Confinement et santé mentale : à la recherche du lien social
PAR Amnon Suissa
Temps de crise. Confinement. Imprévisibilité.
Chacun de nous essaie d’apprivoiser la solitude imposée à sa façon, selon ses conditions, son état de santé, son réseau social, son choix et son style de vie. La communauté juive de Montréal n’échappe pas à ce contexte contraignant et a mis en place ses propres mécanismes d’adaptation. Les élans de solidarité se sont multipliés dans les services aux plus démunis, aux aînés et aux personnes seules. Le plan B est rapidement devenu le plan A : les liens virtuels et numériques se sont activés à créer un lien substitut, mais un lien qui nous fait sentir que nous ne sommes pas seuls. Devant la pandémie, nous réalisons également que nous ne sommes pas tous égaux. Certains en ressentent les effets pervers de manière plus forte, plus soutenue. Soit avec les anxiétés issues de l’imprévisibilité des lendemains au plan économique et social ou en matière de santé mentale.
Comment garder ce fameux équilibre entre les stress du dehors et du dedans, entre la santé physique et mentale en contexte de survie?
À cette question, on peut dire que la détresse, pour les personnes déjà vulnérables, a tendance à s’accentuer, car l’imprévisibilité des horizons, présents et futurs, occupe une place plus centrale dans leur style de vie et mine, jusqu’à un certain point, les mécanismes d’adaptation.
Ce stress absolu, pour paraphraser la chercheure Sonia Lupien, et « ce virus qui rend fou » de Bernard-Henri Lévy, pour reprendre le titre de son dernier ouvrage 1, imposent à chacun de nous une contrainte gigantesque : l’absence du lien social, le vrai. Contrairement au lien virtuel offert par les écrans, le lien face à face est porteur d’affect et constitue une condition vitale à notre équilibre psychique. Il active nos cinq sens. Notre cerveau nous en remercie quotidiennement. En contrepartie, nous priver de liens sociaux peut conduire à d’importants déficits. Sur le plan de la santé mentale, et loin de prétendre couvrir l’ensemble des scénarios possibles, on peut souligner l’impact important de la solitude chez les personnes déjà fragilisées. On peut penser aux aînés, aux personnes en situation de précarité, aux familles monoparentales avec des liens sociaux faibles, aux jeunes et moins jeunes qui doivent composer avec la rupture des liens et des amis, aux professionnels convertis au télétravail, aux personnes souffrant de dépendance ou de conditions médicales.
À ce stade-ci, plusieurs études sur les conséquences concrètes de la pandémie sur la santé mentale sont en cours. En attendant des résultats plus détaillés, certaines tendances se dessinent déjà :
Un plus haut taux de divorces pour les couples déjà fragiles
Une augmentation de la violence conjugale et intrafamiliale de nature psychologique, physique et sexuelle
Un accroissement des troubles du sommeil
Un recours grandissant aux anxiolytiques, à l’alcool et à d’autres psychotropes.
Un plus grand recours aux JEL (jeux en ligne) pour les joueurs de jeux de hasard et d’argent afin de combler le vide et la solitude du confinement avec la fermeture des casinos
Un chômage forcé des travailleurs qui doivent se recycler dans une économie nouvelle ou s’adonner au télétravail
Des tragédies de décès de milliers de citoyens avec la COVID-19 combinées à l’absence d’espaces pour les deuils et les rituels qui permettent généralement aux survivants de mieux traverser ces traumas, etc.
Ces conditions, que certains qualifient de traumas, voire de coma, exercent une influence directe sur la santé mentale. Qu’entend-on par santé mentale? Comme essai de définition de la santé mentale, retenons simplement que c’est « un état dynamique et temporaire visant l’équilibre ». Dynamique parce que c’est un processus continu et temporaire, car personne ne peut prédire où ni comment les lendemains seront faits. Par équilibre, il faut entendre appartenance et socialisation, d’une part, et reconnaissance et développement personnel, d’autre part. Ainsi comprise, la santé mentale nous renvoie à un processus, conscient ou inconscient, de notre condition à la recherche continue de cet équilibre. Aujourd’hui, alors que nous assistons à un certain déconfinement graduel, 2 nous réalisons tous l’importance du lien social primordial à notre équilibre psychique.
La solitude : de quoi parle-t-on?
Tout d’abord au plan sociologique, il faut mentionner que nous sommes de plus en plus sollicités comme individus et de moins en moins comme membres de collectifs. Autrement dit, on assiste davantage à un règne du JE au détriment du NOUS, ce que plusieurs experts nomment l’« hyper individualisme ». De plus, une solitude imposée plutôt que choisie constitue une source importante de stress, d’anxiété, voire de détresse. On peut penser à la modalité sociolégale d’exclure les citoyens ayant commis des délits en leur imposant la solitude absolue, la prison. Bien sûr, habiter en solitaire n’est pas forcément une preuve d’isolement. Les exemples sont nombreux de personnes qui vivent seules tout en bénéficiant d’une vie sociale bien remplie. Cela étant, le nombre de corps non réclamés à la morgue a presque doublé au Québec en 10 ans. L’an dernier, la Grande-Bretagne a instauré un ministère de la Solitude. Les recherches avaient démontré que 15 % des aînés dans la population anglaise n’avaient eu aucun lien social, aucune visite, aucun toucher, aucun câlin. Quand on ne s’attaque pas à la solitude, celle-ci revient au galop avec des coûts sociaux et de santé qui montent en flèche dans les hôpitaux et les urgences.
Lorsque l’isolement social se prolonge, le système tend à s’émousser. La motivation s’étiole, et s’installe alors ce que le psychologue Martin Seligman appelle la désespérance apprise. Autrement dit, lorsqu’on échoue à se procurer, pendant trop longtemps, ce qui est nécessaire à la vie, on finit par baisser les bras. Au plan neurologique, rester cloîtré provoque sur notre cerveau les mêmes effets qu’une privation de nourriture. Un jeûne physique et social. Si nous restons isolés trop longtemps, nous mourons socialement, graduellement, mais sûrement. Dans la mesure où notre cerveau est conçu pour interagir davantage avec l’humain, force est de constater que le fait de se priver de liens sociaux peut conduire à d’importants déficits.
Et les écrans dans tout ça?
Entre 2007 et 2017, le temps consacré aux écrans a triplé. Cette hausse fulgurante semble se généraliser à l’échelle internationale. Avant la pandémie, au Canada, on s’exposait à un écran en moyenne toutes les 12 minutes, 16 heures sur 24; les adolescents passent en moyenne plus de 7 heures par jour devant les écrans. Dans cette crise de pandémie, le recours aux écrans a été d’un grand secours et son usage a été en forte augmentation. Contrairement à la logique du livre et de la narration où la dynamique est fondée sur une identité primaire (une personne à la fois, un rôle unique), la logique des écrans et d’Internet nous projette dans la multiplication des identités. Autrement dit, avec le livre, on fait une chose à la fois, et on passe ensuite à autre chose, alors que l’écran n’offre pas de signal d’arrêt. L’exposition est continue ou comme dirait Tisseron : « c’est un éternel présent ».
Tout en distinguant l’usage de l’abus, qui dit exposition abusive aux écrans dit aussi plus de solitude. S’il y a abus chez certains jeunes, cela aura tendance à nuire au développement de leur imaginaire. Or, c’est avec cet imaginaire à l’âge adulte qu’on trouve sa résilience et sa capacité à résoudre les inévitables écueils de la vie. Le cerveau étant monotâche et non multitâche, comme on pourrait le croire, on peut conclure que moins les enfants sont exposés aux écrans, mieux leur cerveau se porte. En réalité, notre cerveau nous remercie tous les jours de nourrir des liens sociaux réels : une source d’équilibre physique et mental. À la lumière de ces considérations, il revient à chaque famille, à chaque parent, non pas de « bombarder » les jeunes de faits accablants, mais plutôt d’ouvrir les fenêtres en leur donnant la parole pour les aider à faire des choix éclairés. Plutôt que de parler des écrans, d’opter plus sur des échanges autour de la relation que nous entretenons avec les écrans. Les parents peuvent commencer par discuter de leur propre relation aux écrans ou poser à leur enfant des questions ouvertes sur ce qu’il vit en ligne. Lui donner la parole, c’est lui donner le pouvoir de recadrer la relation qu’il entretient avec les écrans.
Une occasion de changement
Dans ce contexte de grande vulnérabilité, la question de la force ou de la faiblesse des liens sociaux est un facteur central de protection. Ceux et celles ayant développé des centres d’intérêt et de satisfaction multiples avec des liens sociaux forts pourront passer plus facilement à travers cette période à haut risque, alors que ceux préoccupés par la survie et des conditions socioéconomiques difficiles éprouveront plus de difficultés à garder cet équilibre de santé mentale. Ainsi comprise, la force des liens sociaux réels et non virtuels joue un rôle prépondérant dans la réussite à traverser cette période très difficile. Au Québec, seulement 10 % des résidents de CHSLD reçoivent de la visite régulièrement. Cette déshumanisation des liens produit des effets pervers mesurables et concrets qui affectent la santé mentale. Nous sommes des êtres principalement sociaux, ne l’oublions pas. Les besoins psychosociaux de reconnaissance et d’estime de soi se trouvent au cœur de la recherche de solutions, du lien social. Pour qui le ferais-je? Qu’aurais-je comme avantage affectif et social si je m’investis? Serais-je reconnu(e) pour mes efforts? Si oui, par qui? Ces questions nous renvoient en définitive à l’importance des valeurs telles que la solidarité et le soutien aux personnes vulnérables.
Si le monde post-COVID-19 ne sera plus le même, force est de constater que cette pandémie a mis en lumière un immense élan de solidarité et de générosité. Paradoxalement, cette crise est également une occasion de changement et d’ajustement de nos « vieux » mécanismes. Les personnes ont pris conscience de l’importance de se serrer les coudes, d’être attentives aux besoins de leurs proches, de faire preuve de sollicitude, en particulier envers les plus démunis. Les liens avec les êtres que nous chérissons et aimons sont non seulement une source d’équilibre, mais aussi un marqueur central dans la prévention de diverses difficultés dans nos parcours de vie. Des liens sociaux forts et étroits ne sont pas seulement nécessaires pour que chacun puisse vivre une vie saine, ils sont aussi indispensables pour bâtir des communautés plus dynamiques et plus épanouies. Établir un minimum de règles de fonctionnement crée un environnement plus prévisible, et qui dit prévisibilité dit moins de comportements à risque. Comme dit le dicton : savoir plus, c’est risquer moins, car le lien face à face est vital pour notre longévité.
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