Les membres de la communauté juive argentine disparus pendant la dernière dictature (1976-1983)

PAR Guillermo Glujowski

Guillermo Pablo Glujowski

 

 

 

 

 

 

« Justice, Justice, vous poursuivrez! »  (Deutéronome 16;20e des textes juifs (…)

 

Pourquoi la communauté juive a-t-elle compté le plus de victimes?

Pendant la présidence de María Estela Martinez de Perón (1974-1976), des groupes paramilitaires ont commencé à opérer en Argentine dans le but d’enlever et d’assassiner des opposants politiques. Après le coup d’État civico-militaire contre M. E. Martinez de Perón et durant la Dictature ou Junte militaire (1976-1983), cette procédure illégale a continué de se développer pour se transformer en une pratique systématique d’annihilation organisée à partir de l’appareil d’État. Des recherches plus récentes 1 démontrent que cette méthodologie pourrait être comparée aux procédures d’enlèvement, de spoliation de biens, de torture et de meurtres
commis par le régime nazi.

Les conséquences des pratiques d’extermination de la Junta militaire argentine ont entraîné la disparition de trente mille personnes 2. Parmi elles, trois mille appartenaient à la communauté juive 3 qui devint le seul groupe ethnique religieux représentant un nombre aussi élevé dans le total des victimes.
Quel genre d’explication peut-on trouver à cette situation qui s’est produite en Argentine contre certains membres de la communauté juive? À fortiori à une période si proche de la fin de la Seconde Guerre mondiale, où l’on pensait que la défaite du nazisme marquerait une nouvelle étape de l’humanité, où de nouveaux génocides seraient évités. S’agit-il d’une situation isolée, dans le contexte politique qui entourait la dictature de 1976 ou est-ce la continuation d’une série d’actes perpétrés contre la communauté juive tout au long du siècle? Quelles étaient les caractéristiques essentielles des Juifs disparus? Comment était la politique institutionnelle juive à leur égard? Y a-t-il eu une réponse des membres de la communauté juive non affiliés dans les institutions officielles? Avaient-ils essayé de prendre des mesures pour arrêter la vague génocidaire menée par la dictature?
Ce sont des questions auxquelles nous tenterons de répondre dans cet article et qui nous aideront à révéler les causes de la disparition des Juifs argentins pendant ‘la Junta’.

La première manifestation de violence extrême contre les membres de la communauté juive : La Semana Trágica  (la Semaine tragique)

Au début de l’année 1919, des syndicats communistes, socialistes et anarchistes ont déclenché une grève générale qui a paralysé le pays avec l’objectif d’améliorer les conditions de travail de la classe ouvrière.
En réponse à ce soulèvement, l’élite au pouvoir (composée de politiciens, d’une partie de l’Armée, de l’Église catholique et de membres de la société civile) a mené une série d’affrontements armés afin de réprimer les mouvements de protestation. Les premiers gangs paramilitaires se sont organisés sous le prétexte de vouloir empêcher le développement d’un mouvement révolutionnaire ayant les mêmes caractéristiques que celui qui se produisait au même moment en Russie. Ce n’est pas un hasard si les actions les plus violentes ont commencé dans le quartier juif appelé « El Once » (situé en plein centre de la ville de Buenos Aires), habité principalement par des Juifs venus de Russie, accusés d’être les leaders de la révolte.

La chronique du journal juif Di Idische Tzaitung, fournit des détails précis sur ce qui s’est passé ce 10 janvier de 1919 : « Des hommes à cheval traînaient de vieux Juifs nus dans les rues de Buenos Aires, les tirant par leurs barbes […] Dans les septième et neuvième commissariats de la police, ils les battaient et les torturaient méthodiquement sous le cri : « Vive la patrie, mort aux maximalistes et à tous les étrangers ».
En raison des attaques contxre les biens privés et ceux de la communauté – qui comprenaient également l’autodafé de livres et des centaines de morts et de blessés – les événements survenus au cours de la Semaine tragique sont connus comme le premier pogrom hors d’Europe et de Russie. Pour essayer  d’expliquer ce qui s’est passé pendant ces jours de terreur irrationnelle, l’auteure Judith Elkin 4 affirme que les événements survenus mettent en évidence un processus de marginalisation et de discrimination croissantes envers les immigrants (parmi lesquels le nombre de Juifs était assez important), sous prétexte de l’implantation d’un régime communiste.
Cependant, aucun détenu n’a été accusé par la justice ni aucune preuve n’a été apportée par les organismes de l’État, concernant l’existence d’un mouvement révolutionnaire qui voulait implanter ce type de régime au pays. 

Le premier disparu de l’histoire argentine : l’assassinat de Marcos Satanowsky (1957)

Au milieu de la Revolución Libertadora (1955-1958) 5, un groupe commando est entré dans le cabinet de l’avocat Marcos Satanowsky et l’a assassiné en plein jour devant ses employés.
M. Satanowsky était l’une des figures les plus prestigieuses de la communauté juive de l’époque. Né à Kiev (Ukraine), il a écrit des livres de droit, il était professeur à la Carrière de droit à l’Université de Buenos Aires et président de l’une des plus importantes organisations culturelles et sportives du pays : La Sociedad Hebraica Argentina (la Société hébraïque argentine). L’avocat Satanowsky avait été engagé par le propriétaire du journal La Razón, Ricardo Peralta Ramos, afin qu’il tente de récupérer par l’entremise de la justice alors dirigée par des membres de la dictature civico-militaire, son média qui avait été originalement exproprié pendant la présidence de Juan Domingo Perón (1946-1955).
Le meurtre de Satanosky contenait un message très clair, adressé à la société argentine : éviter toute forme de confrontation (même comme dans ce cas, par la justice) contre les autorités dictatoriales.
Une enquête menée par le journaliste Rodolfo Walsh, a permis de démasquer et de juger les assassins : il s’agissait d’un groupe de militaires dirigés par le général de l’armée Juan Constantino Caranta, responsable du Secrétariat d’État aux renseignements.
En raison des circonstances qui ont entouré l’assassinat de Marcos Satanowsky 6, il est considéré comme « le premier disparu », et cette façon homicide d’agir sera utilisée de manière systématique pendant la Junta, et entraîna la disparition de milliers de personnes.

La dictature des années 76 et la communauté juive argentine

Comme on vient de le décrire, on pourrait affirmer que ce qui s’est passé pendant les années 1976-1983 a été une continuité d’événements aux traits hautement antisémites. Ce que cette dernière dictature a ajouté était des méthodes d’enlèvement et de meurtre plus sophistiquées (complétées par l’enlèvement des bébés en captivité), seulement comparables à ceux utilisés pendant le nazisme.
Il est vrai que la société argentine des années soixante-dix traversait une période d’ébullition et de changement social 7, après des décennies d’alternance de gouvernements démocratiques, de coups d’État et de dictatures civico-militaires, situation dans laquelle certains membres de la communauté juive avaient une forte implication. Et c’est pour cette raison qu’un pourcentage très élevé des disparus d’origine juive étaient des professionnels, des étudiants et des travailleurs engagés dans les revendications et les luttes sociales de l’époque.
Toutefois, il faut signaler qu’existait un degré élevé d’antisémitisme historiquement enraciné dans les forces armées argentines (et dans les secteurs de la société argentine, celles-là mêmes qui ont soutenu les coups d’État successifs qui ont eu lieu tout au long du siècle). Durant la Dictature des années 76, cet antisémitisme a pris la forme de persécutions et d’enlèvements de suspects et s’est poursuivi dans les camps de détention par la torture et la mort presque certaine de la plupart d’entre eux. À cela, il faut ajouter les vols, les atteintes à la propriété privée et la privation illégitime de liberté des membres de la communauté juive, simplement pour le fait d’être juif.

L’intervention des organisations juives officielles et les réponses des secteurs alternatifs

Bien que 40 années se soient écoulées depuis la fin de la dictature, ce n’est que depuis vingt ans qu’un débat a commencé pour analyser le rôle des institutions représentatives de la communauté juive (plus précisément l’AMIA 8 et la DAIA 9) pendant la Junta. Selon la version de ces organisations, elles étaient sous un état de menace permanente de la part des forces armées argentines face à toute tentative de leur part non seulement de connaître la destination des prisonniers, mais aussi de vouloir les sauver. Les conséquences se répercutèrent sur le reste de la communauté juive 10.
Cependant, les proches des Juifs disparus ne partagent pas cette opinion : ils se sont demandé si les organisations mentionnées ont tout fait pour éviter la mort d’un si grand nombre de membres de la communauté. La preuve évidente de ce questionnement est l’existence d’un petit groupe de rabbins et de journalistes qui, dans un premier temps, de manière isolée et clandestine, ont commencé à retracer la destination des détenus. Ils leur ont rendu visite en prison et ont réussi à en sauver quelques-uns d’une mort certaine.
On parle de rabbis Marshall Theodore Meyer, Roberto Graetz, Baruch Plavnick et le journaliste Herman Schiller, fondateur du Mouvement juif pour les droits de la personne, qui a eu une participation significative pendant la dictature et dans le gouvernement démocratique de Raúl Alfonsín (1983-1989), à l’occasion de l’ouverture des procès contre les membres de la Junta, accusés de crimes contre l’humanité.

L’enquête du Parlement israélien et les hommages récents

Afin d’analyser ce qui est arrivé aux disparus d’origine juive pendant cette période, le Parlement israélien a organisé en 1998 un comité d’enquête avec l’Asociacion de Familiares
Desaparecidos Judio 11. Les réunions israélo-argentines ont abouti à l’élaboration d’un rapport contenant de nombreux témoignages ayant servi à la poursuite finale des coupables. Et, en 2003, le parc appelé Forêt de mémoire a été érigé près de Jérusalem en commémoration des victimes juives du terrorisme d’État 12.
Plus récemment, au mois de novembre 2020, lors d’un événement organisé par l’AMIA, un millier de personnes se sont rassemblées virtuellement pour honorer la mémoire des disparus juifs argentins; une façon de ne pas oublier et d’empêcher la répétition d’événements qui malheureusement avaient – encore une fois de manière tragique – pour protagonistes, les membres de notre communauté.

Notes:

  1. Rapport sur le génocide commis contre la communauté juive, 1976-1983 publié par la Delegación de Asociaciones Israelitas Argentinas (D.A.I.A) en 2007.
  2. Rapport de la Comision Nacional sobre la Desaparicion de Personas (CONADEP), Eudeba, 2006
  3. Ibid note 1
  4.  Elkin, Judith. Jews of the Latin American Republic. Chapell Hill. University of North Caroline press, 1980.
  5. Dictature civico-militaire, qui, par un coup d’État a renversé le président Juan Domingo Perón
  6. Bien qu’il ait été effectué en plein jour, ses auteurs ont été protégés pendant longtemps, et ce n’est qu’après une longue période que l’on a découvert qu’il était organisé par l’État.
  7. Également inspiré par des événements internationaux tels que la Révolution cubaine, Mai 68 en France et la guerre du Vietnam
  8. Asociacion Mutual Israelita Argetina
  9. Delegación de Asociaciones Israelitas Argentinas
  10. Il y a des hypothèses qu’ils ont soutenu la possibilité qu’un nouvel Holocauste se produise, qui aurait pour victimes les membres de la totalité de la communauté juive argentine. Voir témoignage de Hector Timerman. Lipis Guillermo. Zikaron – Memoria- Judios y militares bajo el terror del Plan Condor. Editiral del nuevo Extremo S.A., 2010.
  11. Voir https://amilat.online/comision-israeli-por-lo-desaparecidos-judios-en-argentina/
  12. Pour voir plus de détails, vous pouvez consulter le site https://www.kkl-jnf.org/about-kkl-jnf/green-isra-el-news/june-14/argentina-disappeared-memoria-israel/argentine-disappeared-memoria-spanish/
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