Quel avenir pour le peuple juif durant et après cette pandémie?

PAR Annie Ousset Krief

Annie Ousset Krief

Annie Ousset Krief

 

 

 

 

 

 

Le chercheur israélien Dov Maïmon

Dov Maimon est rabbin, ingénieur diplômé du Technion, titulaire d’un MBA de l’Insead (Fontainebleau), et docteur ès lettres de la Sorbonne – sa thèse de doctorat en anthropologie des religions, consacrée aux convergences entre mystiques juive et musulmane, a été gratifiée en 2005 du Grand Prix du Chancelier des Universités, qui récompense le meilleur doctorat français de l’année. Il enseigne à l’Université hébraïque de Jérusalem et à l’Université de Beer Sheva. Directeur de recherche au Jewish People Policy Institute (JPI), un think tank prestigieux, basé à Jérusalem 1, il analyse dans cet entretien l’impact de la pandémie sur le judaïsme mondial. Cet entretien a été accordé à la veille du nouvel an hébraïque et sa pertinence reste toujours d’actualité.

Pourquoi les communautés juives comptent-elles parmi celles qui ont été les plus touchées par cette pandémie?

En effet, la pandémie a particulièrement affecté les communautés juives à travers le monde. La crise a éclaté au moment des fêtes de Pourim et de Pessa’h, fêtes durant lesquelles les familles, les congrégations se rassemblent. Elles ont payé cher cette convivialité caractéristique de la vie juive. Et plus les Juifs étaient pratiquants, ou communautaires, et plus ils ont été touchés. Le virus a frappé au cœur même du vécu juif, de cet « être ensemble » indispensable au judaïsme. Car c’est dans le lien social que réside le secret de la créativité et de la pérennité du peuple juif. Le bouleversement apporté par la COVID-19 impose de réinventer ce lien social, dans des conditions de distanciation physique. Il faut créer de nouveaux modèles d’être ensemble, car c’est dans la rencontre, dans les échanges, que les Juifs ont produit cette créativité multimillénaire. 

Quelles sont les conséquences de cette crise sur la philanthropie notamment à l’égard des organismes ou du tissu communautaire juifs? 

Les implications de la crise sanitaire sont multiples, mais c’est au niveau de la philanthropie que les effets se sont immédiatement fait sentir. Les très gros donateurs n’ont pas changé leur philanthropie, mais les petits et moyens donateurs ont réduit – ou arrêté complètement – leurs contributions. On donne en fonction de ce que l’on gagne, et non en fonction de ce que l’on a : l’insécurité économique actuelle décourage les dons. 

Cette insécurité financière affecte notamment les écoles juives, en particulier aux États-Unis, où les frais d’inscription sont astronomiques : de 20 000$ à 25 000$ par an. Pourquoi continuer à payer de telles sommes si aucun enseignement n’est dispensé en présentiel? Ce que souhaitent les parents lorsqu’ils inscrivent leurs enfants dans des écoles juives, c’est leur assurer une éducation juive, mais aussi une socialisation avec des enseignants juifs, d’autres enfants juifs – une immersion dans un univers juif. Être dans le distanciel amène une rupture totale avec ce modèle d’interactions. Si l’on veut garder ce public scolaire, il faudra repenser des modes d’éducation qui seront plus populaires, moins onéreux. Et si la situation perdure, l’avenir des écoles juives est en jeu. 

Des centres communautaires et des synagogues risquent également de se retrouver au bord de la faillite. L’absence de recettes et les dettes en cours ont déjà obligé certaines structures à fermer. Si la majorité des organisations juives pensent pouvoir boucler leur budget pour 2020, l’année 2021 s’annonce difficile.

Y a-t-il tout de même des lueurs d’espoir à l’heure du coronavirus? 

Dans ces perspectives sombres, des solutions émergent. Et les menaces se transforment en occasions. De nouvelles fonctions se développent avec le distanciel. Sur le plan culturel, les événements organisés sur Zoom ont permis de rassembler des centaines ou des milliers de personnes, là où on se satisfaisait de nombres moindres. Ainsi, l’événement pour Yom Yeroushalaïm (Jour de la fête de l’unification de Jérusalem), qui s’est tenu à Paris, a eu une participation de 2 000 à 2 500 personnes. Quant au professeur Marcos Peckel, directeur de la Confédération des communautés juives de Colombie, il rapportait une participation de 600 personnes pour Yom Hashoah à Bogota, alors que d’habitude 200 personnes se rassemblaient pour cet événement. 

C’est un peu plus difficile au niveau de la pratique religieuse. Mais là aussi, des portes s’ouvrent, des occasions s’offrent à des personnes souvent éloignées de la communauté. De multiples yeshivot, écoles talmudiques, ouvertes partout dans le monde, ont dispensé à distance cours et études dans toutes les langues. C’est donc l’un des paradoxes de cette épidémie, qui, en interdisant les rassemblements physiques, permet les rencontres virtuelles et ramène au sein de la communauté des individus qui retrouvent leur identité juive.

Il reste cependant des domaines où le virtuel ne peut remplacer la présence physique : les programmes Taglit et Massa amènent chaque année des milliers de jeunes Juifs de la diaspora, afin de leur offrir des voyages d’immersion éducationnelle et culturelle. Ce sont des expériences transformantes, grâce auxquelles ces jeunes gens retrouvent, avec les Israéliens qu’ils rencontrent, une judéité commune et renforcent leur appartenance. Car à peine 10 jours en Israël (avec Taglit) diminuent le taux de mariages mixtes de 50 %, et les 6 mois à 1 an avec l’un des 200 programmes offerts par Massa sont la première marche vers l’alyah, l’immigration en Israël. Ces deux grands projets ont dû être suspendus – avec des conséquences négatives à terme.

Quels sont dans cette situation inédite les principaux enjeux que vous percevez pour le monde juif?

La crise que nous vivons actuellement soulève d’autres enjeux, notamment au niveau géopolitique. La géopolitique agit sur l’identité juive. Ce qu’il se passe en Israël affecte toutes les communautés juives de la diaspora, et les évolutions de la communauté juive américaine, qui à elle seule représente 80 % de la diaspora, a des effets sur Israël. Nous sommes tous dans le même bateau. Dans les 70 ans qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, le peuple juif a prospéré et a su trouver sa place dans les régimes démocratiques libéraux. La méritocratie, caractéristique de ces sociétés, a permis aux Juifs d’accroître leur influence intellectuelle, culturelle, économique et politique. C’est cette capacité d’adaptation qui fait la résilience du peuple juif. Et il ne s’est jamais aussi bien porté. La globalisation est essentielle à l’épanouissement du judaïsme. Or la tendance actuelle est au retour du national, des frontières, de l’antiglobalisation. Cette évolution posera problème à Israël, mais aux Juifs de la diaspora aussi. Au cœur des changements, l’évolution des États-Unis vers le protectionnisme et l’isolationnisme est un danger pour Israël. Car ce qui fait la force de l’État juif, mais aussi du peuple juif, c’est le triangle stratégique Jérusalem – Washington – la communauté juive américaine. Et tout ce qui peut affaiblir ce triangle quasiment sacré pose un problème. Le JPPI est inquiet de ce qui s’annonce peut-être comme le déclin de l’empire américain. L’isolationnisme n’est pas nouveau, c’était déjà une tendance forte chez Barack Obama, perpétuée par Donald Trump et accentuée par la pandémie. Les États-Unis, s’ils se désengagent du Moyen-Orient, laisseront la place à la Chine, ou à la Russie. Et le Hezbollah pourra se développer sans obstacle. Car l’Iran continue sa guerre par procuration à travers ce mouvement terroriste. C’est une menace existentielle pour Israël.

Le déclin (possible) de l’empire américain se double du déclin de la communauté juive américaine. Les Juifs américains se sont assimilés. La dimension ethnique, le lien viscéral au peuple juif et à Israël, a disparu. On est beaucoup plus libéral, démocrate, que juif. Le judaïsme est devenu une religion, une culture… On est en train de perdre la jeunesse américaine à grands pas. L’un des effets de cette tendance naturelle à l’assimilation est la distanciation par rapport à Israël. Or la communauté juive américaine a été un rouage essentiel dans les relations États-Unis/Israël. Mais elle a perdu de son influence démographique et politique, et son rôle ira en diminuant. L’affaiblissement des liens semble inévitable dans un avenir plus ou moins proche.

Quel est l’impact du coronavirus sur la société israélienne?

L’une des conséquences inédites du coronavirus sur la société israélienne a été de renforcer la cohésion nationale entre Juifs et Arabes israéliens. Les Arabes israéliens se sont sentis plus israéliens qu’avant. C’est ce que montre une étude du JPPI, établissant une comparaison entre 2019 et 2020 sur le thème de l’identité principale : 51 % se définissent comme Arabes israéliens (contre 48 % en 2019), 23 % se définissent comme Israéliens (seulement 5 % en 2019), 15 % s’identifient comme Arabes (27 % en 2019) et 7 % comme Palestiniens (18 % en 2019). Cette identification à Israël est en progression spectaculaire, et s’inscrit dans la durée. Les Arabes israéliens ont pris conscience du fait qu’ils pouvaient évoluer dans la société israélienne comme ils ne le pourraient pas dans une quelconque société arabe, en profitant de la méritocratie. Le coronavirus a mis sur le devant de la scène les médecins, les soignants, arabes : ils représentent 23 % du corps médical (parmi eux de nombreux professeurs de médecine et chefs de service des hôpitaux), 50 % des pharmaciens.

Comment voyez-vous dans ce contexte, l’alyah des Juifs en Israël?

Avec la pandémie, des théories complotistes ont fleuri, accusant les Juifs d’être responsables du virus. Ainsi, près de 20 % des Anglais ont adhéré à ces thèses. Aux États-Unis, ce sont les mouvements suprémacistes blancs qui se sont emparés de cette thèse conspirationniste. Et on a aussi accusé les Israéliens d’avoir créé le virus afin de vendre leur vaccin. Même si la propagation de ces thèses a été relativement limitée, elle a renforcé un sentiment d’insécurité chez les Juifs de la diaspora et généré un très fort désir d’alyah. Il faut ajouter à cela la capacité d’Israël à gérer la crise sanitaire – ce que n’ont pas su faire d’autres pays, comme le Brésil ou les États-Unis. La période n’est pas vraiment propice à l’immigration dans la mesure où le choc économique de la pandémie se fait durement sentir, mais même si Israël tend à favoriser une immigration choisie, de talents nécessaires à la société israélienne, l’alyah a toujours été un facteur de croissance, et tout Juif qui vient en Israël est une bénédiction. Israël prévoit l’arrivée de 100 000 Juifs dans les trois prochaines années.

On vit à tous les égards une période exceptionnelle. Le peuple juif a toujours su faire face et se réinventer.

Notes:

  1.  Le Jewish People Policy Institute (JPPI) rassemble depuis 2002 de grandes figures du monde universitaire, politique et entrepreneurial, d’Israël et des communautés juives de la diaspora. Sa mission, comme l’énonce son site, est « d’assurer l’essor du peuple juif et de la civilisation juive ».
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