Joseph et les Hébreux en Égypte : La responsabilité de la liberté
PAR Jordan Glass
La fête de Pessah commémore la sortie du peuple hébreu de l’esclavage en Égypte. Cette année encore, pendant le séder — le repas rituel de la fête de Pessah — nous évoquerons ce récit et réfléchirons sur son sens. Les épisodes principaux de ce récit sont bien connus : les Hébreux ont été réduits à l’esclavage en Égypte. Dieu ordonna à Moïse — un Hébreu élevé par la famille royale égyptienne — de convaincre Pharaon de les libérer. Pharaon refusa d’accéder à la demande et, par conséquent, Dieu infligea dix plaies — le sang, les grenouilles, etc., et finalement la mort des premiers-nés — afin de forcer Pharaon à laisser partir le peuple hébreu. Après avoir libéré les Hébreux, Pharaon regretta sa décision et, avec son armée, les poursuivit. Avec l’aide de Dieu, Moïse fendit la mer des Joncs de sorte que les Israélites puissent la traverser en sécurité; mais lorsque les Égyptiens les suivirent sur le chemin ouvert dans la mer, Dieu referma les eaux, noyant ainsi l’armée égyptienne et permettant aux Hébreux de s’échapper. Voilà donc le récit de la sortie d’Égypte dans ses grandes lignes tel qu’il est décrit dans le livre de l’Exode. Pourtant, le récit contient des détails moins connus, mais importants pour toute réflexion sur son sens.
D’abord, comment les Hébreux en sont-ils venus à être des esclaves en Égypte?
Les frères de Joseph, jaloux de l’affection que lui témoignait leur père, le vendirent comme esclave (Gen. 37: 26-28). Une fois rendu en Égypte, Joseph fut mis au service de Potiphar, courtisan de Pharaon. La femme de Potiphar tomba amoureuse de Joseph et quand celui-ci résista à ses tentatives de séduction, elle l’accusa à tort de lui avoir fait des avances sexuelles afin de le faire emprisonner (Gen. 39: 16-19). Grâce apparemment à sa capacité de s’intégrer avec succès dans les structures du pouvoir, Joseph devint — alors qu’il était toujours lui-même prisonnier — assistant du chef de la prison (Gen.39: 21-22). Ensuite, Joseph fut appelé devant Pharaon pour interpréter ses rêves. Joseph prédit – ce qui s’avèrera exact – qu’il y aurait sept années d’abondance suivies de sept années de famine dans le pays d’Égypte et ses environs (Gen. 41: 25-32). Devenu vice-roi et détenteur d’un pouvoir considérable sur toute l’Égypte, Joseph fit en sorte d’obtenir toute la nourriture et tout le blé du pays pendant les années d’abondance (Gen. 41: 48). Au service du Pharaon, Joseph usa de ces temps de famine pour consolider le pouvoir et la richesse du monarque. Bien qu’il fut lui-même vendu comme esclave, il agit afin d’acquérir pour Pharaon non seulement tout l’argent et toutes les possessions des Égyptiens, mais aussi l’ensemble de leurs terres (Gen. 47: 14-20). Joseph « acquit » également les Égyptiens eux-mêmes (Gen. 47: 23), les réduisant au servage sous l’égide de Pharaon.
C’est pendant la grande famine (qui affecta également le pays de Canaan) que Jacob, père de Joseph, envoya ses autres fils en Égypte pour acheter des provisions (Gen. 42). Joseph et ses frères furent alors réunis et Joseph les installa en Égypte afin qu’ils puissent subvenir à leurs besoins durant la famine. Bien que Joseph fit de son mieux pour éviter que ses frères soient mis au service de Pharaon (Gen. 47: 2, selon l’interprétation de Rachi) 1, avec les années, les enfants d’Israël, devenus très nombreux, se trouvèrent aussi sous le joug du roi d’Égypte. En fait, la formulation dans la Tora est très particulière : « Un nouveau roi se leva sur l’Égypte, qui ne connaissait pas Joseph » (Ex. 1: 8). Cette formulation s’ouvre à deux interprétations possibles : il s’agit soit d’un nouveau pharaon qui ne se considère pas comme redevable envers Joseph et envers les Israélites, soit du même pharaon, capricieux et désirant satisfaire ses propres intérêts au détriment de celui des Hébreux 2. En tout cas, peu après les actions entreprises par Joseph, les Israélites se trouvèrent esclaves, tout comme les Égyptiens, sous la domination d’un roi insensible à leur souffrance.
Maintenant que l’on a un peu éclairé le récit, posons-nous la question de la place de la liberté dans ces épisodes.
D’abord, il faut remarquer que, dans le récit, l’esclavage mène à l’esclavage. L’insensibilité de ses frères envers Joseph est reproduite dans sa propre insensibilité envers le peuple égyptien; et bien que le nouveau pharaon ne sache apparemment rien de Joseph, il est difficile d’imaginer que les Égyptiens l’aient oublié. C’est Joseph qui, durant leur situation précaire pendant la famine, les avait condamnés à la servitude. Après avoir acquis leurs terres en leur donnant de la nourriture, Joseph avait même transféré les Égyptiens d’un territoire à un autre (Gen. 47: 21) pour briser toute ligne de possession entre le peuple et la terre (selon l’interprétation de Rachi), et mieux assurer ainsi le droit incontestable de Pharaon à la terre. En bref, Joseph voulut affaiblir le peuple et le soumettre à l’autorité de Pharaon, et ce dernier rendit Joseph puissant et prospère. Aussi s’étonnera-t-on que cette insensibilité de la part de Joseph envers les Égyptiens se reflète dans une indifférence de la part des Égyptiens à la souffrance des Israélites 3? Néanmoins, aucun personnage du récit qui a consenti à la réduction d’autrui à l’esclavage n’est sans blâme.
Bien que le séjour des Israélites en Égypte soit prévu — et, d’une manière, certes, désiré — par Dieu (Gen. 15: 13), on ne peut, à mon sens, féliciter Joseph pour son rôle dans cette triste histoire pas plus que l’on approuverait Pharaon pour sa cruauté, même si ses actes injustes sont prévus dans le projet divin.
À cause de ces événements en Égypte, le thème de l’esclavage — l’idée d’être méprisé, d’être piégé et dépourvu dans un système oppressif ou étranger où l’on est vulnérable face à des pouvoirs qui n’ont pas de respect pour la souffrance humaine — revient dans la Tora et devient important pour le judaïsme. Dans une formule qui résume l’une des valeurs éthiques juives les plus fondamentales, Dieu énonce aux Israélites : « Et vous aimerez l’étranger, car vous avez été des étrangers dans le pays d’Égypte » (Deut. 10: 19). Mais est-ce que cela veut dire que l’on protège les droits d’autrui simplement, car on veut au fond se protéger. Est-ce que je devrais aimer l’étranger et sauvegarder sa liberté, car je ne veux pas revenir en Égypte et redevenir esclave moi-même?
Le récit de la sortie d’Égypte contredit cette interprétation. Bien que Dieu entende les cris de souffrance des Israélites et agisse pour les secourir, ceux-ci ne sont pas libérés pour profiter des loisirs et pour faire n’importe quoi. Ils sont libérés pour servir Dieu (Ex. 9: 1), ou plutôt, pour entrer dans l’Alliance et servir quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes. Ils sont libérés pour assumer une responsabilité, pour accomplir les mitzvoth (commandements) et pour aimer autrui ou l’étranger. Dans ce sens-là, pour le judaïsme, la liberté n’est pas un privilège, ni quelque chose qui est donné aux Israélites pour le simple fait qu’ils « préfèrent » être libres. Être libre est une responsabilité. (Telle est la différence entre l’Alliance — qui exige que l’on assume une responsabilité religieuse et éthique envers les démunis — et l’esclavage, qui sert seulement à enrichir les puissants.)
Que la liberté soit une responsabilité plutôt qu’un droit est montré dans la Tora d’une deuxième manière. Après l’exode, les Israélites se plaignent pendant des décennies et restent nostalgiques de leur vie en Égypte (Ex. 14: 12, Ex. 16: 3, Ex. 17: 3, Nom. 11: 5, etc.). Ce n’est pas seulement que les fils d’Israël aient choisi, à plusieurs reprises, l’esclavage pour d’autres personnes, mais les Israélites préfèrent l’esclavage pour eux-mêmes. Comment est-ce possible?
En effet, la liberté peut être difficile 4 tandis qu’un manque de liberté, par contre, peut apporter une mesure de sécurité et de tranquillité facile. Nous nous rappelons que Joseph collabora avec le gardien de la prison — même sachant que, comme lui, d’autres personnes doivent y être emprisonnées injustement — et que, pour son avantage et ceux de sa famille, il s’insinua dans les bonnes grâces de Pharaon et asservit les Égyptiens. Cela montre qu’être au service d’un tyran ou servir dans un système tyrannique, être esclave — peu importe sa place dans la hiérarchie — peut apporter des avantages matériels auxquels il peut être difficile de renoncer. Mais plus important encore, être esclave ou se conformer à un système injuste qui repose sur l’oppression d’autrui peut donner l’illusion que l’on n’est pas responsable de cette situation. On peut se dire que c’est seulement pour échapper au système oppressif que l’on participe à l’oppression d’autrui; mais, c’est exactement pour cette raison que le commandement d’aimer l’étranger ne peut pas être basé sur un souci de soi. Donc, par rapport à l’esclavage ou à l’emprisonnement, la liberté peut être difficile. Et quand on revendique sa propre liberté, il devient impossible d’ignorer la responsabilité d’aimer l’étranger et le fait que l’on est responsable des injustices vécues par autrui.
Les Israélites expriment continuellement cette difficulté inhérente à la liberté quand ils affirment préférer être des esclaves de Pharaon plutôt qu’être redevables à l’Alliance et à une vie morale. Ainsi, ce n’est pas parce que l’on veut être libre que l’on doit se battre pour la liberté d’autrui, et la valeur de la liberté ne dépend pas de ce que l’on veut pour soi-même. (…). Ni Joseph ni les Israélites n’ont choisi la liberté et la vie difficile qui l’accompagne.(…)
Le récit de la sortie d’Égypte que l’on commémore à Pessah nous enseigne que, dans son sens le plus fondamental, la liberté est une responsabilité plutôt qu’un droit. On est redevable envers Dieu, ainsi qu’envers autrui, c’est-à-dire envers l’étranger qu’il nous incombe d’aimer et de protéger. On doit aspirer à la justice et la liberté d’autrui; et c’est principalement à cette fin que l’on doit sauvegarder sa propre liberté.
Notes:
- Commentateur important du texte biblique et talmudique du 12e siècle (ndr). ↩
- Talmud de Babylone, Traité Sota 11a. ↩
- En fait, les sages-femmes égyptiennes démontrent une crainte de Dieu et une sensibilité remarquable à l’égard des Hébreux (Ex. 1: 17); et plus tard, en quittant l’Égypte, Dieu fait en sorte que « le peuple [hébreux] trouve grâce aux yeux de l’Égypte » (Ex. 11: 3). Pourtant, et en même temps, la plaie finale — la mort des premiers-nés — affecte chaque Égyptien « jusqu’au premier-né de la servante qui est derrière la meule » (Ex. 11: 5). La justification fournie par Rachi est que même les serviteurs égyptiens se sont réjouis de la misère et de la servitude des Hébreux. ↩
- Comme l’indique le titre de l’ouvrage important d’Emmanuel Levinas, Difficile Liberté. ↩
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