À nous, les Émirats!

PAR Sylvie Halpern

Sylvie Halpern

 

 

 

 

 

« Partout à Dubaï on entend parler hébreu! » C’est l’effervescence depuis qu’Israël a normalisé ses relations avec les Émirats arabes unis. Et Abraham, qu’est-ce qu’il en pense?

Shlomi Lévy est rentré conquis de son premier séjour à Dubaï. Pas seulement parce que les HC Bat Yam l’avaient sélectionné pour livrer en décembre le tout premier match de hockey d’une équipe israélienne contre les Mighty Camels émiratis. Ni même parce qu’ils ont gagné, sous l’œil ravi de Marcy Grossman, l’ambassadrice du Canada aux Émirats arabes unis. Mais parce qu’il a suffi de quelques jours pour que l’avocat israélo-montréalais perçoive une véritable ruée vers l’or en Arabie et ne pense qu’à y retourner avec des clients : « J’y ai eu un sentiment de respect, de sécurité. Plein de gens marchaient dans les rues avec leur kippa et leur tsitsit (franges)! »
Depuis qu’Israël et les Émirats arabes unis ont signé le 15 septembre dernier les accords d’Abraham qui ont normalisé leurs relations, ils sont nombreux à foncer vers le Golfe avec autant de vigueur que Shlomi sur la glace. Et les choses vont si vite qu’on a du mal à suivre  la rondelle. Au panier la loi qui interdisait toute relation avec Israël : elle a été abrogée en quelques semaines. En août, la mairie de Tel Aviv était déjà illuminée aux couleurs du drapeau émirati. Depuis l’été dernier, les appels téléphoniques directs avec Israël et l’accès aux sites Internet israéliens sont permis. Le cheikh Hamad Bin Khalifa Al Nahyan, membre de la famille royale, devrait acquérir près de 50 % des parts du club de foot Beitar Jérusalem. Israël ouvre à Abu Dhabi un consulat et une ambassade aussi conséquents qu›à Washington. Et bien sûr, de part et d’autre il n’est plus question de visas…
Yanick Dahan est aujourd’hui directrice associée au développement à la Fédération CJA à Montréal. Mais en 2000, à la fin de ses études en marketing, elle a fait partie d’une délégation qui est venue vanter l’école de gestion de Concordia aux richissimes familles des Émirats arabes unis. Là-bas, on lui a montré l’Arabie des cartes postales – ses dunes, ses plages infinies, ses forêts de gratte-ciel – mais elle s’est bien gardée de dire qu’elle est juive : « J’avais fait refaire mon passeport avant de quitter Montréal parce qu’il y avait un tampon israélien dans le mien. Ça dit tout. » The Times They Are A-Changin’, chantait Dylan.

Vers Hanoucah, tout Israël semblait s’être donné rendez-vous à Dubaï, exempte de COVID-19 – ou si peu – et de restrictions. Il n’y a que trois heures de vol entre Tel Aviv et les Émirats arabes unis et quelque 50 000 touristes ont été déversés en Arabie par des avions archipleins d’El Al et d’Etihad. Selon les goûts, les visiteurs ont filé au Musée du Louvre d’Abu Dhabi ou sont allés se perdre dans l’immense Dubaï Mall qui se targue de compter… 1 300 boutiques. On en a même vu allumer des bougies de Hanoucah au pied du Burj Khalifa, le plus haut gratte-ciel du monde.

« Partout où on va, on entend parler hébreu! » Quand il n’est pas en train de s’activer dans la finance ou l’immobilier, Thierry Braha – un Genevois qui a été attiré voilà deux ans par les énormes opportunités des Émirats – prend son vélo pour s’attaquer à Al Qudra, une piste cyclable unique en son genre qui s’avance depuis Dubaï sur une centaine de kilomètres au milieu du désert : « Ici, ce sont un peu les États-Unis du Moyen-Orient en moderne, très structuré et très propre… presque la Suisse! ». En décembre dernier au Gitex, l’un des plus gros sommets de la technologie du monde qui se tient chaque année au Dubaï World Center, la délégation israélienne est venue en force pour sa première participation. Et au magnifique concert pour la paix offert par l’Israel Export Institute – Idan Raichel et Andrea Bocelli! – les Israéliens occupaient la moitié de l’opéra.
Une nouvelle Amérique ou le nouveau Moyen-Orient dont rêvait Shimon Peres? Comme un mirage, les Émirats ont surgi du désert voilà 50 ans, propulsés par la flambée du cours du pétrole. Si l’or noir est du côté d’Abu Dhabi, Dubaï qui est deux fois plus peuplée est stratégique par son port et sa magnifique côte. Et de son architecture audacieuse aux meilleurs chefs de la planète, rien n’y est laissé au hasard pour donner l’image d’une métropole avant-gardiste, sécuritaire et ouverte qui aimante. Tranchant en tout avec l’image habituelle qu’on peut avoir du monde arabe, près de 90 % de ses habitants sont des expatriés et la vie y coule en anglais. Quand en octobre prochain, elle accueillera pour six mois l’Exposition universelle, c’est l’image qui circulera dans le monde. Et qu’Israël a déjà bien reçue.
La mariée était belle sur le gazon de la Maison-Blanche, mais les – discrets – travaux d’approche ne datent pas d’hier. Déjà 2019 avait annoncé une ouverture : avec la visite du pape – une première – et la publication orchestrée d’en haut d’un beau livre de table à café, Celebrating Tolerance: Religious Diversity in the United Arab Emirates, qui faisait la part belle à la communauté juive. Les autorités ont aussi annoncé en fanfare pour 2022 la construction d’une « Maison de la famille abrahamique » sur l’île de Saadiyat, avec une mosquée, une église et une synagogue… Un message qu’Israël a reçu cinq sur cinq et outre le sentiment partagé de la menace que fait peser l’Iran – les services de renseignements vont évidemment aussi coopérer –, chacun trouve son compte dans cette normalisation qui s’est étendue à Bahreïn, au Soudan et… au Maroc où Shlumi s’active déjà à organiser un tout premier match de hockey.

Aujourd’hui le pétrole ne suffit plus aux richissimes Émirats arabes unis, il leur faut des idées : de la diversification, du savoir-faire, de la technologie tous azimuts – autant de gisements que la Start-Up Nation a à revendre. « La logique de la coopération entre nous est tellement grande », confiait à Times of Israël Jon Medved, le PDG du fonds d’investissement Our Crowd de Jérusalem : « Ils ont besoin d’innovation, nous avons besoin de marchés. Ils ont des capacités d’investissement, nous avons d’énormes possibilités d’investissement. Ils s’intéressent aux soins de santé, à l’énergie verte, à la cybersécurité, aux drones, aux transports, aux villes intelligentes, aux technologies de l’immobilier : nous avons tout cela! » Quant à Gil Feiler, chercheur au centre d’études stratégiques Begin Sadat de l’université Bar-Ilan, il prévoit que le commerce entre les deux pays pourrait déjà doubler au cours des deux ou trois prochaines années.
Plutôt réservée jusqu’ici, la petite communauté juive des Émirats arabes unis n’en revient pas encore de ce Nouveau Monde. Et évidemment, elle s’active
pour profiter de la manne… Des années durant, le rabbin Yehuda Sarna, qui dirige le centre Bronfman de l’université de New York, a été le seul rabbin – non-résident. Il débarquait avec ses repas : « C’était bien, dit-il en riant, à chaque voyage je perdais cinq livres. Maintenant, chaque fois j’en prends cinq! » De fait, devant l’afflux de visiteurs juifs, les choix de repas casher ont explosé : ainsi l’Armani/Kaf dans le très luxueux hôtel du même nom, le traiteur Elli’s Kosher Kitchen, les options casher aux menus des restaurants…
Scarlet Abensour qui a lancé il y a un an son entreprise de traiteur, Kosher Lab, n’en revient pas. Elle qui a toujours vécu au Maroc avant de venir faire ses études universitaires à Montréal, a suivi il y a quatre ans son mari qui est dans le courtage immobilier à Dubaï. « Quand je suis arrivée, on était une vingtaine de familles et tout était à faire. Mais depuis les accords, de plus en plus de Juifs veulent venir s’installer ici et le paysage change! ». Quant à Steve et Sarah Benchimol qui sont venus de France voilà cinq ans pour créer Dream Inn Dubaï, leur entreprise de location à court terme d’appartements et de belles villas, ils ont vu la demande de logements casher exploser.
Au fait, les Juifs des Émirats avaient le profil si bas qu’ils ne savent toujours pas combien ils sont : peut-être 300, peut-être 2 000, ils ne se sont jamais comptés. Les premiers sont arrivés en 2008 du Royaume-Uni avec leur iPad pour livre de prières. Quand Ross Kriel a débarqué d’Afrique du Sud en 2013, il était quasiment le seul juif pratiquant : « La communauté, nous l’avons construite brique par brique, a-t-il confié au magazine Alliance, le minyan a commencé dans mon salon. Puis j’ai loué The Villa – une première synagogue dans une maison privée – au nom du Conseil juif des Émirats que nous avons créé ». L’arrivée à Dubaï, en novembre dernier, du rabbin Élie Abadi – originaire de Beyrouth et spécialiste du judaïsme sépharade – va l’aider à structurer une communauté qui devrait grossir à vue d’œil.
Le Chabad lui aussi a mis les bouchées doubles. Le grand rabbin sépharade d’Israël a fait le voyage pour allumer la huitième bougie de Hanouka à Dubaï. Il a béni la première garderie juive du Golfe, l’embryon de Talmud Torah, vérifié les conditions de l’abattage rituel, examiné les plans du futur mikvéh (bain rituel). Et officiellement nommé, Levi Duchman, qui vit depuis six ans sur place, rabbin de la communauté juive des Émirats arabes unis. Originaire de New York, il a suivi sa formation et appris l’arabe à Casablanca auprès de son beau-frère, le rabbin Lévi Banon, qui n’est nul autre que le fils du rabbin David Banon de Montréal.
Israël a bien dit à ses ressortissants en goguette aux Émirats d’éviter de parler politique, rapporte le quotidien économique israélien The Marker, mais dans Israël Hayom, le sociologue français Shmuel Trigano s’interroge déjà : « La mosquée Al-Aqsa de Jérusalem va devenir un lieu de pèlerinage pour un nombre impressionnant de touristes en provenance du monde arabe ». Quant au site Mako, lié à la chaîne Channel 12, il a révélé que les touristes ne font pas que des excursions dans le désert, mais reçoivent aussi des services de prostitution proposés par des repris de justice israéliens déjà installés sur place… Qu’est-ce qu’il pense de tout ça, Abraham?

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