Jésus avant le Christ, entrevue avec le professeur Armand Abécassis
PAR Elias Levy
« Il y a une différence majeure entre le « Jésus Juif » et le Jésus que les chrétiens ont transformé en « fils de Dieu »»
« Tant que nous n’aurons pas retrouvé le judaïsme concret de Jésus — qu’il n’a jamais quitté ni dans l’esprit ni dans la pratique —, nous ne pourrons pas comprendre ce qui relie et ce qui sépare le christianisme du judaïsme, ni ce qui devrait les pousser à dialoguer fraternellement », explique le professeur Armand Abécassis dans un livre remarquable et d’une grande érudition dans lequel il porte un nouveau regard sur la figure de Jésus —Jésus avant le Christ (Éditions Presses de la Renaissance, 2019, 358 p.). Une enquête savante et passionnante sur les racines juives de Jésus avant sa christianisation. Éminent exégète de la Bible et fin connaisseur des textes du judaïsme et du christianisme, Armand Abécassis est reconnu comme l’un des grands penseurs contemporains du judaïsme.Docteur en philosophie, certifié de langues sémitiques et d’arabe, professeur émérite de philosophie générale et comparée et, depuis 2012, directeur des Études juives à l’Alliance Israélite Universelle, ce brillant intellectuel et éducateur est l’auteur de nombreux livres très remarqués sur la pensée juive, le christianisme et le dialogue interreligieux.
Il a accordé une entrevue à La Voix sépharade depuis Paris.
Vous établissez une distinction très claire entre le « Jésus de l’histoire » et le « Jésus Christ » de la tradition chrétienne.
J’essaye de montrer qu’il y a une différence majeure entre le « Jésus Juif », qui vivait au sein de son peuple dans un bouillonnement culturel marqué par la littérature rabbinique, et le Jésus que les chrétiens ont transformé en « fils de Dieu », caractérisé par un certain nombre de dogmes théologiques construits après sa mort. Je montre simplement, moult preuves à l’appui, que tous les enseignements que Jésus a transmis à ses disciples étaient foncièrement juifs. Par exemple : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est tiré du Lévitique. Il a suivi les enseignements d’illustres Rabbins, dont Hillel. Jésus était l’un des chefs rabbiniques de sa communauté. Il a vécu et enseigné dans un environnement culturel juif, sur la Terre promise occupée par les Romains.
Donc, l’enseignement et la conduite de Jésus sont demeurés entièrement fidèles à la tradition juive.
Absolument. Jésus fréquentait les synagogues, avait une profonde connaissance de l’hébreu et de l’araméen, citait la Loi juive et les prophètes et critiquait ouvertement les conceptions religieuses de son époque. Il n’a reçu que la Torah comme enseignement religieux. Le refus juif de Jésus le Christ, « Fils de Dieu », ne signifie nullement que nous invalidons la religion chrétienne. Ce serait une inconséquence et une totale ignorance du christianisme de notre part. Il n’est pas question pour les Juifs de dénigrer le christianisme. Depuis deux mille ans, l’Église a apporté un minimum de spiritualité et de morale à l’Occident. Nous devons reconnaître ce fait irrécusable, en dépit des actes barbares que le christianisme a commis pendant des siècles contre le peuple juif.
Les concepts majeurs de la théologie chrétienne sont une continuation des préceptes bibliques antérieurs. Par exemple, dans la prière chrétienne, le Pater, notamment dans ce qu’on appelle les Béatitudes, que j’analyse dans le livre, je montre qu’il n’y a rien de chrétien dans celles-ci. Les Béatitudes ne contiennent aucun dogme ou mystère chrétien. Elles se présentent comme un enseignement purement rabbinique.
Pourquoi l’Église chrétienne s’est-elle escrimée à effacer la moindre trace des origines juives de Jésus ?
L’Église s’est opposée au judaïsme pour des raisons proprement politiques, parce que le peuple juif se présentait comme le porteur d’une mission : transmettre une morale spirituelle universelle. Dieu a choisi Abraham et lui a dit : « Toutes les familles de la terre seront bénies par toi et en toi » (Genèse22; 18). Ça veut dire que le judaïsme est intrinsèquement universel. L’Église a hérité de ce message qu’elle a ensuite universalisé en le diffusant partout et en pratiquant un prosélytisme tous azimuts à l’échelle mondiale. Mais l’Église a tort d’affirmer que c’est elle qui incarne l’universalité parce que celle-ci existait déjà dans le judaïsme et dans la Bible. Le seul hic : il restait un peuple qui résistait farouchement à la conversion au christianisme, les Juifs. La seule médiation que les Juifs ont avec Dieu, c’est à travers la Torah. Ils n’ont jamais attendu un « homme Dieu ». Ce refus opiniâtre du peuple juif a fait échouer l’universalisme porté par l’Église. Deux mille ans plus tard, le peuple juif est toujours là, debout, à dire aux chrétiens : « « Non, non, non».
Jésus a-t-il été le premier grand réformateur du judaïsme ?
Jésus a vécu à une époque tumultueuse marquée par des déchirures profondes entre différents courants du judaïsme : les pharisiens, les sadducéens, les esséniens, les baptistes… Le judaïsme
traversait alors une grande crise. Jésus se cherchait dans ces divers visages de la foi. Il a été un réformateur des mœurs juives de son temps. Quand il voit les marchands du Temple, il s’insurge et renverse les tables. Il avait raison. Il n’y a qu’à voir le judaïsme aujourd’hui, même en Israël, il a urgemment besoin d’un certain nombre de réformes. Celle initiée par Jésus est une réaction pleinement juive et honorable. Aujourd’hui, regrettablement, des synagogues, notamment sépharades, sont devenues des lieux où on vend et on achète des marchandises. C’est quand même révoltant qu’on vende des mitzvoth(commandements) et la montée à la Torah à la synagogue, surtout en plein Yom Kippour ou à Rosh Hashana. C’est inadmissible de faire entrer le modèle économique, parfaitement fondé, dans le monde spirituel. On ne peut pas construire le monde spirituel sur le modèle économique, basé sur un principe très simple : vous devez redonner l’équivalent de ce qu’on vous a donné. Si vous me vendez des tomates, je vous payerai en contrepartie x dollars… Dans le modèle spirituel, on donne par amour, sans rien attendre en retour. C’est un don qui vient du fond du cœur. Je me soucie des autres, des pauvres, des malades… Jésus a eu raison d’expulser les marchands du Temple. Voilà une réforme tangible qu’il a apportée. Et, ce n’est pas la seule.
Vous rappelez que l’un des grands points de divergence entre le christianisme et le judaïsme porte sur la conception du Messie.
C’est un point d’achoppement majeur entre les deux religions. Dans le christianisme, l’idée de Messie repose sur le principe immuable qu’une personne peut transformer non seulement les individus, mais aussi toute une société. Pour les chrétiens, Jésus est le « fils de Dieu ». Donc, le Messie pourrait être le « fils de Dieu ». Christ signifie l’« Oint », c’est-à-dire le Messie. Le christianisme est un messianisme. Cette conception du Messie est totalement étrangère au judaïsme. Dans la tradition juive, il existe au contraire une messianité qui ne peut jamais être conçue comme définitive. C’est pourquoi les Rabbins parlent de temps messianiques, qui font référence à des époques où tous les citoyens ont la responsabilité de prendre en charge les valeurs morales afin d’améliorer leur société. Comment ne pas considérer 1948, le retour du peuple d’Israël sur sa Terre ancestrale, comme des temps messianiques. Dans le judaïsme, il n’y a pas qu’une seule messianité. La messianité juive signifie que dans tous les domaines d’activité humaine, nous devons prendre en charge cette exigence de progrès et de moralisation continue. Et, quand quelqu’un la prend en charge, on peut dire alors qu’il est dans des temps messianiques.
La « divinisation de Jésus » demeure-t-elle l’un des points majeurs de la discorde théologique entre le judaïsme et le christianisme?
Oui. C’est le point impossible à accepter pour les Juifs et à changer pour les chrétiens. Pour les Juifs, un homme qui devient Dieu, cela signifie en termes clairs : un homme qui incarne le modèle de la perfection. Or, un tel modèle n’existera jamais parce que la perfection n’est pas un état auquel un être humain peut aspirer. Nous visons la perfection, mais jamais nous ne serons parfaits, sinon pourquoi disons-nous : « Seul Dieu est parfait ». Pour un Juif, la perfection, c’est la perfectibilité. C’est ce qui explique pourquoi chaque fois qu’au cours de l’histoire on a proposé aux Juifs des « modèles de perfection » : le christianisme, le marxisme, la philosophie… ils ont répondu catégoriquement : « Non ».
Comment envisagez-vous les perspectives du dialogue judéo-chrétien?
Nous devons absolument continuer à développer ce dialogue. Du côté chrétien, c’est rassurant, des progrès énormes ont été accomplis au cours des cinq dernières décennies : le changement majeur d’attitude du Vatican par rapport aux Juifs*; la reconnaissance officielle d’Israël par le Vatican; le pape priant au Kotel, à Jérusalem; le pape visitant la synagogue de Rome; la déclaration de repentance… Ce sont des gestes extraordinaires de la part du christianisme. Mais il faut que les chrétiens comprennent que le christianisme n’est qu’une interprétation de la Bible et apprennent à lire les Évangiles à la lumière de la Torah qui les a précédés.
Déplorablement, les Juifs gardent encore des tas de préjugés contre le christianisme. Des coreligionnaires me disent souvent : « Vous perdez beaucoup de temps avec les chrétiens, pourquoi n’enseignez-vous pas seulement aux Juifs? » Le travail qui reste à accomplir est beaucoup plus profond et plus urgent dans le monde juif que dans le monde chrétien. Il y a encore beaucoup de Juifs pour qui prononcer le nom de Jésus est une aberration. Il faut qu’ils se débarrassent de leurs préjugés antichrétiens et de leur ignorance du christianisme. Une nouvelle histoire a commencé entre l’Église et la Synagogue. Les chrétiens et les Juifs sont plus conscients que jamais que Dieu a besoin d’eux ensemble. Chacun ayant une fonction importante à assumer dans le monde. Aujourd’hui, le dialogue judéo-chrétien pourrait être un exemple pour toutes les nations du monde.
* Dans la Déclaration Nostra Aetate, adoptée le 28 octobre 1965, dans le cadre du concile œcuménique Vatican II, l’Église a mis fin à l’accusation plurimillénaire portée contre les Juifs de « peuple déicide » (coupable du meurtre de Dieu) et a reconnu, pour la première fois, les racines juives du christianisme.