De l’Espagne à la Nouvelle-France via la principauté-refuge de Sédan : une surprenante migration sépharade

LE PÉRIPLE DE LA FAMILLE BARON (ARON)– NÀJERA JUSQU’À QUÉBEC

 

PAR Nikolas-Samuel Baron Bernier

Nikolas-Samuel Baron Bernier

Nikolas-Samuel Baron Bernier

 

 

 

 

 

 

                             

 

Immigrations clandestines

On cite souvent les mésaventures d’Esther Brandeau, cette jeune femme déguisée en garçon qui a tenté de débarquer clandestinement au port de Québec en 1738, comme étant le seul cas d’immigration juive dans la colonie à l’époque où seuls les catholiques avaient le droit de s’y établir[1].

C’est inexact.

D’abord, dès juillet 1631, le Don-de-D.ieu en direction de Québec transporte à son bord un passager désigné simplement comme « Le Juif » ayant signé une « protestation solennelle[2] ».

Ensuite, comme nous le rapporte Daniel-Arthur Hart[3] : « On April 1, 1752, a Jew born in Holland, aged 48 years and three months was brought to Louisburg, after he had embraced the Catholic faith on board the ship “La Fripponne”, while on her way to Quebec[4]. » Baptisé de force en pleine mer, son nom aurait été Joseph Moise Kel[5].

Il existe aussi le cas de Jean-Baptiste Rodrigue, un corsaire portugais, pilote du Roi et marchand à Québec, à Port-Royal et à Louisbourg dès 1712[6]. Les recherches de Carlos Taveira menées grâce au Fonds Gradis, divulguées lors d’une conférence au Musée de la Civilisation, révèlent que celui qu’on connaît également sous le nom de Jean de Fond était Juif[7].

Enfin, Jean-Marie Gélinas a mis en évidence par des contrats que son ancêtre Étienne (1658), officiellement protestant, appartenait à une petite communauté crypto-juive à Saintes et aurait été d’origine espagnole[8].

Dans son article « Une présence juive en Nouvelle-France? », l’historien Pierre Anctil écrit : « Il n’y aucun doute à savoir qu’un petit nombre de Juifs, surtout des sépharades, sont arrivés dans la colonie du Canada avant 1763, et que plusieurs d’entre eux ont pu s’installer à Québec. Comme ces immigrants embarqués dans des ports français ne pouvaient déclarer ouvertement leur identité religieuse sous peine d’être forcés de retourner en Europe, il est très difficile d’en préciser le nombre[9]. »

Il est donc possible que notre connaissance sur ces migrations augmente et que d’autres familles « québécoises de souche » révèlent leurs surprenantes racines juives ou marranes[10].

Nous proposons donc ici un bref aperçu des résultats d’une recherche archivistique en cours sur ce thème.

Seda : terre de refuge

Un événement majeur influence les mouvements migratoires des populations juives en Europe et vers l’Amérique du Nord et l’Afrique du Nord à la fin du 15e siècle et au 16e siècle : l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 et du Portugal en 1496[11].  Une autre pression migratoire s’exerce en Europe et en France durant la Renaissance : les guerres de religions et la « chasse » aux protestants[12].

Sédan a été une principauté indépendante de la France de 1549 à 1642[13].  La Principauté de Sédan a été un refuge pendant les guerres de religions pour les protestants[14], et aussi pour les Juifs, qui obtiennent le droit d’y résider officiellement en 1609[15]. Une petite communauté juive formée de réfugiés, dès l’avènement de la principauté, y aurait déjà été officieusement présente[16].

Sédan possède une Académie qui attire plusieurs intellectuels de la Réforme. On y retrouve à partir de 1577 Emmanuele Tremellio, un Juif de Ferrara (Italie) qui s’est converti au protestantisme et qui y obtient une chaire d’Hébreu[17].

A priori, la principauté de Sédan ne figure pas sur les lieux ayant connu une forte vague d’immigration juive-espagnole. Pourtant, un examen attentif des registres protestants de Sedan démontre l’existence de l’immigration espagnole, surtout à partir des années 1580. Est-ce une coïncidence, quand on sait qu’à partir de 1580 l’Inquisition espagnole a redoublé d’ardeur en Espagne pour pourchasser les conversos crypto-juifs du Portugal nouvellement annexés ou ceux qui étaient restés malgré le décret de l’Alhambra[18]?

Voici quelques exemples de familles espagnoles que le recensement de plus de 300 actes d’état civil dans les registres protestants de Sédan a permis de retrouver : Gerard Malaga (1593), Jean Mirandal (1584), Suzanne Gonzal (1575), Jeanne Bazan (1575), Laurent d’Aragon (1589), Elizabeth Siga (1600) Suzanne Sigal (1583), Marie Pina (1596), Louise de Guarigua (1622), Samuel Bogan (1595), Sara Botter (Botero) (1587).

Sidrach Baron : tentative de retour en Espagne

On retrouve à Sédan la famille Baron, à laquelle nous portons une attention particulière puisqu’on y retrouve Sidrach, l’ancêtre de plusieurs familles de Nouvelle-France, dont celle de l’auteur de ces lignes. L’investigation qui nous a mené jusqu’à Sédan sur la piste de potentiels conversos d’origine espagnole convertis au protestantisme, mais conservant une mémoire identitaire juive[19], a été entreprise il y a plusieurs années. Nous l’avons commencée afin de vérifier si la tradition orale (sur l’origine judéo-espagnole et l’origine du patronyme provenant de « Bar Aaron ») et certaines caractéristique ethnologiques (transmission de la langue espagnole, lien contemporain économique, social, culturel et affectif  avec l’Espagne, possession d’un terrain, d’une résidence familiale et d’un réseau en Espagne, conscience juive prononcée et transmise aux enfants, coutumes inconscientes en lien avec le Shabbat, autres traditions, etc.) d’une des branches de la famille Baron du Québec pouvaient être appuyées par des documents.

Or, il se trouve que la « légende familiale » semble fondée.

En premier lieu, elle est vérifiée principalement par une preuve circonstancielle qui met en évidence le réseau matrimonial développé avec d’autres familles sépharades et, en second lieu, par une preuve directe étayée par un document d’archives découvert récemment.

Les registres protestants indiquent que Sidrach a été baptisé le 17 mars 1585 à Sedan. Son père est Michel Baron et sa mère Marguerite Husson, sa marraine Marie Serva.

C’est en recherchant les noms de familles et les villes d’origine des parrains et marraines des autres enfants (Abraham, Jérémie, Thomas, Marie) du couple Baron-Husson, ainsi que les noms et villes d’origine de leurs époux/épouses plusieurs années plus tard, que l’on met en lumière l’existence d’une petite communauté de personnes d’origine sépharade, incluant aussi le réseau des frères de Michel Baron, Thomas et Jean, et de leurs enfants (Jonas, Élizabeth, Isaac).

Par exemple, Thomas épouse Perrette Badach, qui est originaire de Bone (Algérie) d’après l’acte de décès de Perrette. Le patronyme Badach a été justement identifié comme nom porté par des familles sépharades provenant du Maghreb[20]. Autres exemples au sein du même cercle familial Camis[21], Camizo[22], Caloz, Loys[23], Brandeau (Brandao)[24].

 

Loupien Baron, fils de Sidrach, Villenauxe (Troyes), Champagne

La récente découverte de ce document d’archives dans le registre des actes de baptême de Villenauxe (Troyes) a pu apporter la preuve directe concernant l’origine espagnole de Sidrach et de sa famille :

  

 

 

 

 

Dans cet acte de baptême de Loupien Baron daté du 19 mars 1608, il est écrit que ses parents Sidrach Aron et Halzola Najera sont originaires de San Sebastian (Espagne) et bénéficient de Fueros, terme utilisé pour les droits de la personne et le respect de certaines coutumes des citoyens espagnols. Le véritable nom de la mère est Francisca Alzola Najera, fille de Lope Najera[25] et Catalina Alzola, d’après son acte de baptême daté du  9 janvier 1591 retrouvé dans les archives de San Sebastian.

 

Nicolas Baron, fils de Loupien : cap Nouvelle-France, ultime refuge

Nicolas Baron fils de Loupien et de Jeanne Thierson, autour de 1672, quitta la Champagne pour la Nouvelle-France et épousa en 1676 Marie-Marthe Chauvin puis engendra une progéniture plutôt abondante. Sa descendance nombreuse allait se « sédentariser » au même endroit, à Maskinongé et dans la région de Trois-Rivières pour une bonne dizaine de générations. Un fait nouveau depuis les pérégrinations nomades en Europe.

Ce n’était qu’un bref aperçu de quelques humbles découvertes sur les migrations mouvementées de nos ancêtres judéo-conversos jusqu’en Nouvelle-France. L’intégrité des résultats de recherche sera publiée ultérieurement. Peut-être une petite brèche, de concert avec d’autres recherches, dans un dogme historique et un monolithe identitaire trop bien établis?

En terminant, citons cet anonyme qui, méditant sur l’arbre généalogique de ses ancêtres ainsi que sur sa propre existence, a écrit : « Nous sommes toutes et tous le fruit d’innombrables Amours. »

 

Saint-Sébastien (Espagne)

 

Maison familiale de Wilfrid Baron Lafrenière, marchand de foin à Maskinongé, vers 1928

 

[1] Tisdel, Gaston, « Brandeau, Esther », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2, Université Laval/University of Toronto, 2003.

[2] Trudel, Marcel, Histoire de la Nouvelle-France, vol. 2, Fides, Montréal, 1966, p. 49.

[3] Hart, Arthur Daniel (dir.), The Jew in Canada, Toronto, 1926.

[4] Public Archives : Etat Civil-Louisbourg. 1752-1754. Série F, vol. 179F, p. 16.

[5] Boutet, Michel-Gérard, Les Juifs sépharades et marranes en Nouvelle-France et au Bas-Canada, Académia.edu.

[6] Pothier, Bernard, « Rodrigue, Jean-Baptiste », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2, Université Laval/University of Toronto, 2003.

[7] Voir https://www.facebook.com/events/mus%C3%A9e-de-la-civilisation/un-corsaire-juif-portugais-en-acadie-avec-carlos-taveira/174832873205728/

[8] Gélinas, Jean-Marie, « Un secret bien gardé », dans La Voix sépharade, Montréal, décembre 2003.

[9] Anctil, Pierre et Jacobs, Simon. Les Juifs de Québec : Quatre cents ans d’histoire. Voir Anctil, Pierre, « Une présence juive en Nouvelle-France? », chapitre 1, Presses de l’Université Laval, 2015.

[10] Bensoussan, David, « Premiers Juifs de Nouvelle-France : une page d’histoire méconnue », dans Huffpost, 2017.

[11] Ayoun, Richard, « Le judaïsme sépharade après l’expulsion d’Espagne de 1492 est-il un monde éclaté? », dans Histoire, économie et société, 1991, 10e année, n° 2, p. 143-158.

[12] Bernier, Isabelle, « Guerre et religion : les affrontements religieux en Europe au XVI et XVIIe siècles », dans Futura Sciences.

[13] Sedan, plan de sauvegarde et de mise en valeur du site patrimonial remarquable : Rapport de présentation, Direction régionale des affaires culturelles du Grand-Est – Conservation régionale des monuments historiques, 2018.

[14] Ibid.

[15] Bloch, Séverine, La synagogue de Sedan, Éditions ACSIReims, collection Culture, no 6, 2017.

[16] Ville de Sédan, Révision générale du plan local d’urbanisme – Rapport de présentation, Département des Ardennes, 2013.

[17] Peyran Charles. Histoire de l’ancienne Académie réformée de Sédan, thèse présentée à la faculté de théologie protestante, 22 juin 1846, Strasbourg 

[18] Revah L.S., Antonio Enríquez Góme : un écrivain marrane, v. 1600-1663 dans la collection Chrétiens juifs – Biographies, Edition Carsten Wilke, 2003. (je demanderai à l’auteur à quoi correspond cette fin de note)

[19] Voir Muchnik, Natalia, « La conversion en héritage. Crypto-judaïsants dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles (Espagne, France, Angleterre) », dans Histoire, économie & société, vol. 33, no 4, 2014, p. 10-24. Roth, Cecil, Histoire des Marranes, Paris, Édition Liana Levi, 1990, 344 p. Et Dureau, Yona, « Les immigrants juifs entrés en Angleterre sous Elisabeth Ire (1558-1603) », dans Seizième Siècle, no 7, 2011, p. 171-224.

[20] Voir Sebag, Paul, Les noms des Juifs de Tunisie; origines et significations, Paris, L’Harmattan, 2002. Eisenbeth, Maurice, Les Juifs d’Afrique du Nord; démographie et onomastique, Alger, 1936. Taieb  Jacques, Juifs du Maghreb; noms de famille et société, Paris, Cercle de Généalogie Juive, 2004. Et Toledano, Joseph, Une histoire de familles; les noms de famille d’Afrique du Nord, Jérusalem, 1999.

[21] Voir « Ketubot from the sephardic diaspora », index compilé par Mathilde Tagger à partir de la banque de données de The Jewish National and University Library (JNUL), Jerusalem (http://jnul.huji.ac.il/dl/ketubbot/). Et Regne, Jean, History of the Jews in Arago : regesta and documents, 1213-1327, Magnes Press, The Hebrew University, 1978.

[22] Op. cit., Taieb, Jacques, note 20.

[23] The Jewish Surnames in Medieval Spain that Survived in the Sephardic Diaspora, banque de données compilée par Mathilde Tagger, https://www.sephardicgen.com/databases/MedievalSurnames.html.

[24] À noter en passant qu’une abondante littérature et recherche archivistique confirme également que le patronyme Baron est porté à l’époque par plusieurs familles sépharades, tant en Espagne, en France et dans le Maghreb, mais étant donné la grande diversité d’origines de ce nom, nous nous concentrons ici sur les liens entretenus avec d’autres familles dont les patronymes sont plus rares et presque exclusivement sépharades, à l’époque du moins.

[25] Nos recherches sur cette branche de la famille Najera dans les archives espagnoles nous indiquent qu’il s’agit d’une famille juive convertie au christianisme après 1492. Plusieurs documents attestent durant cette période la présence ouvertement juive des Najera, dans la région de Cordoba en Andalousie et dans le pays basque espagnol. En 1488, le rabbin Abrahan Najera, originaire de Valmaseda près de San Sebastian, écrit même au Roi une requête en tant que « Procureur des aljamas de ces royaumes », pour récupérer les maisons et biens confisqués aux Juifs afin qu’ils puissent les donner en héritage à leurs enfants « ainsi qu’ils l’ont fait jusqu’à maintenant ». Une grande partie des familles Najera refusent de se convertir et sont expulsés en 1492, tandis que d’autres restent en tant que conversos ou nouveaux chrétiens. Jusqu’à maintenant, nous avons trouvé dans les archives de l’Inquisition du 16e siècle et du début du 17e siècle une douzaine de membres de la famille Najera condamnés ou accusés de « judaïser », tandis que d’autres subissent d’autres types de « Procès de foi » tels qu’hérésie, blasphème, et  pour « sorcellerie ».  Quelques uns sont originaires de San Sebastian ou de la région. Une autre partie des recherches a répertorié dans le pays basque espagnol bon nombre d’édits et de décrets d’expulsion datant de la fin du 16e siècle et du début du 17e  siècle concernant toute personne qui aurait des ancêtres juifs, même devenus chrétiens! Le paroxysme du zèle semble culminer en 1604 où on observe des expulsions individuelles forcées suivant l’application de précédents décrets. En attendant prochainement une publication plus exhaustive, il nous fera plaisir de partager sur demande les sources de ces archives par voie de courriel (nikolassamuel.baronbernier@gmail.com).

 

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