Registres de Ketubbot (actes de mariage) des Juifs de Livourne

Édition du CGJ, 49 euros (+ 15 euros de frais d’expédition postale)

 

PAR Sonia Sarah Lipsyc

Sonia Sarah Lipsyc

 

 

 

 

 

 

Entretien avec Alain Nedjar

Vous venez de publier un livre avec Gilles Boulu, Liliane Nedjar et Raphaël Attias, une véritable somme de travail. Rappelez-nous d’abord qui étaient les Juifs de Livourne, cette ville d’Italie?

Après l’expulsion de 1492, les Juifs d’Espagne se sont dis-séminés dans tout le bassin méditerranéen et au-delà. Ce-pendant, un très grand nombre d’entre eux sont partis se réfugier au Portugal, terre de refuge où l’Inquisition n’exis-tait pas. Mais, le roi Emanuel 1er du Portugal promulgua à son tour un décret d’expulsion le 5 décembre 1494, obli-geant les Juifs à se convertir ou à quitter le pays duquel ils ont été tantôt libres de partir, tantôt retenus, l’autorisation définitive de quitter le Portugal n’arrivant qu’en 1629…
En Italie, à Livourne, le Grand-Duc Ferdinand 1er de Mé-dicis qui désirait faire de sa ville un grand port commercial, a eu l’idée d’accorder aux marchands de toutes les « Na-tions » et principalement les Juifs, une série de privilèges importants : la possibilité de s’y installer en leur garantis-sant la liberté de culte et d’établissement et, ce qui était une nouveauté, celle de ne plus être parqués dans un ghetto, comme c’était le cas dans les autres villes d’Italie. Cela s’est traduit par l’édit du 10 juin 1593, appelé « La Livornina ».
La « Nation » juive de Livourne est donc constituée à sa création par les Juifs d’Espagne et du Portugal qui sont ar-rivés dès la fin du 16e siècle; en petit nombre d’abord, ils de-viennent ensuite une communauté d’environ 5 000 âmes. Ces Juifs marranes (convertis de force) ont amené avec eux leur culture, leurs coutumes, leurs finances et impo-sé leur culte dit « portugais ». Ils se sont rejudaïsés dès leur installation à Livourne, qui devint une véritable « oa-sis » pour les Juifs et l’un des ports les plus importants de la Méditerranée, grâce à leurs réseaux internationaux et familiaux. Livourne devint grâce à eux, une véritable plaque tournante, où les Juifs furent acteurs, médiateurs culturels et commerciaux centraux en Méditerranée. Les Juifs de Livourne formaient une sorte d’élite de toutes les communautés juives.
Ils avaient obtenu une autonomie juridique, avec leurs propres chefs de communauté, les Massari ou Parnassim (gouvernants), composés exclusivement de Juifs d’origine portugaise, de rang aristocratique.
La synagogue 1 de Livourne, édifiée en 1603, était consi-dérée comme l’une des plus belles d’Europe. Elle a été financée par le fruit de leur grand commerce.
Livourne était également un lieu de transit de Juifs qui venaient y faire imprimer leurs livres.
Mais si les Juifs s’installent à Livourne à la toute fin du 16e siècle, ce n’est qu’en 1626 que sont créés les registres des mariages, objet de notre étude. Les Ketubbot, actes de mariage, étaient hé-ritières des takanot c’est-à-dire s’établissaient selon l’usage de Tolède.

Quelle langue parlent-ils?

À leur arrivée, ils parlaient l’espagnol et surtout le portugais qu’ils ont conser-vés notamment pour leurs communications commerciales, avant d’être obligés d’adopter l’italien. Certains parlaient déjà de nombreuses langues étrangères, dont l’arabe.

Pourquoi utilisez-vous le terme de « Nation juive »?

Le mot « Nation » ne désigne pas un pays, mais il était le terme utilisé à l’époque pour tous les groupes de population étrangère ou de religion diffé-rente. On parlait de la Nation juive comme de la Nation arménienne ou de la Nation levantine, maure, persane, grecque, etc.

Quel lien entre les Juifs de Livourne et la Tunisie?

Les Juifs de Livourne ont créé des comptoirs dans toute la Méditerranée et no-tamment à partir du 17e siècle en Tunisie, considéré comme un pays musulman paisible et où existait déjà une communauté juive pluriséculaire. Ils ont tissé des liens commerciaux et familiaux avec la Tunisie en y installant leurs familles (fils, neveux, etc.) qui servaient de relais pour leurs échanges. Les médecins juifs livournais deviendront les piliers de la médecine en Tunisie.
Deux faits vont accélérer leur présence et leur immigration en Tunisie. D’une part, à partir de l’invasion napoléonienne, ils perdent leurs avantages à Li-vourne et d’autre part, les Anglais imposent le « blocus continental » qui em-pêcha tous les mouvements de navire ce qui provoquera la ruine de Livourne dont l’activité était tournée exclusivement vers le grand export, à 90 % aux mains des Juifs. Il s’en est suivi un exode à partir du 19e siècle, y compris d’Italiens non juifs qui ont également émigré en Tunisie.

Ont-ils immigré ailleurs qu’en Tunisie?

Certains se sont installés en Algérie, en Égypte, où ils se sont fondus avec les autochtones, mais c’est seulement en Tunisie qu’ils ont constitué une commu-nauté nouvelle et distincte. Le niveau culturel des Juifs livournais était plus élevé, plus européanisé, plus raffiné, familiarisé aux « Lumières », tandis qu’en Tunisie, les autochtones dits « Twansa » étaient sous le régime de la « dhimmi-tude » (asservissement), ce qui explique en partie la difficulté de fusion entre les deux communautés, qui toutefois s’est faite avec le temps. D’autre part, les Juifs de Livourne bénéficiaient de la protection de la Toscane sur un plan juridique, un avantage considérable et enviable à l’époque.

Comment s’y sont-ils intégrés?

C’est à partir de 1710 que s’est créée officiellement à Tunis la « Sainte commu-nauté portugaise », appelée « Grana » 2 par les autochtones. Le mot « Grana » ayant pour origine le mot « Ghorni », traduction plurielle de « Livournais » en arabe. Les Juifs livournais formaient une communauté à part de celle des Juifs autochtones, puisque même leurs cimetières étaient séparés. Ce n’est qu’en 1944 que les deux communautés ont officiellement fusionné.

Avez-vous relevé et décrypté la quasi-totalité des actes de mariage de la communauté juive de Livourne?

C’est exact, à part 2 registres manquants entre 1750 et 1785, que nous avons re-constitués en grande partie, grâce à l’étude exhaustive des Archives du Consulat général de France à Tunis (1582-1887) et notamment les registres des actes et contrats, qui comportaient les transactions commerciales, dont celles des mar-chands Juifs de Tunisie, majoritairement originaires de Livourne; ces derniers avaient pratiquement le monopole du commerce entre la France et la Tunisie.

Comment avez-vous procédé?

C’est en travaillant les archives de la Communauté de Livourne où nous sommes allés plusieurs fois, que nous avons pu retrouver et travailler sur les registres des mariages juifs entre 1626 et 1890. Cependant, nous avons tra-vaillé parallèlement sur une vingtaine d’autres sources 3pour aboutir à notre ouvrage. Les tâches ont été réparties entre nous quatre, selon la compétence de chacun. Mon épouse Liliane Nedjar a traité de l’onomastique judéolivour-naise dont elle est spécialiste, le Dr Gilles Boulu-De Paz a travaillé sur les « Iti-néraires familiaux » qu’il « arpente » depuis des années, M. Raphaël Attias a apporté ses hautes compétences linguistiques et pour ma part, j’ai transcrit tous les actes des mariages, effectué des travaux complémentaires, et orchestré le projet dans son ensemble. L’infographie a magistralement été réalisée par la société Vent d’Avril.

Quelles sont les compétences que requiert un tel travail et à quels défis avez-vous été confrontés?

Les textes étaient écrits en araméen et en hébreu, dans une écriture manuelle cursive sépharade, qui variait avec le temps et selon la manière d’écrire des scribes (sofer). Il fallait apprendre à reconnaître chacun des caractères anciens et comprendre les « termes clefs » araméens. Nos traductions ont été fort heureusement reprises et corrigées par notre coauteur Raphaël Attias, exégète et expert en paléographie hébraïque.
Il fallait toutefois, et impérativement, comprendre le portugais, l’espagnol et l’italien.
C’est après avoir traité une quantité impressionnante de documents, qu’avec le recul, nous avons pris conscience du travail titanesque accompli pendant près de quatre années.
Nous sommes des bénévoles; notre but est de transmettre la mémoire des fa-milles, de sortir de l’ombre les humbles autant que les puissants qui ont consti-tué cette magnifique communauté et d’offrir à leurs descendants la possibilité inespérée de remonter leur origine jusqu’à la période marranique.

Pourriez-vous nous donner un exemple du fruit de vos recherches sur une famille 4 par exemple?

La famille Sacuto. Cette famille est d’origine marrane portugaise. Elle s’est tout d’abord installée à Venise et Fer-rare, puis à Pise en 1595.
Trois frères : Salomon, Isaque et Jacob Sacuto, sont deve-nus Massari (gouvernants) de la Nation juive de Pise entre 1595 et 1615.
Puis, deux branches se sont installées à Livourne : Jacob (aux alentours de 1610-1663) et son frère Josef, fils d’Isa-que Sacuto. Cette famille a de nombreux Massari dans la Communauté de Livourne
Une branche secondaire à Tunis : Jacob Haim Sacuto, rabbin et marchand, (1678-1736), cité à Tunis en 1736, fils de Sacuto (ca 1640-1703) marchand et Massare à Li-vourne, fils de Jacob. Il est l’ancêtre des Sacuto de Tunis
Parnas dans la communauté juive portugaise de Tunis : Jacob Haim Sacuto (environ 1765-1837) et Beniamin Sa-cuto (autour de 1800-1860)
Ce sont donc douze générations suivies de Pise à Tunis sur 4 siècles.

A qui s’adresse votre ouvrage bilingue français-anglais?

Nous avons constaté au fur et à mesure des ventes que plus d’un tiers s’effectuaient à l’étranger et avons réalisé qu’il existait une diaspora de la diaspora dans plus de 20 pays, en dehors même des États-Unis et d’Israël. Nous avions certes, à escient, écrit le livre bilingue français-anglais, mais c’est d’Irlande, d’Espagne, du Canada, du Mexique, d’Italie, du Portugal, d’Allemagne, de Suisse, du Royaume-Uni, de Tunisie, d’Australie dont la Tasmanie, de Singapour, de la Nouvelle-Zélande et j’en oublie que nous recevons tous les jours des commandes…
Ce constat a fait que nous avons traduit aujourd’hui nos conférences en anglais, en italien, en espagnol et en portugais, afin de pouvoir répondre aux diverses demandes Zoom. Notre ouvrage s’adresse à toutes les communautés juives, sépharades et ashkénazes, mais également à tous les chercheurs et historiens.

 

Comment est-il possible de se le procurer?

L’unique moyen est de le commander en ligne sur la bou-tique de notre site : https://www.genealoj.org/fr/bou-tique/registres-ketubbot-nation-juive-livourne-1626-1890 En allant sur ce lien : https://www.genealoj.org/fr

 

1. Édition du CGJ, 49 euros (+ 15 euros de frais d’expédition postale)
2. Malheureusement détruite en 1944 lors des bombardements
3. Voir notre livre « La Communauté juive portugaise de Tunis, dite livournaise ou Grana » (Paris, Cercle de Généalogie juive, 2015)
4. Archives d’État de Florence, Archives de la Communauté juive de Livourne et de Pise, cimetières de Livourne et Pise, archives consulaires, Alliance israélite universelle, Centre des Archives diplomatiques, Registres matrimoniaux de la Communauté juive portugaise de Tunis, Institut Ben Zvi, tous les musées Juifs du monde, les maisons de ventes ADER, Sotheby’s, Christie’s, Archives du Grand Rabbinat de Tunisie, renseignements privés, etc.
5. Ce sont 30 familles qui ont été étudiées dans notre ouvrage, faisant l’objet d’un chapitre de 60 pages, intitulé « Généalogies et itinéraires familiaux ». L’arbre et l’histoire complète de ces familles figurent dans l’ouvrage.

Notes:

  1. Malheureusement détruite en 1944 lors des bombardements
  2. Voir notre livre « La Communauté juive portugaise de Tunis, dite livournaise ou Grana » (Paris, Cercle de Généalogie juive, 2015)
  3. Archives d’État de Florence, Archives de la Communauté juive de Livourne et de Pise, cimetières de Livourne et Pise, archives consulaires, Alliance israélite universelle, Centre des Archives diplomatiques, Registres matrimoniaux de la Communauté juive portugaise de Tunis, Institut Ben Zvi, tous les musées Juifs du monde, les maisons de ventes ADER, Sotheby’s, Christie’s, Archives du Grand Rabbinat de Tunisie, renseignements privés, etc.
  4.  Ce sont 30 familles qui ont été étudiées dans notre ouvrage, faisant l’objet d’un chapitre de 60 pages, intitulé « Généalogies et itinéraires familiaux ». L’arbre et l’histoire complète de ces familles figurent dans l’ouvrage.
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