Deux médecins signataires de l’appel à la communauté juive : entretien avec Dr Elie Hadad et Dr Eric Sabbah
PAR Elie Benchetrit
LVS – Quels sont les motifs qui vous ont amené à lancer cet appel à notre communauté tout particulièrement à la veille des fêtes de Pessah?
Dr Elie Haddad – Dès le mois de mars, on avait constaté une multiplication de cas de la COVID-19 et de décès au sein de notre communauté. La semaine de relâche avec la venue de visiteurs des États-Unis, la fête de Pourim et la célébration de mariages avaient contribué à aggraver la situation. Avec un groupe d’amis médecins, nous avons jugé nécessaire de lancer un cri d’alarme, car il devenait évident que notre communauté était en danger, surtout à la veille des fêtes de Pessah. Cette première lettre a été écrite avec les Docteurs Éric Sabbah et Arielle Lévy, avec l’aide de Dre Karen Bouzaglo. Nous avons aussi bénéficié de l’aide de l’Honorable Jacques Saada, président en exercice de la CSUQ, à qui j’avais fait part de mes préoccupations et insisté sur le fait qu’il fallait faire quelque chose et le faire vite sous forme de lettre afin de toucher le plus grand nombre de médecins de notre communauté. Cette première lettre avait eu un grand impact et de nombreux médecins aussi bien sépharades qu’ashkénazes ont exprimé le désir de participer à un appel plus général. Les Drs David Serrero, urgentiste, et Sophie Alloul, pédiatre, nous ont suggéré qu’il fallait impérativement impliquer nos rabbins pour que la lettre ait un poids spirituel du point de vie halakhique ce qui constituerait un plus aux recommandations scientifiques du corps médical.
Dr Eric Sabbah – À titre personnel, je suis très actif sur les réseaux sociaux où je m’exprime de manière très ouverte et, parfois peu conventionnelle, en donnant souvent des conseils à mes lecteurs. Lorsque j’ai constaté, dès le début de la pandémie, les cas de contagion ainsi que l’accroissement inquiétant du nombre de décès au sein des membres de notre communauté, il m’a semblé impératif de tirer un signal d’alarme tout particulièrement à la veille des fêtes de Pessah. En fait le principal initiateur de cette action a été mon collègue le Dr Elie Haddad, en tant que vice-président de la CSUQ et familier avec les rouages administratifs de la Fédération CJA. Le Dr Haddad après avoir consulté l’Honorable Jacques Saada, président de la CSUQ, d’un commun accord avec ce dernier, il est venu à la conclusion qu’un appel pour inviter les membres de notre communauté et leurs leaders à tenir compte des règles édictées par le gouvernement afin d’éviter la propagation du virus de la COVID-19, devenait urgent et nécessaire. Je dois ajouter, afin de mettre en contexte notre décision, que certains médias écrits et électroniques ainsi que des commentaires tendancieux sur les réseaux sociaux avaient monté en épingle le nombre de cas de contamination et de décès survenus au sein de la communauté juive montréalaise et tout particulièrement auprès des communautés hassidiques. Il fallait donc montrer à la population en général et au gouvernement du Québec en particulier que nous étions une communauté responsable et soucieuse de la santé de l’ensemble des citoyens. Je tiens aussi à souligner l’engagement d’autres collègues médecins sépharades qui se sont impliqués de manière proactive pour faire passer le message et le faire approuver par leurs collègues.
Je voudrais insister tout particulièrement sur le rôle joué par la Dre Guila Delouya, professeure agrégée de clinique au Département de radiologie, radio-oncologie et médecine nucléaire de L’Université de Montréal et la Dre Arielle Lévy, pédiatre à Sainte-Justine, qui se sont attelées à contacter le plus grand nombre de médecins juifs et à les rallier à notre projet.
LVS – Comment cette lettre a-t-elle été conçue et rédigée afin de rallier un si important nombre de signataires?
Dr Elie Haddad – La rédaction de cette deuxième lettre a pris un certain temps d’abord pour la mettre en forme et ensuite pour la faire approuver. J’aimerais citer les noms des Docteurs Arielle Lévy, Sophie Alloul, Baroukh Toledano, que j’appelle (avec moi-même) la « Bande des quatre ». Nous avons travaillé d’arrache-pied pour rédiger le corps de cette seconde lettre le plus rapidement possible. Il fallait en effet proposer aux membres de notre communauté des solutions alternatives pour adoucir, si l’on peut dire, les mesures contraignantes qui s’imposaient. Le ton se devait d’être clair et sympathique, de faire passer un message chaleureux plutôt qu’agressif ou rébarbatif. Je dois avouer que j’ai été fort impressionné par la vitesse de son élaboration et j’ai éprouvé un immense plaisir devant l’enthousiasme et la bonne volonté de tous les participants à ce projet. La lettre a été également validée par les rabbins montréalais et a été traduite en anglais par la Dre Rochelle Winikoff, hématologue pédiatre. Les deux lettres ont été envoyées en utilisant les listes de la CSUQ et de la Fédération CJA.
Dr Eric Sabbah – Je dois vous avouer que le processus suivi pour rédiger cette lettre a pris un certain temps. Il a fallu tenir compte du ton à adopter, et celui-ci a été revu à plusieurs reprises, des mots à employer, des sensibilités à ne pas froisser. Le ton devait être doux et réparateur si on peut le dire ainsi. L’essentiel pour nous tous résidait dans le fait que l’on voulait surtout éviter d’inquiéter nos lecteurs, ne pas les culpabiliser surtout en ces temps difficiles et par-dessus tout, les informer. Il fallait également les rassurer dans une large mesure afin que chaque famille puisse passer les fêtes en sécurité bien que dans un cadre différent de celui auquel elle était habituée. Un sujet bien délicat et qui a nécessité la collaboration des rabbins qui se sont joints à l’appel ultérieurement à titre individuel. Chacun des signataires à ce document a si l’on peut dire mis la main à la pâte.
LVS – Êtes-vous satisfait des résultats obtenus au niveau des individus et tout particulièrement des synagogues face aux règles de confinement, distanciation et plus particulièrement lors de la fermeture des lieux de culte et puis de leur réouverture sous certaines conditions?
Dr Elie Haddad – Les Lettres ont été très efficaces au niveau de nos synagogues, l’engagement des rabbins à nos côtés a donné un poids considérable à notre démarche et je dois féliciter aussi bien les présidents de nos synagogues sépharades que ses rabbins pour les mesures qu’ils ont mises en place afin d’assurer un maximum de sécurité à leurs fidèles au plus fort de la crise et puis, lors de l’ouverture des lieux de culte. Ils ont fait preuve de rigueur dans l’application des nouvelles consignes qui s’imposaient et également d’inventivité pour rendre l’exercice de la prière le plus fonctionnel et le plus humain possible. Kol Hakavod (Respect)!
Dr Eric Sabbah – Je dois répondre d’emblée que la réponse de notre communauté à la suite à la première éclosion du virus, a été exemplaire et au vu des résultats que l’on a pu constater, surtout au niveau des synagogues, je suis convaincu qu’aussi bien nos médecins par leurs conseils, que les rabbins qui ont fait appliquer dans leurs synagogues les mesures strictes que nous avions demandées, tous ont rempli leur rôle de manière efficace. La technologie aidant, ainsi que plusieurs solutions inventives mises en place ont permis à nos gens de s’adapter peu à peu à cette nouvelle situation malgré certains inconvénients comme la limitation à 50 personnes du nombre de fidèles lors des offices.
LVS – Ne craignez-vous pas que lors de la résurgence d’une deuxième vague de la pandémie que la communauté scientifique prédit que celle-ci remette les pendules à zéro et que le même sombre scénario que nous venons de vivre se répète surtout au niveau d’un possible reconfinement et de la saturation des hôpitaux?
Dr Elie Haddad – Je peux vous dire de manière candide que nul ne connaît ni ne peut prédire l’avenir, mis à part les tenants des théories fumeuses des « complotistes » qui se manifestent actuellement partout dans le monde et plus particulièrement sur les réseaux sociaux et qui, je dois l’admettre, nous rendent la vie difficile. Pour répondre à votre question, je peux par contre affirmer qu’il faut se tenir prêt pour parer à toute éventualité au cas où il y aurait d’autres vagues de la COVID-19. La science a ceci de fantastique, qu’elle se permet de tout contester ou de remettre en question et qu’elle ne tient rien pour acquis si ce n’est qu’après un long processus d’expériences factuelles. Elle peut même permettre aux scientifiques, le luxe de changer d’avis comme ceci a été le cas sur le port du masque, non recommandé au début de la pandémie puis devenu obligatoire par la suite lors du déconfinement. Je peux simplement vous dire, optimiste que je suis et que je reste, que la science va nous aider à prendre les meilleures décisions pour l’avenir
Dr Eric Sabbah – Je peux vous affirmer, en connaissance de cause, que le gouvernement a tiré un enseignement de ses erreurs lors de l’éclosion du virus. Il a par exemple, à titre préventif, pris les devants en accélérant la constitution de stocks de fournitures médicales et tout spécialement les masques et les respirateurs artificiels. Les lieux physiques destinés à accueillir les patients atteints de la COVID-19 ont été transformés de manière à éviter de placer ensemble ceux-ci avec d’autres patients atteints d’autres symptômes. On procède actuellement à une vraie formation des aide-soignants afin de limiter les risques de contagion surtout auprès du corps médical et des infirmiers dont plusieurs ont malheureusement été également infectés.
LVS – Qu’est-ce qui vous a marqué le plus lors de cette crise sanitaire qui persiste et quelle leçon en avez-vous tirée?
Dr Elie Haddad – J’ai été impressionné, au niveau de l’ensemble du Québec, par l’immense solidarité dont a fait preuve le peuple québécois face à la crise, cela va du simple citoyen en passant par le corps médical, toutes professions confondues, et bien entendu les bénévoles qui ont répondu à l’appel du gouvernement jusqu’au simple citoyen. Nous avons assisté à des exemples merveilleux d’abnégation et de grande humanité. Je suis fier également de ma communauté qui a su se montrer unie et réagir très vite et de manière positive. Dans l’adversité elle a su s’adapter en tout temps, surtout pendant la période des fêtes de Pessah. Encore une fois… Bravo!
Dr Eric Sabbah – Sans aucun doute, l’hécatombe qu’il y eut dans les CHSLD et les maisons de retraite et les conditions de vie honteuses et indignes qu’ont vécues les pensionnaires, laissés souvent à eux-mêmes, abandonnés et surtout coupés de leurs êtres chers. Nous avons une opportunité en or pour corriger les erreurs commises afin de ne plus revivre ce cauchemar.