tout – il le reconnaît d’ailleurs. Comme le rappelle le sociologue Nissim Mizrachi, les Sépharades (et tout particulièrement les Marocains) sont de droite. Ils n’adhèrent même pas à la droite libérale de Jabotinsky ou Begin, mais bien à une droite traditionaliste, tribale et ultralibérale, dont Netanyahu s’est fait le porte-étendard. La haine contre l’establishment ashkénaze n’est donc plus principalement une question ethnique, mais bien politique. Après tout, le Parti travailliste fut dirigé par deux Marocains au cours des dernières années (Avi Gabay et Amir Peretz) sans succès, tandis que Netanyahu jouit d’un culte de la personnalité hors du commun dans une démocratie occidentalisée. Bref, le clivage entre Ashkénazes et Sépharades est de moins en moins ethnique et de plus en plus politique. Il oppose plutôt deux visions d’Israël : l’une, libérale et laïque, l’autre autoritaire et traditionnelle. 

N’empêche, il faut croire que les maaborot (ces fameux camps de transit qui ressemblaient en tout point à des camps de réfugiés) existent toujours dans la tête des Marocains. Comme le disait si bien William Faulkner : « The Past Isn’t Dead. It Isn’t Even Past. ». (Le passé n’est pas mort. Il n’est toujours pas passé.)

Notes:

  1. Poste qu’on lui avait offert une décennie auparavant en raison de ses origines marocaines. À l’époque, le rédacteur en chef du journal, Uzi Benziman, qui lui avait pourtant proposé de joindre la rédaction du journal, changea d’avis et lui confia qu’en tant que Marocain qui n’avait pas grandi en Israël, il n’était pas sûr qu’il soit suffisamment « acclimaté » au pays pour le couvrir correctement.
  2. Cette visite se passa d’ailleurs très mal. Feu sa Majesté le Roi Hassan II avait cru comprendre de la part de Shimon Peres que celui-ci en profiterait pour faire un signe d’ouverture envers les Palestiniens et l’OLP en particulier en ouvrant une porte à leur reconnaissance.  Mais la déclaration tant attendue n’eut pas lieu.
  3. Toutes les citations de cet article sont tirées de l’ouvrage de Daniel Ben Simon.
  4. Quorum de dix hommes nécessaire pour une prière collective dans le monde orthodoxe.
  5. Pour la petite histoire, Regev, mariée à un Ashkénaze avait tenté de se présenter pour le Parti travailliste avant de finalement jeter son dévolu sur le Likud qui lui promettait un poste de ministre en cas de victoire.
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